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Sébastien Lecornu : « Se préparer à la guerre, mais pas à celles d’hier »

Interventions médiatiques |

directeur de l'Ifri et Sébastien LECORNU, ministre des Armées, interviewés par

  Laurent Marchand
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Dans un grand entretien accordé à Ouest-France, Sébastien Lecornu, ministre des Armées, et Thomas Gomart, directeur de l’Ifri, échangent sur les risques de guerre, les nouvelles menaces et les grands enjeux stratégiques. À l’heure où la relation avec Moscou se tend, le ministre des Armées demande aux industriels de la défense de « prendre des risques sur les stocks ».

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Sébastien Lecornu, ministre des Armées et Thomas Gomart, directeur de l’Ifri
Sébastien Lecornu, ministre des Armées et Thomas Gomart, directeur de l’Ifri
Ministère des Armées/Mike Cheveuil pour l'Ifri
Contenu intervention médiatique

Guerre de tranchées et guerre de drones. Attaques cyber et dissuasion nucléaire. Dans ce que Thomas Gomart appelle « une accélération de l’histoire » (1), les défis stratégiques révélés par la guerre en Ukraine sont multiples. Nous avons réuni le ministre des Armées et ce grand spécialiste de géopolitique pour essayer de clarifier les enjeux. Cette rencontre a eu lieu à Paris, mardi, à l’hôtel de Brienne, dans le bureau du ministre. Il nous a aussi répondu sur les difficiles relations avec Moscou, comme l’ont confirmé hier les tensions diplomatiques entre les deux pays.

Comment qualifiez-vous cette époque que nous vivons depuis le début de la guerre en Ukraine. Un changement d’époque ? Une rupture stratégique ?

Sébastien Lecornu  : Depuis février 2022, nous sommes, en termes de crise sécuritaire, face à des phénomènes concomitants, simultanés et malheureusement foisonnants. Parce que le terrorisme est toujours là. Parce que la compétition entre États n’a jamais été aussi forte. Tout cela se fait à la fois selon les logiques du XIXe et du XXe siècles, avec des appétits territoriaux, des contestations de frontières que l’on croyait établies. Et, parallèlement, avec une ubérisation de la guerre, une hybridation des menaces, c’est-à-dire en détournant des objets civils à des fins militaires. Cela conduit, dans cette compétition entre États, à une course à la technologie qui militarise des espaces nouveaux, le spatial, le cyber ou les fonds marins… Il faut être vigilant autant au Moyen-Orient, en Ukraine, que dans les Balkans, dans le Caucase ou en mer de Chine et plus largement, en Asie-Pacifique. La nouveauté, c’est que là où il y avait une sorte de rythme stratégique prévisible, on est désormais confrontés à des mutations qui vont beaucoup plus vite que la capacité des élites à les appréhender, que ce soit dans le débat politique ou intellectuel. C’est pour cela que le débat est essentiel.

Thomas Gomart : L’accélération de l’histoire correspond à la multiplication des actions pour modifier les rapports de force. Une période aide à comprendre l’époque actuelle, c’est 1989-1991. Nous sommes dans une phase de transformation aussi rapide que profonde. En 1989, la répression de Tiananmen à Pékin est suivie par la chute du Mur de Berlin. En 1990, la première guerre du Golfe ouvre l’ère des interventions extérieures occidentales. En 1991, l’URSS cesse vraiment d’exister quand l’Ukraine déclare son indépendance. Ces transformations se font globalement au bénéfice des Occidentaux. Trente-trois ans plus tard, le continent européen a perdu sa stabilité stratégique. Cela pose une double question. Est-on capable de lire les plans des autres ? Je pense que oui. Les Européens ont-ils un plan ? Je crains que non.


L’opinion s’interroge, elle sent les bruits de bottes revenir. Faut-il se préparer à la guerre ?

S. L. : Oui, mais à celle qui pourrait éventuellement nous tomber dessus demain, pas à celles d’hier ! Quand le général de Gaulle est revenu au pouvoir en 1958, il n’a pas cherché à forger un modèle d’armée qui répondait aux menaces de 1940. C’est en cela que les résistants ont marqué la psychologie même du gaullisme militaire. D’ailleurs, Pierre Messmer, ministre des Armées à cette époque, était compagnon de la Libération. Il n’y aurait rien de pire que de débloquer des milliards d’euros pour essayer d’être prêts face aux menaces… d’avant-hier ! C’est fondamental. La dissuasion nucléaire protège nos intérêts vitaux, mais est-ce qu’elle protège de toutes les menaces ? Non, et notre doctrine l’a toujours intégré. Il y a des stratégies de contournement et il faut mettre en permanence à jour le catalogue de ces menaces.

T. G. : Il faut non seulement un réarmement matériel, mais aussi intellectuel pour saisir les effets de bord entre théâtres régionaux, ruptures technologiques et évolutions sociales.

