Cap sur l’Afrique pour le Royaume-Uni à l’heure du Brexit
À l’aube de cette nouvelle décennie, les questions africaines ont donné le ton à une succession de réunions ou sommets organisés en Europe en janvier : le 13 à Pau, pour la sécurité au Sahel, le 19 à Berlin, en vue d’une paix en Libye, puis le 21 à Londres, sur les relations économiques avec un Royaume-Uni quittant l’Union européenne (UE) dix jours plus tard.
La plus importante par le nombre de participants et par la portée potentielle à long terme est évidemment la dernière. Vingt-et-un pays y avaient été conviés et l’on se demande déjà si ce sera un tournant majeur des relations avec l’Afrique, un watershed, comme on dit en anglais par comparaison avec le franchissement d’une ligne de partage des eaux. La tâche n’est pas aisée : il s’agit d’inverser la tendance à la baisse du commerce et de l’investissement britannique en Afrique tout en négociant les futures modalités de la relation économique de la Grande-Bretagne avec l’Union européenne, qui reste son principal marché.
Une réunion sans équivalent ni précédent
Avec l’UK Africa Investment Summit, les responsables politiques et la diplomatie britannique ont témoigné une fois de plus du goût national pour l’originalité et l’indépendance d’esprit en organisant une réunion sans équivalent ni précédent. Elle ne se compare ni aux grands dialogues politiques entre la Chine ou le Japon et l’Afrique, ni aux sommets franco-africains traditionnels, ni à ceux du Commonwealth ou de la Francophonie, tout en témoignant d’une certaine hybridation avec ces forums privés qui, de temps à autre, visent à stimuler les relations d’affaires entre le continent et le reste du monde. La liste des pays invités (dont étaient exclus notamment le Zimbabwe et la Namibie) est restée secrète jusqu’à l’ouverture de ce sommet. Une « déclaration » finale exclusivement britannique (UK Government Statement[1]), loin de nommer les 16 chefs d’État et de gouvernement présents[2], s’est limitée le 20 janvier à évoquer « plus d’un millier de participants », mêlant ainsi indistinctement responsables politiques, hommes d’affaires, institutions internationales et représentants de la société civile.
Aucun accord d’ensemble engageant globalement les États africains, ni mécanisme de suivi n’ont résulté d’une réunion organisée par un pays profondément allergique à toute planification, contrairement au Compact for Africa lancé en 2017 par la chancelière Angela Merkel dans le cadre du G20 avec 12 pays du continent. La déclaration du 20 janvier, simple catalogue d’actions ponctuelles, vise surtout à mettre en valeur sur cinq pages l’effectivité de l’effort britannique (the strength of the UK’s offer). Elle se borne à affirmer que ce sommet « a jeté les bases d’un nouveau partenariat entre le Royaume-Uni et les États africains, reposant sur le commerce, l’investissement, le partage des valeurs et l’intérêt mutuel. »
Dans le détail, les résultats concrets sont, de source britannique, la signature de plus de 6 milliards de livres de contrats commerciaux mais aussi le lancement d’un nouveau partenariat entre l’Afrique et la City. L’on note également une nouvelle priorité à accorder aux infrastructures pour le ministère du Développement international (DFID), inflexion tout à fait inattendue de sa part. L’appui aux énergies « propres » est enfin une troisième grande option, bien que le sommet ait contribué aussi à consolider les relations entre hommes d’affaires et politiques sur le potentiel d’exploitation du pétrole et du gaz naturel au Sud du Sahara. Le Royaume-Uni, sans se limiter à ses grands groupes industriels, se veut totalement engagé, dans toutes ses composantes géographiques et jusqu’au niveau local[3], dans ce renforcement du lien d’affaires avec l’Afrique. Parmi ses atouts, outre la puissance et l’expérience financières, il compte aussi sur le numérique pour s’imposer à l’avenir face à la concurrence tout en élargissant sa zone d’influence traditionnelle.
