Israël, Liban, Syrie : la spirale belliciste
Les propos des dirigeants de ces trois pays se sont durcis ces dernières semaines, suscitant un regain de tensions, et faisant craindre un nouveau conflit proche-oriental. Depuis l'intervention israélienne dans le conflit qui avait opposé le Hezbollah à l'État hébreu en 2006, le Liban s'attend à une revanche. Plusieurs événements ont mené à une situation régionale nouvelle, où les protagonistes établissent la confrontation armée comme un horizon stratégique inéluctable, tout en se gardant de la déclencher.
2006, la guerre inachevée
Il est clair pour tous les acteurs de la région que l'opération Pluie d'été menée par les forces de défense israéliennes (Israeli Defense Forces, IDF) après la capture par le Hezbollah de deux de leurs soldats à la frontière libanaise, n'a rien résolu. Pire, elle a établi une nouvelle configuration stratégique propice à l'accroissement des tensions.
Du côté israélien, le rapport de la Commission Winograd rendu public en 2008 a mis en avant un échec opérationnel dont les raisons essentielles auraient été la précipitation et le manque de préparation des troupes dus au décisionnel politico-militaire. Destiné à "tirer des leçons sur les échecs de la guerre et ses failles", à la fois "aux échelons politiques et militaires", ce rapport a très clairement voulu établir que l'intervention israélienne s'est révélée être "une sérieuse opportunité manquée." Et pour cause. Le but était de porter un coup, sinon fatal, en tout cas des plus handicapants à la milice du Hezbollah, soit par "un coup bref, douloureux, puissant et inattendu [...], essentiellement à travers une limitation à la puissance de feu", soit en amenant "un changement significatif à la réalité du sud du Liban par une large opération terrestre, incluant [son] occupation temporaire, et [la] 'nettoyant' de l'infrastructure militaire du Hezbollah." Mais, de l'avis de la Commission elle-même, si la source de l'échec est à chercher dans la précipitation politique et les hésitations sur la nature de l'opération à mener, il semble également clair, en retour, que les "IDF ont échoué -particulièrement à cause de la conduite du Haut-Commandement et des troupes au sol-, à apporter une réponse militaire efficace au challenge qu'il leur a été posé par la guerre au Liban, et donc échoué à apporter à l'échelon politique un accomplissement militaire qui aurait pu servir de base pour l'action politique et diplomatique[1]."
De la décision politique à l'opération sur le terrain, la méconduite du conflit n'a pas été qu'une occasion manquée, elle a été passablement contre-productive. Tout d'abord parce que perdre un conflit militaire que l'on déclenche (même en représailles) constitue un camouflet. Amin Hteit, ancien général de l'Armée libanaise, a ainsi soutenu un principe clausewitzien : "La partie qui a lancé une offensive n'a pas réussi à atteindre ses objectifs, ce qui veut dire qu'elle a tout simplement perdu la guerre [2]." Ensuite parce que l'opération Pluie d'été a eu un impact limité, conduisant les hezbollahis à clamer que l'intervention était un camouflet pour les IDF, une des meilleures armées au monde, et à vanter leur propre mérite. Celle-ci a par ailleurs conduit à une démonstration de force du Hezbollah, à la fois par le dévoilement de son maillage important au Sud-Liban fait de défense tactique, de points logistiques, de centres décisionnels et de positions offensives; par la mise en avant de son arsenal (roquettes sol-sol ZelZal, Nazeat, Fajr et Katioucha, antichars Kornet, Metis, Sagger, Fagot, Milan et TOW)[3]; par la mise en pratique de ses techniques de guérilla; et enfin par l'efficacité de sa communication de terrain.
À posteriori, l'intervention israélienne a induit deux conséquences importantes. En premier lieu, le Hezbollah se serait depuis doté d'un arsenal supérieur à celui dont la milice libanaise disposait en 2006 (voir infra). En second lieu, un important travail d'enquête a conduit les Forces de sécurité intérieure (FSI) libanaises à démanteler un vaste réseau de renseignement au profit d'Israël comptant plus de 70 Libanais apparemment missionnés pour "reconstituer sa liste de cibles", réseau "des petites mains, des cellules anonymes chargées de glaner des informations fragmentaires, de préparer des dossiers d'objectif ou de suivre les mouvements quotidiens de l'adversaire" où "toutes les communautés libanaises sont représentées : chrétiens, sunnites, chiites, originaires du Sud-Liban, de la Bekaa ou de Beyrouth[4]".
