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Thierry de Montbrial : « Il nous faut regarder le monde avec lucidité et espérance »

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Grand entretien par Julie Connan et Jean-Christophe Ploquin pour

  La Croix hebdo
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La rencontre désastreuse entre Donald Trump et Volodymyr Zelenski vendredi 28 février souligne la volonté américaine de trouver un accord rapide avec la Russie de Vladimir Poutine. C’est aussi un défi pour les Européens, que Thierry de Montbrial, président de l’Institut français des relations internationales (Ifri), analyse avec acuité. 

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Thierry de Montbrial_Copyright Mike Chevreuil
Thierry de Montbrial, président de l'Ifri
Mike Chevreuil / Ifri
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La Croix L’Hebdo : Vous qui étudiez les relations internationales depuis un demi-siècle, comment comprenez-vous la réélection de Donald Trump aux États-Unis ?

Thierry de Montbrial : Les personnages qui émergent à un moment donné reflètent toujours un pan de la société de l’époque. Le premier Trump, celui de 2016, a été trop souvent considéré à tort comme une sorte d’aberration, alors qu’il reflétait l’aboutissement d’un processus. Il représentait déjà une partie de l’Amérique profonde qui rejette une élite qu’elle juge de plus en plus déconnectée de la réalité. Le refus du « wokisme » est un aspect de ce phénomène qui n’est pas près de s’interrompre.

Le Trump actuel est beaucoup mieux préparé que pour son premier mandat, quand il ne s’attendait pas à être élu. Il ne faut pas sous-estimer son intelligence, qui n’est pas celle d’un intellectuel et s’exprime dans un langage cash, en tout cas très accessible au peuple. Il est extrêmement intuitif dans les rapports humains.

A-t-il une vision stratégique pour les États-Unis ? 

Il raisonne en termes d’objectifs et la force tient lieu de stratégie. Il n’est pas intéressé par la géopolitique au sens où nous l’entendons. L’économie est au centre de ses raisonnements, notamment l’accès aux ressources, qu’il s’agisse de celles de l’Ukraine et du Groenland, ou du contrôle du canal de Panama.

Quitte à ignorer le droit international ?

Les grandes puissances regardent le droit international à distance et le manipulent allègrement. On peut multiplier les exemples aussi bien du côté de la Russie que des États-Unis. Le général de Gaulle lui accordait peu de considération, à l’époque où la France pesait encore. De nos jours, le droit international joue surtout le rôle d’un amortisseur de crises au bénéfice des petits. Ce n’est déjà pas si mal.

Au Proche-Orient, le droit n’a-t-il pas totalement laissé la place à la force ?

Pourquoi le Proche-Orient ferait-il exception à la loi des rapports de force ? Qu’on le veuille ou non, dans la longue durée, celle-ci domine les relations internationales. Même la sorte de paix globale qui a régné pendant la guerre froide était le résultat d’un équilibre de forces. Naturellement, quand on parle de force, il faut tenir compte des forces morales dont l’intensité varie dans l’espace et dans le temps.

Votre réflexion est fondée sur les États, qui défendent leurs intérêts, mais régulièrement, les peuples surgissent aussi dans l’histoire. L’Ukraine n’en est-elle pas un exemple ?

Il y a dans le droit international une contradiction majeure entre le principe d’intangibilité des frontières et celui du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans le long terme, les nations façonnent les États, souvent par la guerre. Je ne doute pas que l’Ukraine existera en tant qu’État-nation, dans des frontières différentes de 1991.

Que faut-il attendre des négociations engagées entre Donald Trump et Vladimir Poutine ?

Je vois deux enjeux fondamentaux. Le premier est celui d’un cessez-le-feu. Quelle sera la ligne de démarcation et, surtout, comment la stabilité de ce cessez-le-feu sera-t-elle assurée ? Car le véritable enjeu sera le second : la négociation d’une architecture de sécurité dans son ensemble. Ce second processus durera des années.

Que signifie le revirement des États-Unis sur le dossier ukrainien ? Que recherche Donald Trump ?

Dès le début de la guerre en 2022, j’étais convaincu qu’un jour viendrait où les États-Unis décideraient de sa fin. Ce message était largement inaudible en Europe, et d’ailleurs les membres européens de l’Alliance atlantique – même les Français – n’avaient jamais vraiment intégré les leçons du général de Gaulle. Le retour de Trump a précipité les choses, avec une extrême brutalité.

Pour Trump, il est temps que le pivot vers l’Asie devienne une réalité. Les États-Unis doivent se concentrer sur la Chine. Il appartient aux Européens de se comporter en adultes, mais l’Otan survivra : elle est pour les Américains la seule organisation qui leur permet de structurer leur influence sur les Européens. En ce sens, l’autonomie stratégique européenne n’est pas pour demain.

Quelles peuvent être les conséquences pour les Européens ?