Un trait dominant de la réunion fut ainsi la main tendue aux pays du Maghreb et à ceux d’Afrique de l’Ouest qui ne sont pas membres du Commonwealth. Diplomatiquement, le succès paraît limité à court terme, avec la seule présence du Premier ministre marocain et des présidents guinéens et ivoiriens. Mais le cas de la Côte d’Ivoire est très révélateur de la portée induite du sommet. À Londres[4], le président Ouattara a publiquement nuancé son annonce du 21 décembre 2019 sur le franc CFA, soulignant que la future monnaie ouest-africaine, l’« eco », était loin d’avoir remplacé celle de l’Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA) francophone. Il a affiché ses excellentes relations avec le Ghana et le Nigeria tandis que la Grande-Bretagne annonçait, de son côté, un programme de plus de 200 millions de livres pour la construction d’hôpitaux en Côte d’Ivoire. Le président ivoirien a décrit son pays comme le modèle des économies les plus performantes de la planète où les Britanniques devaient investir, minimisant ainsi les questions politiques et de sécurité. Il a, comme ses homologues africains, lancé enfin un appel à l’industrialisation de pays dont les exportations sont toujours dominées par les matières premières.
Brexit, Commonwealth et nouveaux accords
Un vent d’« afro-optimisme » paraît donc souffler sur Londres aujourd’hui. Mais ce climat résulte de circonstances qui ne tiennent pas qu’aux résultats encourageants de certaines économies africaines, malgré leur petite taille en moyenne. Le Royaume-Uni, quittant formellement l’Union européenne, se voit dans l’obligation de renégocier les accords commerciaux qu’il entretenait avec l’Afrique au titre des relations avec l’UE. Le sommet du 20 janvier a été l’occasion de souligner que les pays africains sont dans l’ensemble mécontents du système d’accords de partenariat économique (APE, ou EPAs en anglais) dont la ratification se heurte à des difficultés depuis 2002. Ils attendent de la part de la Grande-Bretagne une attitude différente de celle de l’UE qu’ils considèrent comme trop arrogante. C’est ce qu’ont promis les Britanniques, qui multiplient en ce moment la signature d’accords commerciaux dans le cadre du Commonwealth. Ils s’apprêtent ainsi à faire le chemin inverse de celui des années 1970, lorsque les biens de consommation européens avaient peu à peu supplanté des productions de l’ancien empire victorien sur le marché national.
Le retour au Commonwealth est intimement lié au resserrement des liens avec l’Afrique. Philip Parham, l’ambassadeur thématique (UK Commonwealth Envoy) qui avait organisé le 23e sommet de l’organisation le 16 avril 2018 à Londres, exercice ayant alors réuni 46 chefs d’État ou de gouvernement, est aussi celui qui coordonna ès qualités la préparation du sommet du 20 janvier dernier, comme Special Envoy for the UK Africa Investment Summit. Cet événement inédit, loin d’être une improvisation du Premier ministre Boris Johnson, a demandé en effet de la part de diplomates et de fonctionnaires des efforts considérables en amont, en direction notamment des pays du Maghreb dont le potentiel économique attire tout particulièrement les Britanniques. Ceux-ci s’intéressent également au potentiel ouvert par le lancement en mai 2019 d’une zone de libre-échange à l’initiative de l’Union africaine (UA), l’African Continental Free Trade Area (AfCFTA), impliquant actuellement une vingtaine de pays et qui mobilise surtout des États d’Afrique de l’Est et australe où la Grande-Bretagne est déjà très fortement implantée. Le Rwanda, où fut signé l’accord, se révéla très actif dans sa promotion au sommet de Londres et son président Paul Kagame, à la gauche de Boris Johnson sur la photo officielle, eut droit à d’autant plus d’égards qu’il est en froid avec Donald Trump aux États-Unis.
La nouvelle « Grande-Bretagne globale » et l’Afrique
En dépit de son nom, l’Investment Summit avait en effet une signification hautement politique, au moment même où la Grande-Bretagne aspire à devenir une Global Britain mondialisée, en retrouvant sa liberté vis-à-vis de l’Union européenne et de son action extérieure. C’est d’un fort symbolisme géopolitique dont témoigne la mobilisation délibérée de la famille royale pour cet événement, le prince Harry faisant à ce titre sa dernière apparition officielle. Au Parlement, un groupe spécialisé de députés organisa aussi, plus modestement, un symposium libre et critique sur son impact[5], dans un esprit où le Brexit était vu comme un risque, certes, mais aussi et surtout comme une occasion d’initiatives novatrices dans le contexte international actuel.