Ainsi, alors qu'aux États-Unis certaines voix visant au désarmement du Hezbollah estimaient qu'il aurait été plus efficace d'adopter une approche médiane, sur le modèle nord-irlandais[5], le conflit de 2006 a fait précisément l'inverse: apporter, à l'instar de la dispute territoriale de Chebaa, une justification à l'existence du Hezbollah qui se définit lui-même comme "résistance"; lui permettre de démontrer ses qualités opérationnelles, tactiques et capacitaires[6]; et légitimer son réarmement.
Au niveau de la distribution territoriale, rien n'a changé, ni pour les fermes de Chebaa revendiquées par le Liban avec la bénédiction de Damas, ni pour le plateau du Golan, revendiqué par la Syrie et annexé par Israël à la suite de sa conquête en 1967. Et du côté syrien, si les IDF n'ont pas pénétré le territoire national, cette guerre a eu un effet de distanciation. L'interventionnisme israélien est toujours vu d'un très mauvais œil par Damas et, malgré son retour en grâce auprès de la communauté internationale, le régime baassiste n'a pas pu faire autrement, pour conserver sa force de négociation avec Israël ainsi que sa position de médiateur potentiel entre ses alliés traditionnels et les Occidentaux, que de rejoindre la rhétorique du Hezbollah[7].
Les conditions de la tension :
négociations inabouties, accrochages et armements
L'idée d'une remise à plat de la situation régionale faisant suite au relâchement des tensions propres à la conflagration armée ne s'est donc pas vérifiée en 2006. Plusieurs éléments sont venus depuis confirmer l'escalade entre les partis.
Si la guerre de 2006 a été opérée par le gouvernement d'Ehoud Olmert, c'est ce même gouvernement qui, via le truchement préalable de la Turquie, a mené des négociations en vue d'une "paix totale" avec Damas[8]. Le principe défendu par celle qui était alors ministre des Affaires étrangères de l'État hébreu, Tzipi Livni, était "la terre contre la paix". Les négociations allaient bon train, Damas espérant récupérer le Golan, et Israël souhaitant éliminer un front régional potentiel tout en influant par ricochet sur d'autres menaces. On peut discuter cependant de la possibilité d'un tel retrait, sachant l'importance stratégique qu'a le plateau du Golan pour Israël : aquifère, limitrophe du lac de Tibériade, le Golan est un territoire stratégique conquis puis annexé, au carrefour entre Jordanie, Syrie et Liban. Quoi qu'il en soit, les deux parties parlaient, et c'était déjà un progrès. Mais l'intervention d'Israël à Gaza en 2009, tout en introduisant un nouvel épisode guerrier dans la région, a également provoqué la suspension de ces négociations par la Syrie, négociations pourtant fondamentales pour l'implantation d'une paix durable[9]. Depuis, le nouveau pouvoir exécutif israélien considère, contredisant la base des négociations établies depuis plusieurs années et soutenues par la France, que le nouvel axiome du règlement syro-israélien serait dès lors "la paix contre la paix[10]". La détérioration des relations entre la Syrie et Israël a été aussi nette que continue depuis l'opération Pluie d'été, et de plus, c'est dans la capitale syrienne qu'a été assassiné, à la fin de l'année 2008, Imad Moughniyeh, le commandant en chef du bras militaire du Hezbollah -assassinat attribué par le mouvement libanais, à mots couverts, aux services extérieurs israéliens. Le Hezbollah a donc ajouté son nom, réputé en ses rangs, à la liste de ses "martyrs", à l'instar de Ragheb Harb ou de Sayed Abbas Moussaoui, dont la mort est également imputée à l'État hébreu[11].
