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Guerre en Ukraine : "En 2035, les Polonais auront la première armée d'Europe et de loin"

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Interrogés par Clément Daniez dans

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Exclusif. Un rapport passionnant de l'Ifri radiographie le programme d'armement inédit dans lequel s'est engagée la Pologne, à la suite de l'invasion russe de son voisin ukrainien.

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Soldats polonais en 2022
Soldats polonais en 2022
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Six divisions terrestres et près de 300 000 militaires : dans une décennie, la Pologne compte disposer d'un outil de défense sans équivalent sur le continent européen et dissuasif vis-à-vis de ses voisins russe et biélorusse. Cette ambition est auscultée avec précision dans un rapport de l'Institut français des relations internationales, dont L'Express a eu la primeur. Ses auteurs, Léo Péria-Peigné et Amélie Zima, tous deux chercheurs au Centre des études de sécurité de l'Ifri, expliquent comme les Polonais se donnent les moyens d'y arriver, mais également les écueils auxquels ils font face.

« Pour Trump, a priori, les Polonais sont l'exemple de ce qu'il faut faire en Europe », précise Léo Péria-Peigné, auteur d'une Géopolitique de l'armement (Le Cavalier Bleu). 

 

« L'inquiétude est plutôt pour le moyen et le long terme avec la perspective d'une déseuropéanisation des États-Unis », souligne Amélie Zima, autrice de L'Otan, dans la collection Que Sais-Je.


L'Express : Durant deux mandatures, la Pologne a été dirigée par les ultraconservateurs du PiS. Depuis deux ans, une coalition antipopuliste est au pouvoir. Leur approche de la politique de défense est-elle différente ?

Amélie Zima : Le gouvernement actuel, une coalition qui va des libéraux de la Plateforme civique (PO) du Premier ministre Donald Tusk aux sociaux-démocrates, partage certains points communs avec le PiS. La loi sur la Défense de la Nation, qui est la base du réarmement, est le résultat d'un travail transpartisan et l'un des rares cas où les deux frères ennemis de la politique polonaise, le PiS et la PO, sont parvenus à une coconstruction de texte. Un audit est cependant en cours au ministère de la Défense, mais ses conclusions n'ont pas encore été rendues publiques. L'arrivée de Donald Tusk au pouvoir a mis un terme à une politisation de l'armée par le PiS, qui a entraîné de nombreuses démissions et limogeages au sein du haut commandement.

Le gouvernement Tusk est, lui, résolument proeuropéen. Sa présidence de l'UE, qui vient de s'ouvrir, est placée sous le signe de la sécurité. Cela dit, il se retrouve pris dans une sorte de piège, puisque la suspension ou l'arrêt de programmes d'armement serait aussitôt exploitée et dénoncée par le PiS comme une trahison et une atteinte aux intérêts souverains de la Pologne. Or la PO, qui est parfois considérée, à tort, comme faible sur les questions de défense, ne peut se le permettre.

Où se situe l'armée polonaise, aujourd'hui, par rapport aux autres armées continentales européennes?

Léo Péria-Peigné : Hors l'Ukraine et la Russie, pour ce qui concerne les forces terrestres, ils sont déjà en tête, même s'il faut nuancer les chiffres. Quand les Polonais annoncent disposer de 200 000 militaires, ce sont 130 000 professionnels, ainsi que des réservistes, des volontaires au sein des forces territoriales, qui n'ont pas la même valeur. Quand on regarde le bilan militaire de l'IISS, qui répertorie les capacités de tous les pays, ils ont plus de chars et de pièces d'artillerie que les autres européens, mais il s'agit surtout de matériel ancien. L'armée polonaise suit une double dynamique de massification et de modernisation, d'autant plus rapide qu'elle l'avait longtemps retardée faute de budget et de volonté politique. Il lui faut des armes plus modernes, en plus grand nombre, mais également plus de gens pour les manier.

Comment le rappelle le titre de votre rapport, cette armée devrait passer première armée d'Europe en 2035...

Léo Péria-Peigné : Oui, Et de loin! Ils seront les premiers d'encore plus loin s'ils atteignent les cibles d'acquisition pour 2035 de matériels qui ont déjà commencé à être livrés et seront aux trois-quarts neufs. Les Polonais veulent disposer à cette date de six divisions d'armée de terre, contre deux en France. Mais ce ne seront pas six divisions de professionnels, mais deux, plus deux autres composées de réservistes et de conscrits, et deux dernières entièrement composées de réservistes encadrés par des militaires d'active. Même s'ils n'atteignent que la moitié de leurs objectifs, ils seront largement les premiers. Ils ne veulent pas un modèle d'armée complet, comme la France, mais ils veulent plutôt pouvoir combattre la menace russe, plus immédiatement existentielle.