Le sommet du 20 janvier n’a souvent été analysé qu’isolément, d’autant que la réception au palais de Buckingham qui le clôturait attira naturellement l’attention médiatique. Mais il s’inscrit en réalité dans un réaménagement d’ensemble de la politique britannique envers l’Afrique, annoncé comme un « nouveau partenariat » (New Partnership) par Theresa May lors de sa tournée dans trois pays anglophones d’importance majeure (Afrique du Sud, Nigeria, Kenya) en août 2018 et dont le Premier ministre actuel recueille à son tour des fruits tardifs.
La nouvelle stratégie africaine pour l’Afrique s’éloigne définitivement de l’objectif central de « lutte contre la pauvreté » qui avait été le mot d’ordre du New Labour avec la création du DFID en 1997. Celui-ci, contrairement à certaines rumeurs, ne devrait pas disparaître au prochain remaniement ministériel et l’objectif de 0,7 % du PIB dédié à l’aide publique au développement sera maintenu. Mais cette dernière va évoluer considérablement dans son affectation, tandis que l’équilibre entre le Foreign Office, le DFID et le ministère de la Défense (Ministry of Defence) sera consolidé.
Preet Kaur Gill, la Shadow Minister du Développement international du Labour Party, a accusé les Tories de ne favoriser que les élites urbaines africaines avec leur nouvelle politique, plutôt que de s’attaquer aux inégalités et à la marginalisation. Mais, si ce reproche est fondé, la conjoncture internationale et plus spécifiquement africaine pousse aussi à diriger une partie des fonds publics britanniques vers la sécurité de l’Afrique dans son ensemble. Celle-ci doit être traitée de pair avec le développement économique, selon une « doctrine fusionnelle » (fusion doctrine) élaborée en 2018 par le National Security Council[6]. Elle s’inscrit dans la ligne de l’« approche intégrée » du temps de Tony Blair, mais en insistant plus encore sur la convergence entre initiatives publiques et privées (business et société civile). L’ouverture récente d’ambassades britanniques au Mali et au Niger obéit visiblement à des considérations moins économiques que militaires. Alors que le Royaume-Uni développe un important programme de formation pour l’armée nigériane dans sa lutte contre le mouvement armé islamiste Boko Haram, il a également fourni trois hélicoptères Chinook en soutien à l’opération Barkhane au Sahel.
Les relations avec la France ont été excellentes sur les questions africaines lorsqu’un diplomate non conformiste, Rory Stewart, célèbre pour ses pérégrinations en Afghanistan, était brièvement ministre de l’Afrique en 2018. Si son successeur actuel est un agent de change et si Boris Johnson, par goût et par expérience, est plus préoccupé de la santé de la City que d’action militaire, il ne fait pas de doute cependant que l’on pourra s’attendre désormais à ce paradoxe : la Grande-Bretagne post-Brexit sera en Afrique un rival commercial pour la France, mais simultanément un allié stratégique dans le traitement en commun des problèmes sécuritaires de ce continent.
[2]. Outre l’Égypte, principalement des pays membres du Commonwealth et des pays lusophones (Angola) ou francophone (République démocratique du Congo) à relations fortes avec la Grande-Bretagne. La diplomatie britannique n’a pas produit de liste officielle.
[3]. Le secrétaire d’État au Développement international et « ministre de l’Afrique » Andrew Stephenson, affirme sur son site personnel que la circonscription de Pendle, dont il est député dans le Lancashire, pourra aussi tirer des bénéfices du nouveau potentiel d’affaires avec l’Afrique.
[4]. Dans une intervention à Chatham House le 21 janvier, disponible sur : www.gouv.ci/doc.
[5]. Parliamentary Symposium on UK-Africa Trade and Brexit, organisé conjointement le 21 janvier par l’All Party Parliamentary Group for Africa (APPG), la Royal African Society et la Brookes University d’Oxford.
[6]. Créé en 2010 par David Cameron sur le modèle américain.
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