Le Hezbollah, qui avait déjà surpris les IDF lors de leur incursion au Sud-Liban, se serait réarmé massivement depuis 2006, ayant triplé, selon Israël, le nombre de roquettes à sa disposition. Danny Ayalon, ministre adjoint des Affaires étrangères de l'État hébreu, déclarait à l'été 2009 : "Le Hezbollah n'a pas seulement remplacé ses munitions, il les a modernisés", rejoignant ainsi les propos de Cheikh Naim Qassem, adjoint du leader du Hezbollah Hassan Nasrallah : "Le Hezbollah est aujourd'hui en meilleure condition qu'il ne l'était en juillet 2006". Ce dernier serait doté aujourd'hui d'un arsenal fort de missiles sol-air SA8, pour lesquels les combattants auraient reçu un entraînement spécifique en Syrie[12], ainsi que de 30 000 roquettes Katioucha et Fajr-5 (environ 70km de portée), de 4 000 à 5 000 Katioucha 220mm et 302mm (près de 180km de portée) et de douzaines de Fateh 110 (200km de portée). Ces deux derniers modèles sont capables d'atteindre les villes de Tel-Aviv et de Jérusalem, mais aussi le réacteur nucléaire de Dimona, dans le désert du Néguev[13]. Ces équipements justifient l'idée que seule la "résistance" du Hezbollah est en mesure de lutter contre les IDF -plutôt que l'armée régulière libanaise[14].
Du côté israélien, le rapport Winograd et ceux des autres Commissions d'enquête après 2006 (Sapir, Shahak et Brodet) n'avaient pas pour objet de mettre à terre le décisionnel politique et l'opérationnel militaire israéliens. À l'inverse, ils ont été menés comme des audits visant une amélioration des processus de décision stratégique, d'adaptation, de préparation et de mise en œuvre des moyens opérationnels. Et si leur écho médiatique a été important, leurs implications en termes de réorientation le sont tout autant. Notons par exemple la symbolique de la nomination d'un nouveau chef d'état-major des IDF après 2006. Le général Gaby Ashkenazi est un "véritable expert du Liban et de la lutte antiguérilla", ancien membre des forces spéciales (terrestres donc), il a participé à l'opération israélienne au Liban Paix en Galilée (1982), puis a été basé au sud du pays, avant d'être nommé officier de liaison avec une force armée chrétienne du Liban méridional[15]. Ensuite, si le rapport Winograd a mis en lumière la contre-performance des IDF en 2006 -notamment à cause du trop grand rôle accordé à leurs forces aériennes-, les leçons ont été tirées afin que ne se reproduise pas, sans adaptation tactique préalable, un scénario où "les opérations de contre-insurrection se changent brusquement en opérations de combat majeur[16]".
Afin de pallier la complexité d'une réponse à la tactique dite du "champ de bataille vide[17]", les IDF insistent sur l'importance de l'intelligence, de la surveillance, et de la reconnaissance (ISR) à partir de drones couvrant en permanence le théâtre opérationnel. En ville toutefois, leur réponse semble toujours incertaine, engageant potentiellement des dommages collatéraux importants, comme la guerre de Gaza l'a montré en 2009. Un choix tactique paraît nécessaire : l'Observation-Orientation-Décision-Action (OODA) mène soit essentiellement à des frappes aériennes (drones, hélicoptères, avions), soit à l'engagement de troupes au sol, notamment de forces spéciales. Dans les deux cas, Israël possède d'importants atouts, les IDF étant aussi bien équipées pour l'action aérienne que les unités spéciales sont performantes et adaptées à des missions spécifiques. Par ailleurs, le rééquipement semble au cœur de la réorientation qu'elles connaissent depuis 2006, le plan Tefen visant principalement à l'amélioration de leur protection et au perfectionnement des processus de communication (Computerized Command, Control, Communication). Également opérée, la refonte conceptuelle semble insister sur un entraînement accru et mieux adapté aux environnements de combat, sur leur mobilité et la multiplicité de leur mise en œuvre tactique au sein du théâtre d'opérations. L'idée sous-jacente est ainsi de mieux intégrer les différentes constituantes de l'armée afin de parer l'hétérogénéité des situations rencontrées sur le terrain. Enfin, la communication doit être plus efficace à l'échelon politico-militaire (décisionnel) et plus contenue entre les troupes et l'extérieur afin d'éviter la fuite d'informations[18]. En termes capacitaires, du fait de son alliance stratégique avec les États-Unis comme de son industrie d'armement, Israël bénéficie d'avancées technologiques qui font des IDF la première armée de la région. Bénéficiant de la capacité de dissuasion propre à l'ambiguïté nucléaire, les IDF comptent surtout, pour les guerres conventionnelles et asymétriques, sur leur force aérienne (541 avions de combat), marine (15 bâtiments, 3 sous-marins), leur infanterie (176 500 hommes) et leurs blindés (3 360 unités) qui ont montré leur puissance lors de nombreux conflits et opérations extérieures depuis 1948.
