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Guerre en Ukraine : "Les missiles à longue portée redeviennent un outil de compétition stratégique"

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interviewés par Clément Daniez dans

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La maîtrise des frappes dans la profondeur est un impératif pour les guerres d’aujourd’hui et celles de demain, comme le soulignent les chercheurs Héloïse Fayet et Léo Péria-Peigné, de l’Ifri. Cela faisait des mois que les Ukrainiens attendaient cela. La Maison-Blanche les a enfin autorisés à utiliser un missile longue portée américain, l’ATACMS, pour frapper des positions en profondeur dans le territoire russe. Mais avec un bémol : cela devra se limiter, dans un premier temps, à la zone où l’armée ukrainienne a traversé la frontière, dans la région de Koursk. L’épisode vient rappeler que l’utilisation d’armes à longue portée est une clé du conflit pour les belligérants.

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Lancement de système de fusée d'artillerie à grande mobilité (HIMARS), ANDØYA, Norvège (31 mai 2021)
Lancement de système de fusée d'artillerie à grande mobilité (HIMARS), ANDØYA, Norvège (31 mai 2021)
Lance Cpl. Nicholas Guevara/Corps des Marines des États-Unis
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Dans un rapport publié ce mardi 19 novembre, dont L’Express a eu la primeur, deux chercheurs de l’Institut français des relations internationales (IFRI), Héloïse Fayet et Léo Péria-Peigné, expliquent l’importance croissante de ces frappes en profondeur, à plusieurs dizaines de kilomètres de la ligne de front, pour lesquelles l’Europe, et en particulier la France, accumule des retards capacitaires. "[Elles] redeviennent un outil de compétition stratégique, expliquent-ils, comme à la fin de la guerre froide."
 

Joe Biden vient d'autoriser l'Ukraine à utiliser des missiles américains à longue portée ATACMS pour frapper la Russie en profondeur. Quels sont ces missiles ?

Léo Péria-Peigné : L'ATACMS est un missile semi-balistique sol-sol. Il peut être lancé par un lance-roquettes multiple à roue comme le HIMARS ou à chenille comme le MLRS, des modèles fournis par les Occidentaux à l'Ukraine. Celle-ci a reçu des ATACMS d'une portée de 150 kilomètres avec une charge à sous-munitions et peut être aussi une version qui porte encore plus loin. Ces charges antipersonnel et anti-blindé contiennent plusieurs centaines de petites bombes qui viennent frapper le sol. 

Comment les Ukrainiens pourraient-ils les utiliser ?

Léo Péria-Peigné : Jusqu'ici, leur usage était réservé à des cibles se trouvant soit sur le territoire ukrainien occupé, soit à proximité immédiate du front. Les Ukrainiens ne pouvaient pas en exploiter toute la portée à l’intérieur du territoire russe. Dorénavant, ils pourraient les utiliser, selon les médias américains, dans la région de Koursk où des soldats nord-coréens sont venus participer à la contre-offensive russe.

L'Ukraine se trouve en difficulté actuellement sur le front. Les "nouvelles" armes occidentales comme les ATACMS ne lui sont-elles pas livrées un peu trop tard ?

Héloïse Fayet : Depuis l’invasion de février 2022, il y a une peur de l’escalade conventionnelle, éventuellement nucléaire, avec la livraison de nouveaux armements. Mais dans le cas présent, comme c’est la Russie qui escalade en premier avec le recours à des soldats nord-coréens, les Américains peuvent répondre qu’il s’agit d’une réponse à une escalade russe. Cette livraison intervient cependant très tard.

Est-ce que cette autorisation va s'appliquer à d'autre matériel comme les missiles air-sol français Scalp ?

Héloïse Fayet : Pour l’instant, on ne sait pas. L’Ukraine ne disposerait plus ni de Scalp français ni de leur jumeau britannique, les Storm Shadow. La question pourra se reposer en cas de nouvelles livraisons de missiles, qui pourraient mener à un alignement sur la ligne américaine. Il pourrait y avoir aussi un autre missile air-sol, le Taurus allemand, si la frilosité du chancelier Olaf Scholz disparaissait. Mais il n’y a pas de matériel “game changer” en soi, c’est la quantité utilisée qui compte.

Vous venez justement de sortir un rapport sur les frappes en profondeur. De quelles armes parle-t-on ?

Léo Péria-Peigné : La profondeur, c’est tout ce qui va dépasser les abords immédiats du front et les dispositifs de soutien au combat tactique, comme des postes de commandement important, des nœuds de ravitaillement, ou des infrastructures critiques comme des ponts et autres, au-delà de 50 à 100 kilomètres. Pour l’Otan, c’est plutôt à partir de 300 kilomètres, pour des armes qui relèvent de l’artillerie longue portée, des missiles moyenne portée, de drones ou de missiles de croisière navals.

Pourquoi ces armes sont-elles un sujet brûlant pour les armées du monde ?