Et puis la Pologne, qui estime qu'elle est devenue une importante puissance économique au sein de l'Europe, veut peser davantage, ce qui nécessite une armée incontournable, autant vis-à-vis de ses partenaires européens que des Russes. L'objectif de Varsovie est d'éviter d'être marginalisée dans les grands accords régionaux et d'éviter un nouvel accord entre l'Ukraine et la Russie sans qu'elle soit à la table des négociations, comme c'était le cas pour Minsk 2 en 2015.

Est-ce réaliste d'atteindre 300 000 militaires d'ici une décennie pour un pays de moins de 40 millions d'habitants?

Léo Péria-Peigné : Cela va être difficile, car la Pologne doit composer avec une population vieillissante et un taux de fécondité en berne [NDLR : 1,3 enfant par femme en 2022]. La Pologne pourrait décider d'avoir une part de réservistes plus importante sur les 300 000 militaires visés. Elle est en train de développer une culture militaire au sein de la population. Des dizaines de milliers de personnes ont déjà suivi des formations, avec des stages pour acquérir les bons réflexes et bonnes pratiques en cas de conflit, comme savoir soigner une blessure, se mettre à l'abri, monter un drone, démonter un fusil, etc.

Il y a un an, l'Ifri a publié un rapport sur l'Allemagne, qui ambitionne elle aussi de disposer de la première armée d'Europe. Laquelle en prend véritablement le chemin?

Léo Péria-Peigné : La réaction polonaise vient aussi d'une forme de défiance envers ses partenaires, dont elle estime qu'ils ne seront pas forcément fiables si elle est attaquée. Elle conserve ce traumatisme d'avoir été plusieurs fois abandonnée et démembrée au cours de son histoire. Elle se dit : "plus jamais ça". L'Allemagne semble avoir beaucoup plus de mal à concrétiser son "Zeitenwende" [NDLR : "changement d'époque", le tournant en matière de défense annoncé par le chancelier Scholz fin février 2022]. On ne voit pas de grandes évolutions depuis trois ans, à quelques commandes près. La Pologne, elle, fournit un effort indéniable sur le matériel, le recrutement, la formation.

Est-ce que la Pologne parvient à tenir son objectif de dépenses militaires représentant 4 % de son PIB?

Léo Péria-Peigné : Pour le moment, oui. Car elle achète beaucoup de matériel, avec des dépenses d'investissement monstrueuses qui seront absorbées sur une décennie. Il lui faudra aussi construire des bâtiments pour ses nouveaux soldats. Pour l'instant, une partie sont logés dans des algécos. Il y a aussi un effort sur les salaires, sur les contrats et les avantages qu'ils procurent, car la Pologne connaît le plein-emploi et doit attirer du personnel. Ils trouveraient à dépenser plus immédiatement s'ils passaient à 5 %. La Pologne est prête à s'endetter pour cela : tout ce qui est au-dessus de 3 %, en matière de défense, est financé par un fonds spécial qui émet des bons du Trésor.

La Pologne était dans le Pacte de Varsovie à l'époque communiste. Que reste-t-il de son passé soviétique?

Amélie Zima : L'armée polonaise a opéré un profond changement de ses cadres, de son organisation et sa doctrine, ne serait-ce qu'en entrant dans l'Otan en 1999, devenant l'alliée de pays qui étaient ses adversaires dix ans plus tôt. L'entrée dans le camp occidental et l'alignement de certains gouvernements polonais avec les positions américaines a conduit la Pologne à s'engager en Irak et en Afghanistan, ce qui a aussi grandement contribué à la transformation de son armée.

Léo Péria-Peigné : D'après leurs partenaires, les Polonais entretiennent encore une culture hiérarchique très verticale, qui peut compliquer les prises de décision et les échanges. Mais le rajeunissement et la modernisation du matériel vont peut-être changer cela. Ils recréent depuis plusieurs années un corps de sous-officier, pour gagner en souplesse de commandement. Une grande partie du matériel soviétique a déjà été transférée aux Ukrainiens. Résultat, la Pologne s'estime dans une période de vulnérabilité actuellement, avec un trou capacitaire qu'elle comble notamment en achetant sur étagère des chars et de l'artillerie produite en Corée du Sud, jusqu'en 2027. Après, le matériel réceptionné sera produit sur place, aux standards définis par la Pologne.

La Pologne prévoit d'acquérir 1 000 lance-roquettes de type Himars et de son équivalent coréen. Pourquoi?