Sur le terrain, depuis 2006, les incidents ont été incessants, à la frontière israélo-libanaise ou ailleurs. Rien que depuis 2009 pour exemple, ont été recensés échanges de tirs, découverte de caches d'armes dans la zone de déploiement de la Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL), survol du territoire libanais par des jets israéliens, tirs de barrage des défenses antiaériennes libanaises, prise au large de Chypre, par un commando israélien, du cargo Francop transportant des "centaines de tonnes d'armes" dont l'État hébreu attribue la propriété au Hezbollah et la provenance à la Syrie et à l'Iran[19]. Tous ces éléments viennent miner toujours un peu plus les développements pacifiques attendus de la résolution 1 701, dont on peut citer pour rappel :
- l'extension de "l'autorité [du gouvernement libanais] à l'ensemble du territoire libanais [...] de sorte qu'aucune arme ne s'y trouve sans [son] consentement" (§3),
- le strict respect de "la Ligne bleue" servant de ligne de retrait des IDF depuis 2000 (§4),
- le "ferme attachement [...] à l'intégrité territoriale, à la souveraineté et à l'indépendance politique du Liban à l'intérieur de ses frontières internationalement reconnues" (§5)
- l'engagement de "toutes les parties [à] veiller à ce que ne soit menée aucune action [...] qui pourrait être préjudiciable à long terme" (§7)
- l'"exclusion de toute force étrangère [présente] au Liban sans le consentement du gouvernement libanais" (§8)
- l'"exclusion de toute vente ou fourniture d'armes et de matériels connexes au Liban, sauf celles autorisées par le gouvernement libanais" (§8)
- la sécurisation par "le gouvernement libanais des frontières et autres points d'entrée, de manière à empêcher l'entrée au Liban, sans son consentement, d'armes ou de matériels connexes" (§14)
- la garantie que "tous les États devront prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher [...] la vente ou la fourniture à toute entité ou individu situé au Liban d'armes et de matériels connexes de tous types, y compris les armes et leurs munitions, les véhicules et le matériel militaires, le matériel paramilitaire et leurs pièces de rechange" (§15)
- le fait qu'"il est nécessaire d'instaurer une paix globale, juste et durable au Moyen-Orient" (§18)[20].
Depuis 2006, les différentes parties se renvoient l'une à l'autre la responsabilité des violations constantes de cette résolution.
Quant au côté syrien, alors que Damas, soutenant la "résistance libanaise", menaçait en 2006 d'intervenir si Israël touchait à ses positions au sud-ouest du pays par une riposte "ferme, directe et illimitée[21]", la résolution 1 701 aurait plutôt eu tendance à calmer ses ardeurs. Jusqu'à septembre 2007 du moins, et l'opération israélienne Verger sur les rives syriennes de l'Euphrate. Cette mystérieuse opération aérienne a été menée dans un remarquable silence, à la fois de Damas et de l'État hébreu. Selon certaines sources journalistiques[22], le site aurait abrité un réacteur nucléaire issu d'une possible collaboration avec la Corée du Nord et cette affaire trouble a eu le mérite de pointer du doigt le type d'armement qu'Israël craint de son voisin. La Syrie dispose en effet d'un arsenal conventionnel conséquent sur le papier, originellement soviétique puis russe mais vieillissant. Les armes chimiques supposées, ainsi que les vecteurs capables de les transporter représentent ainsi la menace syrienne la plus sérieuse. Damas, qui n'a pas signé la convention sur les armes chimiques, disposerait d'ypérite, de gaz moutarde, de sarin, de tabun et de VX. Fateh 110 ainsi que Scud-B et Scud-C (environ 300 missiles) constitueraient l'essentiel du stock de vecteurs balistiques[23].