« On peut être défaits sans être envahis »,
Thomas Gomart

Quelles sont ces menaces ?

S. L. : Notre génération va peut-être connaître la guerre des étoiles, un satellite capable de détruire un autre satellite. Nous allons connaître un niveau de dronisation inédit, qui peut conduire à miner les grandes infrastructures portuaires, créer une menace dans les fonds sous-marins. La première des menaces qui peut nous guetter est évidemment le cyber. Une attaque spectaculaire. Jusqu’ici, la menace était plutôt de nature criminelle, par le rançonnage, ou à des fins d’espionnage par le pillage des données. Demain, dans le cadre d’un conflit, nous pouvons être confrontés à du sabotage massif. Imaginez 300 attaques cyber sur 300 hôpitaux en même temps ! Voilà des cas pratiques auxquels nous nous préparons. Je ne vais pas rassurer nos lecteurs, mais là où je suis, en raison de mes fonctions et de mes convictions gaullistes, je dois insister sur le fait que nous devons nous préparer pour les « bonnes guerres », c’est-à-dire celles qui sont les plus plausibles au regard de ce que nous sommes.

T. G. : Je reprends votre formule de  gaullisme militaire , car j’y vois un risque. C’est que le gaullisme militaire se nourrisse d’un gaullisme fétichiste. Se référer à De Gaulle tient souvent lieu d’argument. Aujourd’hui, il apparaît comme une référence indépassable de l’extrême gauche à l’extrême droite, ce qui ne manque pas d’ironie. Chacun retient de son héritage ce qui l’arrange. Paradoxalement, cela peut figer la réflexion stratégique. Par exemple, certains évoquent les chars russes sur les Champs-Élysées pour dégonfler la menace de Moscou, sans visiblement comprendre qu’on peut être défaits sans être envahis.

Vous écrivez qu’on repose une confiance excessive sur la dissuasion nucléaire…

T. G. : Oui. J’ai écrit ce livre parce que nous sommes entrés dans une nouvelle ère stratégique, après m’être entendu dire que nous ne serions jamais dans la même situation que l’Ukraine parce que nous étions une puissance nucléaire. Si je ne doute pas de la centralité de la dissuasion dans la politique de Défense française, et plus largement dans le système institutionnel, il me semble que le nucléaire nous empêche parfois de penser. Les stratégies nucléaires et les stratégies conventionnelles se superposent à nouveau. Pour un pays comme la France, cela renvoie à la question fondamentale de son système d’alliances. De ce point de vue, nous devons nous préparer à une éventuelle réélection de Donald Trump.

Comment vous préparez-vous à l’élection américaine ?

S. L. : Pourquoi un grand électeur américain déciderait de notre sécurité à notre place ? Et d’ailleurs pourquoi un contribuable américain paierait pour la sécurité des Européens ? Nous devons nous poser cette question avec humilité, il n’y a rien d’irrespectueux… Et elle n’a rien de récente en réalité ! Quand Donald Trump dit qu’il faut partager le fardeau, je vais vous surprendre, mais on peut l’entendre. L’alliance repose sur la confiance. Il est évident que la contribution des Européens à leur propre sécurité doit être plus grande.

Vous évoquez de Gaulle, mais le poids relatif de la France dans le monde n’est plus le même aujourd’hui…

S. L. : La réalité, c’est aussi que la France est attendue par nos alliés et nos partenaires, notamment dans le Golfe ou en Asie. Pour eux, ne pas avoir à systématiquement choisir entre Pékin, Washington et Moscou, faire le choix du non-alignement, cela a beaucoup d’importance. Pourquoi croyez-vous que des pays comme l’Indonésie ou l’Inde achètent des Rafale ou des sous-marins français ? Pour la qualité des matériels produits par notre industrie de Défense bien sûr, mais aussi car notre diplomatie a de la valeur pour ces pays.

T. G. : Si on se réfère au gaullisme, il faut le faire complètement. Et j’irai dans le sens de la question posée. En 1958, la politique étrangère du général de Gaulle commence en France par le plan Rueff, qui permet un assainissement drastique des finances publiques. La crédibilité stratégique implique une crédibilité économique. Si la singularité française existe en raison de notre histoire, de notre géographie et de nos ambitions, elle est aussi altérée par notre niveau d’endettement public et notre déficit commercial. Notre poids relatif a effectivement diminué, tout comme celui de l’Europe.

S. L. : Chaque décennie pose des défis importants. Ce que le gaullisme nous a appris, c’est de projeter la France sur une vision qui va au-delà d’une approche classique des contraintes du moment, là où d’autres auraient voulu nous y enfermer. C’est l’idée même de l’universalisme que porte la France, par notre histoire, nos valeurs.

Est-ce tenable, aujourd’hui, justement ?