Léo Péria-Peigné : Ils ont déjà changé de doctrine. Avant la guerre en Ukraine, ils pensaient que s'ils étaient attaqués par les Russes, ils en passeraient par une défense élastique pour reculer et reprendre les territoires perdus avec l'aide des alliés. Cette approche a été abandonnée après les massacres commis par les Russes à Boutcha, en banlieue de Kiev. Ils veulent éviter cela et construisent une ligne de défense ferme et fixe, le Bouclier Est, avec un mur, des mines, des fossés, des bunkers, car pas un Russe ne doit mettre un pied en Pologne. A cela s'ajoute une artillerie de longue portée très puissante pour traiter tout ce qui est à 150 à 300 kilomètres de ses positions. Dans chaque division polonaise, il y aura donc une brigade d'artillerie avec des Himars ou des K239 Chunmoo coréens. Et, sur le papier, des brigades d'artillerie supplémentaires, hors division, seront équipées, à la main de l'état-major général polonais. Cela fera plusieurs centaines de ces lance-roquettes pour 2035, alors que la France prévoit, pour l'instant, à cette date, d'en avoir 26. Il lui en reste aujourd'hui moins d'une demi-douzaine. A cela s'ajoute plus de 1 000 chars, plus de 800 canons. C'est un message pour rassurer la population polonaise, autant qu'un signalement stratégique à la Russie.

Pourquoi la Pologne achète surtout américain et sud-coréen ?

Léo Péria-Peigné : Elle avait besoin de regarnir vite ses stocks après avoir donné du matériel aux Ukrainiens. Avant la guerre, l'Europe ne produisait qu'une cinquantaine de chars allemands par an et les Polonais étaient les derniers à produire encore de l'artillerie sur chenilles, car la production de PZH 2000 allemands n'avait alors pas repris. Avec les Coréens, elle a pu obtenir des plans de fabrication qu'elle n'aurait pas obtenu en Europe et qui lui permettront de développer son industrie de défense. De la part des Etats-Unis, elle a obtenu l'installation à Poznan du 5e corps d'armée des Etats-Unis. Mais elle achète aussi du matériel de génie et des satellites à la France et des navires à la Suède.

A quel point le retour de Trump à la Maison-Blanche peut-il contrarier la relation de défense entre Varsovie et Washington ?

Léo Péria-Peigné : Pour Trump, a priori, les Polonais sont l'exemple de ce qu'il faut faire en Europe. Ils sont des très bons clients de l'industrie militaire américaine, avec les missiles Patriot, les Himars, les chars Abrams, les hélicoptères Apache et les avions F35.

Amélie Zima : L'engagement américain en Pologne est ancien et constant, depuis le soutien politique lors de la réunification allemande, jusqu'au développement de la base antimissiles Aegis Ashore, lancé sous l'administration Bush Junior et concrétisé l'année dernière. La Pologne a aussi rejoint l'année dernière le groupe des rares pays européens où les Etats-Unis stockent du matériel militaire. Et puis le premier mandat Trump a été le cadre d'un renforcement des relations, avec la signature d'un accord de coopération de défense qui se concrétise par la présence de la 5e armée américaine dans l'ouest de la Pologne, mais aussi la levée du régime des visas pour les citoyens polonais souhaitant venir aux Etats-Unis, jusqu'alors pomme de discorde. Actuellement, les Américains sont présents avec plus de 10 000 soldats dans un cadre bilatéral et otanien, comme nation cadre de la présence avancée de l'Alliance. La volonté polonaise de promouvoir une hausse du budget de la défense va aussi dans le sens des déclarations de Trump. L'inquiétude est plutôt pour le moyen et le long terme avec la perspective d'une déseuropéanisation des Etats-Unis.

La mer Baltique est le premier espace de confrontation, actuellement, entre la Russie et les Européens. La Pologne est-elle bien pourvue pour y faire face?

Léo Péria-Peigné : Sa marine est son parent pauvre. Le gros de ses efforts se concentre sur l'aéroterrestre. Avec l'arrivée de la Finlande et la Suède dans l'Otan, il y a un peu moins de pression navale. Il n'empêche qu'un programme pour construire des frégates neuves avec le Royaume-Uni est en cours. La Pologne ne compte plus qu'un seul sous-marin, très ancien. Il y a un appel à projet pour en acheter trois, capables de plonger jusqu'à 300 mètres de fond, bien plus qu'en mer Baltique. C'est sur le naval que la France a peut-être le plus de chances de gagner de nouveaux contrats avec Varsovie, qui semble souhaiter océaniser sa marine.

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