Les Européens, pas seulement les membres de l’Union européenne (je pense par exemple au Royaume-Uni), seront évidemment parties prenantes aux négociations sur un nouveau système de sécurité européen. Par « architecture de sécurité européenne », il faut entendre un cadre général comme celui de l’actuelle Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), mais aussi un ensemble de règles du jeu comme celles qui avaient été construites avec succès sous le nom de « maîtrise des armements » («arms control », en anglais) dans le cadre de la première guerre froide. Ces nouveaux arrangements diplomatico-militaires, pour être structurellement stables, devront refléter – au-delà des rapports de force – un équilibre des intérêts fondamentaux de chaque partie.

C’est-à-dire ?

Chaque partie doit tenir compte des intérêts fondamentaux des autres, même si cela ne lui plaît pas. C’est en 2007 que Vladimir Poutine a demandé formellement l’ouverture de négociations globales sur ces sujets. En 2008, le président Dmitri Medvedev a réitéré cette demande à la première édition de la World Policy Conference. Je pense que si les Occidentaux avaient répondu favorablement, l’Ukraine aurait pu préserver ses frontières.

Aujourd’hui, y a-t-il une menace de guerre en Europe ?

Pendant la première guerre froide, la compétition entre les États-Unis et l’Union soviétique s’est déplacée sur le terrain du « tiers-monde » grâce à la dissuasion nucléaire, dont l’efficacité s’étendait surtout à l’Europe. Sur le plan économique, les relations Est-Ouest étaient réduites au minimum. Avec ce que j’appelle la seconde guerre froide dans laquelle nous sommes maintenant engagés, l’émergence de la Chine et plus généralement celle du Sud global, alors que la mondialisation reste toujours un fait, la combinaison de la conflictualité et de l’interdépendance rend la situation globale beaucoup plus instable. Le risque de dérapage d’un conflit local en conflit global est d’autant plus grand qu’en raison de la technologie, les guerres sont de plus en plus hybrides. La dissuasion nucléaire n’opère plus de la même façon.

Les Européens parviendront-ils à prendre en main leur sécurité ?

La sécurité, sur le plan conceptuel, c’est la protection de l’identité, de ce pour quoi l’on est prêt à mourir. Or l’identité européenne est encore d’une extrême fragilité. Rapportées à l’échelle de l’histoire, les préoccupations sécuritaires des pays Baltes ou de la Pologne vis-à-vis de la Russie ne sont pas les mêmes que pour l’Espagne, l’Italie ou la France. Inversement, les pays du nord de l’Europe ne portent pas la même attention que ceux du sud de celle-ci aux éventuelles menaces en provenance du Maghreb ou du Sahel, et même du Moyen-Orient. La somme des intérêts des uns et des autres ne fait pas une unité.

J’approuve pleinement le projet de développement des industries européennes de défense. Encore faut-il être lucide sur les difficultés de sa concrétisation. Dans le meilleur des cas, la réalisation d’une défense européenne digne de ce nom sera une affaire d’une ou plutôt deux générations. D’ici là, il faudra faire de la bonne diplomatie avec la Russie et la Chine, notamment.

L’Europe, ce sont des valeurs, la démocratie. N’y a-t-il pas là un socle commun qui nous réunit et demeure à défendre ?

Les pays occidentaux ont même voulu les propager, y compris par la force ! Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, une équation s’est imposée : démocratie + économie de marché entraîne paix + prospérité. Mais cette vision, qui se veut prophétique, instrumentalise le discours sur les droits de l’homme et suscite des réactions hostiles dans le Sud global, qui la considère comme une provocation néocoloniale.

Je n’ai rien contre la propagation de la démocratie, mais seulement par la vertu de l’exemple. Beaucoup de démocraties contemporaines sont remises en question aujourd’hui en raison de leur manque d’efficacité. Leurs gouvernements ne répondent pas suffisamment aux attentes de leurs peuples, qu’il s’agisse par exemple de l’économie ou de questions comme les migrations. Le défi principal de l’Union européenne porte sur l’adaptation de ses propres institutions et sur un sursaut d’efficacité de ses pays membres (à commencer par la France !).

La nouvelle administration américaine affiche une grande proximité avec les partis de l’extrême droite européenne. Pourquoi cette offensive idéologique contre les régimes démocratiques ?

Donald Trump, Elon Musk ou J. D. Vance ne sont ni historiens ni philosophes. Ils ne comprennent pas que les partis d’extrême droite réveillent le spectre du fascisme et du nazisme en Europe. Ils voient dans le consensus des partis modérés pour les exclure du pouvoir une manœuvre antidémocratique. En arrière-plan, ils jugent que c’est l’inefficacité de ces partis modérés, par exemple pour régler les questions relatives à l’immigration, qui explique la montée de l’extrême droite. Pour eux, la politique migratoire d’Angela Merkel en 2015 est la cause de la montée de l’AfD en 2025. Les Européens ne veulent voir qu’une ingérence en effet inédite des États-Unis dans leurs affaires intérieures.