S. L. : Oui. Ce n’est pas que le choix des politiques, c’est aussi le choix de nos concitoyens. En somme, c’est le projet d’une Nation. Quel signal voulons-nous envoyer au reste du monde ? Par ailleurs, si l’on revient à nos forces objectives, notre armée et notre industrie de Défense sont crédibles et servent cette idée. Ouest-France couvre une grande région avec des industries de Défense comme Naval Group ou les Chantiers de l’Atlantique. Nous avons un modèle de puissance et de souveraineté. Il fonctionne, mais il faut nous battre pour le voir prospérer encore.

T. G. : Les liens entre l’État et les industriels de Défense constituent un point essentiel de notre modèle stratégique. Or, les industriels ont besoin de financements. Il me semble indispensable d’impliquer davantage le secteur bancaire, soumis à une lourde taxonomie, dans l’effort de Défense.


Qu’entend-on par ’économie de guerre’, dont le Président a parlé jeudi à Bergerac ?

S. L. : Il faut comprendre que depuis vingt ans, notre industrie a vécu trois choses importantes : un, la baisse des crédits et la diminution de commandes, cela est fini depuis 2017. Deux, cette industrie a fourni à nos armées du matériel pour des opérations très précises, comme la lutte contre le terrorisme en Afrique. Par exemple, sur l’artillerie, cela n’avait rien à voir avec ce que connaît l’Ukraine. Trois, une priorité absolue donnée à l’innovation technologique, mais pas aux capacités de production. Quand le Président parle d’économie de guerre, cela veut dire comment notre industrie de Défense répond aux défis posés pour soutenir notre propre appareil militaire, mais aussi celui de pays amis en guerre comme l’Ukraine, ou des clients à l’export. Puisque le monde change, cela veut dire aussi que l’industrie de Défense doit trouver le chemin d’une production plus rapide. Et plus robuste. C’est cela l’économie de guerre.

"L’industrie de Défense doit trouver le chemin d’une production plus rapide",
Sébastien Lecornu

 

Quelles garanties donnez-vous aux industriels ?

S. L. : Certains étaient réticents, moyennant quoi des contrats ont pu être perdus du fait de délais de production trop longs. Soit on retourne à une logique d’arsenal, et le ministre des Armées prend alors la direction des usines, qui est le modèle des années 1960. Soit ce sont des entreprises privées, et par définition, elles doivent pouvoir répondre aux besoins du client. Donc, c’est la prise de risque… Je vais être très direct : à l’heure où tous les pays sont en train de se réarmer et d’augmenter leurs budgets de Défense, il faudrait véritablement manquer d’agilité et de sens commercial pour ne pas voir que, oui, il faut prendre des risques sur ses stocks et anticiper la demande…

Thomas Gomart, vous parlez du stratégique qui reprend la main sur l’économique…

T. G. : Les échanges économiques vont s’intensifier sur fond d’accentuation de l’hostilité politique. Cela se traduit d’ores et déjà par une arsenalisation des interdépendances et par un renforcement de la dualité civile/militaire. C’est un enjeu de la réorganisation de l’industrie de Défense actuellement à l’œuvre.

S. L. : C’est très compliqué de parler de l’industrie de Défense comme d’un bloc. Dassault est passé d’un Rafale par mois à trois ; pas pour l’Ukraine, pour l’export. Les canons Caesar, c’est l’État qui donne l’impulsion, parce que c’est pour l’Ukraine. Et comme cela a fonctionné, beaucoup de pays dans le monde en veulent. Parfois, c’est pour nos propres besoins. Je mets la pression sur les missiles Aster car la Marine nationale en tire en mer Rouge pour défendre les intérêts français face à la menace houthie. Beaucoup de PME, y compris en Bretagne ou en Normandie, parfois venant du civil, développent des solutions nouvelles et innovantes pour les armées. L’entreprise Delair pour les drones est devenue un symbole de cette tendance.

Pour conclure, Thomas Gomart, votre livre vise à secouer les Européens face aux menaces stratégiques nouvelles. Nous serions dans un état de faiblesse, dites-vous…

T. G. : Les Européens sont pris de vitesse par les transformations actuelles. La guerre d’Ukraine renforce leur solidarité tout en accentuant leur dépendance énergétique avec les États-Unis, financière avec les pays du Golfe, et commerciale avec la Chine. Ils ont commis deux erreurs. La première était de croire que l’ensemble du monde voulait vivre comme eux ; et la deuxième était de penser vivre dans une bulle protégée ad vitam aeternam par les États-Unis. La France se singularise sur ce plan avec la dissuasion. Sa raison d’être est précisément de pouvoir assurer sa sécurité ultime seule si les États-Unis renonçaient à protéger les Européens directement ou indirectement. C’est une perspective qui effraie nos alliés. Si Donald Trump est réélu, ce sera le moment de vérité des ambitions stratégiques européennes.

"Les Européens sont pris de vitesse par les transformations actuelles",
Thomas Gomart

 

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