La rhétorique belliciste :
communication usuelle et préparation psychologique au conflit
Au Proche-Orient, les deux saisons les plus favorables aux conflits sont l'automne et le printemps, l'hiver étant pluvieux et l'été possiblement caniculaire. Il n'est donc pas étonnant que lors de ces deux périodes, les discours se durcissent. Ainsi à l'automne 2009, la saisie du Francop intervint dans un contexte d'intenses transgressions de la résolution 1701 et de tensions accrues, tandis qu'au Liban, les élections législatives de juin n'avaient toujours pas accouché d'un gouvernement. Toutes les sources (diplomatiques, politiques, internationales, humanitaires) concordaient alors, s'inquiétant de ce que les Libanais craignaient depuis 2006 : la reprise d'un conflit n'avait pas réduit, mais bien accru les tensions régionales.
Mais, comme c'est souvent le cas au Proche-Orient, les escalades de tension n'ont pas débouché sur un épisode conflictuel de haute intensité. Essentiellement signifiées par des comportements stratégiques, elles se sont donc éteintes pour l'hiver. L'arrivée du printemps engage à présent de nouveaux différends, cette fois-ci surtout manifestes à travers une escalade verbale entre les protagonistes de la région.
Israël et le Hezbollah ont recommencé à brandir des menaces de destruction réciproque, impliquant cette fois-ci également la Syrie. Hassan Nasrallah déclarait ainsi en janvier 2010 : "Face aux menaces que vous entendez aujourd'hui [...], je vous promets que si une nouvelle guerre éclate avec les sionistes, nous ferons échouer les objectifs de l'agresseur, nous vaincrons l'ennemi, remporterons une grande victoire et changerons la face de la région[24]". Israël affirmait de son côté le 1er février, par la voix de son ministre de la Défense : "En l'absence d'accord de paix avec la Syrie, nous pourrions nous retrouver dans une confrontation militaire qui pourrait mener à une guerre totale[25]". Réponse du ministre syrien des Affaires étrangères, Walid Mouallem, deux jours plus tard : "Vous les Israéliens, ne testez pas la puissance de la Syrie, car la guerre, vous le savez, se déplacera dans vos villes[26]". Avigdor Lieberman, ministre israélien des Affaires étrangères, s'est ensuite adressé directement au président syrien : "La prochaine guerre, non seulement tu la perdras, mais tu perdras aussi le pouvoir, toi et ta famille. [...] J'espère que ce message sera bien entendu à Damas[27] ". Bachar al-Assad s'est finalement vu soutenu par Hassan Nasrallah qui lançait à l'État hébreu: "Nous bombarderons vos immeubles si vous bombardez les nôtres, vos centrales électriques si vous bombardez les nôtres, vos raffineries de pétrole si vous bombardez les nôtres... J'annonce ce challenge et nous acceptons ce challenge[28]".
Les discours s'enhardissent donc les uns après les autres. S'il est clair que la situation régionale n'est pas des plus favorables pour l'instauration de la paix, il semble qu'il s'agit cependant davantage, à travers cette confrontation verbale, d'un repositionnement stratégique général que de roulements de tambours à proprement parler. Ainsi, le député hezbollahi Ali Fayyad déclarait bien plus modérément que son mouvement n'était pas en train de chercher la guerre, bien que ça ne lui fasse pas peur. Le chef du gouvernement israélien, Benjamin Netanyahou, a quant à lui modéré les propos de ses ministres à l'égard de Damas. À Beyrouth, la majorité gouvernementale appelle le Hezbollah à cesser de jeter de l'huile sur le feu par la voix du ministre kataëb Sélim Sayegh, alors que le président Michel Sleimane, comme le Premier ministre Saad Hariri, inquiets des récents développements, invitent les partenaires occidentaux du Liban à agir diplomatiquement auprès d'Israël afin de prévenir toute confrontation.