En Allemagne, un électeur sur cinq a voté pour le parti d’extrême droite AfD le week-end dernier. Y aura-t-il un impact sur la politique étrangère de ce pays ?

Les prochains mois seront cruciaux pour l’avenir de l’Europe. En Allemagne, la CDU et le SPD vont tenter de former une grande coalition. Celle-ci devra être suffisamment efficace pour redresser l’économie, apporter des réponses claires sur la défense européenne et sur l’immigration. Il faudra aussi élaborer une nouvelle doctrine sur la question des déficits budgétaires. En France, le découplage entre les implications économiques de la politique étrangère et les contradictions vraisemblablement durables des gouvernements issus de la dissolution du 9 juin 2024 sautent aux yeux.

Les pays européens devraient-ils donc évacuer leur discours sur les valeurs de leur stratégie géopolitique ?

À quoi renvoie le terme « valeur » ? Ce n’est pas si clair. Au niveau de l’Union européenne, il est apparu dans les traités en 2000, avec la rédaction de la Charte des droits fondamentaux. Je suis de ceux pour qui le discours sur les valeurs européennes est inséparable de nos racines historiques gréco-romaines, judéo-chrétiennes, et du meilleur du siècle des Lumières et de la Révolution française.

Quant à l’universalité des droits de l’homme, c’est une question de formulation plus que de principes. Toutes les grandes civilisations, avec leurs traditions spirituelles et religieuses, posent le principe de la dignité humaine. Avec cette différence que les sociétés occidentales ont poussé l’individualisme à l’extrême. En Asie, par exemple, l’intérêt collectif en tant que tel est davantage pris en compte. Tout est question de proportion.

Vous avez devant votre bureau une représentation de Ganesh, divinité hindoue… L’Asie et ses spiritualités nourrissent-elles vos réflexions ?

Beaucoup. Ce sont des sagesses qui insistent sur des pratiques articulant le corps, l’âme et l’esprit. Pour autant, je déplore que dans ces traditions, l’homme se trouve comme dissous dans la nature. Je suis attaché à l’importance que le judéo-christianisme confère au phénomène humain.

Un sujet est devenu universel ces dernières années, celui du changement climatique. Profondément divisé par les crises géopolitiques, notre monde sera-t-il capable de s’organiser pour apporter des solutions ?

Vous posez la question de la gouvernance mondiale. Dans le monde actuel, il y a au moins deux grands problèmes qui se posent pour de vrais biens communs de l’humanité : le climat et la santé.

Dans le domaine sanitaire, on sait comment faire pour détecter une pandémie naissante et éviter qu’elle ne se propage : il faut disposer de systèmes d’alerte et d’échange d’informations, un peu comme dans les accords d’arms control dont j’ai parlé précédemment. Malheureusement, aujourd’hui, de grands pays refusent les ouvertures nécessaires. La dégradation du système international par rapport à l’époque du Covid-19 nous expose au risque d’une nouvelle pandémie qui pourrait être pire que la précédente.

Et pour le climat ?

L’élaboration d’une bonne gouvernance est encore plus complexe. On peut peser sur la part anthropique du changement climatique, mais il peut exister d’autres causes sur lesquelles nous n’avons pas de prise. Par ailleurs, les conséquences du réchauffement sont différentes d’une région du monde à l’autre, ce qui rend extrêmement difficile la recherche de politiques communes.

Les pays qui prennent des mesures qu’ils jugent bonnes peuvent se trouver désavantagés économiquement si d’autres ne suivent pas, alors que le bénéfice global pour l’humanité n’est pas toujours clairement avéré. Malheureusement, la dégradation d’ensemble du système international affaiblit gravement la gouvernance mondiale.

Dans ce monde aussi sombre, qu’est-ce qui peut donner l’espérance ?

Si je recours à un référentiel chrétien, je veux croire que la traversée d’épreuves, individuelles ou collectives, débouche souvent sur du progrès. Bernanos l’écrit : « L’espérance est la plus grande et la plus difficile victoire qu’un homme puisse remporter sur son âme… » C’est magnifique ! Je pense qu’en France et en Europe, nous devons entrer dans le temps de l’effort, de la remise en question de routines, ancrées depuis des décennies. Péguy dit : « L’espérance ne va pas de soi », mais « c’est elle qui fait marcher le monde ». Elle surgit en effet face aux difficultés, et non quand tout va bien.

Si, dans ce monde que je veux encore appeler chrétien, les temps sont durs, c’est peut-être le moment de revenir aux fondamentaux. Espérer, c’est croire qu’au bout de la nuit il y a l’aurore. Mais l’espérance est pour moi une vertu active. Il nous faut donc toujours regarder le monde avec lucidité, et juger les situations avec discernement.

C’est en tout cas l’approche que j’essaie d’avoir sur les questions internationales. C’est l’attitude que j’appelle le réalisme. Un réalisme positif. 

Entretien paru dans La Croix hebdo.

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Fondateur et Président de l'Ifri - Membre de l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques)

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