Héloïse Fayet : La frappe dans la profondeur n’a jamais disparu du concept d’emploi des armées occidentales, mais n’était plus un sujet dans le cadre des guerres de contre-insurrection menées par les Occidentaux au Sahel ou au Proche-Orient. Ceux-ci se retrouvent à présent face à des adversaires qui n’avaient pas été confrontés à ces problématiques de contre-insurrection et avaient continué à développer des armes de frappes dans la profondeur comme la Russie et la Chine. La précision des missiles continue de s’améliorer depuis la révolution du genre, dans les années 1970 et 1980. S’y ajoute le développement d’armes hypersoniques. Les frappes en profondeur redeviennent un outil de compétition stratégique, comme à la fin de la guerre froide.

Avec quelle différence ?

Léo Péria-Peigné : On s’achemine vers une forme de démocratisation. L’accès aux technologies pour réaliser des frappes dans la profondeur devient plus simple, que ce soit pour constituer des moyens de frappes, comme le montrent les drones iraniens Shahed, capables de couvrir 2000 kilomètres, et d’identifier une cible et de voir si elle a été bien détruite, grâce à de l’imagerie satellite civile, ou d’autres drones. Les défenses antiaériennes occidentales ne sont pas calibrées pour cette menace.

Quels sont les pays en avance et ceux en retard ?

Héloïse Fayet : La Chine mise beaucoup sur ces armes, avec une force dédiée et un éventail très large de missiles balistiques, de croisières ou encore antinavires, pour frapper Taïwan, mais surtout les navires et les bases américaines en Indo-Pacifique comme Guam. La Corée du Sud exporte ses systèmes longue portée en Pologne, aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite. La Corée du Nord développe un arsenal balistique de courte et moyenne portée. Il y a des petits programmes au Japon et en Australie. L’Asie est le laboratoire de la grande profondeur. C’est pour ce théâtre que les Etats-Unis développent des systèmes pour frapper la Chine, depuis Guam, les Philippines, la Corée du Sud et le Japon. Au Moyen-Orient, Israël, l’Iran et ses relais régionaux, comme le Hezbollah et les Houthis, au Yémen, possèdent des armes pour frapper dans la profondeur.

Et en Europe ?

Léo Péria-Peigné : Il y a les Russes, dont une grosse partie de la doctrine est fondée sur l’artillerie. Ils possèdent les missiles sol-sol Iskander et plusieurs autres vecteurs air-sol. Les Ukrainiens, en plus des drones, misent sur des programmes de missiles à longue portée qu’ils développent eux-mêmes. Du côté des Européens, on trouve des systèmes hérités de la guerre froide, comme le MLRS, dont vient le LRU français, et des HIMARS, dont s’équipent certains pays.

Que possède la France pour frapper dans la profondeur ?

Léo Péria-Peigné : Elle possède un vecteur air-sol, le Scalp. La Marine possède un missile qu’elle peut tirer de ses bâtiments de surface et de ses sous-marins d’attaque de dernière génération, le MDCN, d’une portée de 1 000 kilomètres. L’armée de terre a ce reliquat de 4 à 6 LRU sol-sol en cours de remplacement, contre 230 équivalents HIMARS de la Corée acquis par la Pologne…

Héloïse Fayet : Tout cela donne des options trop limitées aux décideurs français. La petite quantité fait que l’emploi est nécessairement stratégique. Le prix du Scalp entre en contradiction avec la pratique contemporaine de la frappe dans la profondeur, massive en Ukraine.

La Direction Générale de l'Armement a lancé un appel d'offres pour des frappes dans la profondeur et un autre pour la très grande profondeur...

Léo Péria-Peigné : Oui, avec à chaque fois une équipe comptant MBDA et une autre avec ArianeGroup. Il y a d’abord le projet d’un lance-roquette qui atteigne 150 kilomètres, contre 80 pour LRU actuellement, mais qui puisse aussi frapper à 500 kilomètres. Puis il y a l’initiative européenne Elsa [European Long-range Strike Approach], qui comprend la frappe dans la très grande profondeur, mais ne s’y limite pas, lancée conjointement par la France, l’Allemagne, l’Italie et la Pologne, rejoints par le Royaume-Uni le mois dernier.

De quoi parle-t-on ?

Héloïse Fayet : Ce qui va au-delà de 500 kilomètres. Il s’agit de capacités qui étaient proscrites par le traité INF, concernant les missiles de portée intermédiaire, qui interdisait le développement de missiles sol-sol de portée conventionnelle ou nucléaire allant de 500 et 5500 kilomètres. Ce traité, issu de la crise des Euromissiles des années 1980, ne concernait que les Etats-Unis et l’URSS, puis la Russie, a mené à l’absence de développement de ce genre de capacité en Occident. Mais Washington en est sorti en 2019 en accusant la Russie de l’enfreindre. Depuis, les deux pays développent de nouveaux systèmes.

 

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Clément Daniez

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Héloïse FAYET

Héloïse FAYET

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Chercheuse, responsable du programme dissuasion et prolifération, Centre des études de sécurité de l'Ifri

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Léo PÉRIA-PEIGNÉ

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Lance Cpl. Nicholas Guevara/Corps des Marines des États-Unis