Cette rhétorique ardente établit des stratégies plus ou moins antagoniques, mais traduit un mode de communication fondé sur la confrontation qui est partagé par toutes les parties. Les messages sont multiples: en interne, le but est de signifier que tout est prêt en cas de confrontation armée conséquente; face aux alliés locaux, il s'agit d'une réaffirmation des alliances; face aux rivaux, c'est une démonstration de maîtrise du jeu; face aux ennemis, c'est une déclaration de courage; enfin, face aux acteurs internationaux, c'est une manière de montrer l'importance de son camp sur la scène proche-orientale tout en le dédouanant -au cas où- de la responsabilité d'un conflit majeur si la chose devait, finalement, advenir.
Au Proche-Orient, les exercices de prospective stratégique sont presque irréalisables au regard de la versatilité des situations. Toutefois, sept enseignements peuvent être tirés :
- Le conflit de 2006 a aggravé la situation régionale et restreint les perspectives de règlement du conflit israélo-arabe.
- Les tensions se sont accrues depuis lors, notamment entre la Syrie et Israël, ce qui influence directement et sensiblement les développements régionaux.
- Le volume d'armes abritées au niveau régional a augmenté, ce qui n'est jamais bénéfique à une situation de tension, fût-elle structurelle.
- L'affinement des stratégies militaires a préparé la plupart des acteurs politiques et militaires, à un nouveau conflit.
- Les populations civiles se sont habituées à l'idée d'une reprise des hostilités.
- La confrontation rhétorique sert de mode de communication privilégié entre les parties.
- Les différents acteurs sont actuellement dans une configuration d'opposition radicale.
Les perspectives à long terme des relations israélo-syriennes, la donne interne libanaise et le comportement des Palestiniens sont les principales variables des mutations à venir. En pratique, elles induiront soit la retenue des acteurs en opposition, soit leur confrontation. Mais c'est là également la particularité du Proche-Orient : il est inclus dans un plus grand jeu, le jeu moyen-oriental. L'évolution de la situation dans les prochains mois ne dépendra donc pas uniquement des variations comportementales des seuls acteurs proche-orientaux, mais également -et pour beaucoup- du développement de la question iranienne et des réponses internationales qui lui seront apportées.
[1] Commission Winograd, Winograd Commission Final Report, rendu public le 30 janvier 2008 et disponible sur Cfr.org.
[2] Selon A.H. Cordesman, G. Sullivan et W. D. Sullivan (Lessons of the 2006 Israeli-Hezbollah War, Washington, Center for Strategic and International Studies, 2007, p. 2): "les forces de haute technologie, optimisées pour défaire des ennemis conventionnels, peuvent être vulnérables aux attaques asymétriques et créer des problèmes politiques qui obscurcissent beaucoup de leurs avantages militaires ". Voir aussi " Israël a perdu la guerre contre le Liban sans avoir obtenu ses objectifs (expert militaire libanais) ", RIA Novosti, 16 août 2006.
[3] M.M. Matthews, We Were Caught Unprepared: The 2006 Hezbollah-Israeli War, Fort Leavenworth (KS), U.S. Army Combined Arms Center, " Occasional Paper ", n° 26, 2008.
[4] A. Jaulmes, " Beyrouth, nid d'espions ", Le Figaro, 14 septembre 2009.
[5] S. Simon & J. Stevenson, " Disarming Hezbollah, Advancing Regional Stability ", Foreign Affairs, vol. 89, n° 1, janvier 2010.
[6] S. Erlanger et R.A. Oppel, " A Disciplined Hezbollah Surprises Israel With Its Training, Tactics and Weapons ", The New York Times, 7 août 2006.
[7] G. Kepel, " Les fractures du Levant ", Le Monde, 6 juin 2009. Et voir la chronologie des événements relatés par la presse syrienne en juillet et août 2006, disponible sur Ambafrance-sy.org.
[8] J. Théron, " Vers une "paix totale" syrio-israélienne ? ", Rue89.com, 8 septembre 2008.
[9] P. Salem, Syrian-Israeli Peace: A Possible Key to Regional Change, Washington, Carnegie Middle East Center, " Policy Brief ", n° 70, décembre 2008.
[10] L'idée d'un un accord sur l'échange du Golan contre la paix avait presque abouti en 2000, à l'époque du gouvernement d'Ehoud Barak. Voir le rapport du Groupe sénatorial d'amitié France-Syrie et l'intervention de A. Lieberman, ministre israélien des Affaires étrangères, dans R. Williams, " Israel Rejects Syria Preconditions for Peace Talks ", Reuters, 26 avril 2009.
[11] E. Sakr, " Nasrallah Warns Israel: If You Hit our Airport, We'll Hit Yours - Hezbollah Leader Says New War Would Be 'Beginning of Israel's End' ", The Daily Star, 17 février 2010.
[12] R. Beeston et N. Blanford, " Hezbollah Stockpiles 40,000 Rockets Near Israel Border ", The Times, 5 août 2009.
[13] Voir " Hezbollah's Surface-to-Surface Missiles ", Timesonline.co.uk , 4 août 2009 ; " Jérusalem, Tel-Aviv et Dimona à portée des roquettes du Hezbollah, affirme l'armée israélienne ", L'Orient-Le Jour, 11 novembre 2009.
[14] R. Beeston, " Under-Equipped, Under Pressure: the Lebanese Army Rolls in After an Absence of Four Decades ", The Times, 18 août 2006.
[15] P. Razoux, Après l'échec, les réorientations de Tsahal depuis la deuxième guerre du Liban, Paris, Ifri, " Focus stratégique " n°2, octobre 2007.
[16] M.M. Matthews, op. cit. [3], p. 65.
[17] Technique de guérilla découlant du mode de combat hezbollahi, où les combattants, qui ne sont pas opérationnels en permanence, peuvent le devenir promptement, induisant une réponse la plus rapide possible.
[18] " Tsahal, l'armée israélienne aujourd'hui ", Défense & Sécurité Internationale, hors-série, n° 9, décembre 2009-janvier 2010.
[19] I. Black, " Hezbollah, Iran and Syria Disown Arms Shipment ", Guardian.co.uk, 5 novembre 2009.
[20] Conseil de sécurité des Nations unies, Résolution 1701 (2006), S/RES/1701 (2006), le 11 août 2006 (5511e séance).
[21] " La Syrie au mois de juillet 2006 ", disponible sur Ambafrance-sy.org, 16-17 juillet 2006.
[22] E. Follath et H. Stark, " The Story of 'Operation Orchard' - How Israel Destroyed Syria's Al Kibar Nuclear Reactor ", Der Spiegel, 11 février 2009 ; " Syria "Had Covert Nuclear Scheme" ", BBC News, 25 avril 2008 ; P. Razoux, " Israël frappe la Syrie : un raid mystérieux ", Politique étrangère, vol. 73, n°1, printemps 2008.
[23] " Tsahal, l'armée israélienne aujourd'hui ", op. cit. [18], p. 26 et p. 38-39.
[24] " À l'occasion d'un forum international de soutien à la résistance, Hassan Nasrallah a promis de "changer la face de la région" lors de la prochaine guerre avec Israël, pendant que Khaled Mechaal se disait prêt à rencontrer Mahmoud Abbas ", L'Orient-Le Jour, 16 janvier 2010.
[25] " Lieberman adresse un message comminatoire au président syrien Al-Assad ", AFP, 4 février 2010.
[26] " La Syrie met en garde Israël ", AFP, 3 février 2010.
[27] " Lieberman adresse un message comminatoire au président syrien Al-Assad ", op. cit. [25].
[28] " Nasrallah Speech Draws Praise from Allies, Scorn from March 14 ", The Daily Star, 18 février 2010.
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