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Un an avant les élections, le Nigeria s'enfonce dans la crise

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Un an avant les élections, le Nigeria s'enfonce dans la crise
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Les hommes d’affaires qui se rendent régulièrement à Lagos, Abuja ou même Port Harcourt pourraient en témoigner : le Nigeria est le marché incontournable en Afrique (banque, assurance, téléphonie, construction etc…). Premier producteur de pétrole du continent avec 2,4 millions de barils par jour, le Nigeria est également un poids lourd démographique avec près de 170 millions d’habitants. Les entreprises françaises du CAC 40 (Total, Technip, Schneider Electric, Lafarge, Air France), par exemple, y font de belles affaires.

Corps analyses

Les échanges commerciaux entre Abuja et Paris ont atteint en 2012 un record historique de 5,3 milliards d’euros. Si la balance commerciale devrait rester massivement déficitaire avec la France, du fait des importantes importations de brut, les ventes au Nigeria progressent. Elles atteignaient 1,5 milliard d’euros en 2013, représentant le deuxième plus important marché africain pour la France après l’Afrique du Sud [1]. Avec une croissance moyenne de 7 % par an et premier récipiendaire des investissements étrangers du continent (8,9 milliards de dollars en 2011 contre 6,1 en Afrique du Sud), le Nigeria devrait continuer à asseoir sa place particulière en Afrique [2].

Pourtant, ce tableau idyllique des échanges ne doit pas cacher une situation sécuritaire, politique et économique de plus en plus préoccupante. Au plan sécuritaire, la secte islamiste Boko Haram [3] ou ses groupes affiliés comme Ansaru accélèrent leurs actions meurtrières dans le Nord du pays malgré l’état d’urgence décrété depuis 2013 dans les États de Borno, Yobe et Adamawa. On compte déjà plusieurs centaines de morts depuis le 1er janvier 2014. A l’origine, ce groupe créé par Mohamed Yusuf en 2002 portait des revendications d’ordre principalement religieux (notamment une application plus stricte de la charia). Néanmoins, depuis la mort de son fondateur causée par l’armée nigériane en 2009 [4] et l’arrivée du président Goodluck Jonathan en 2010, le groupe cible davantage les symboles de l’État (police, armée) et les lieux de rassemblement (marchés, écoles) afin de tuer le plus grand nombre de personnes, sans réelle distinction de religion. Par ses actions, Boko Haram a désormais mué en mouvement au mode opératoire terroriste dont le principal objectif vise davantage l’affaiblissement du pouvoir central à Abuja, plutôt que l’observance stricte de la Sharia, son message originel [5].

Un président contesté

Une cible concentre les critiques : le président Goodluck Jonathan. Parcours atypique et fulgurant pour ce docteur en zoologie, chrétien ijaw natif de la région pétrolifère du delta du Niger : vice-gouverneur puis gouverneur de l’État pétrolier de Bayelsa suite à la destitution de son prédécesseur pour blanchissement d’argent, Goodluck Jonathan devient en mai 2007 vice-président du Nigeria sous l’étiquette People’s Democratic Party (au pouvoir depuis 1999). En 2010, il prend la fonction de président par intérim suite au décès d’Umaru Yar’Adua jusqu’à son élection comme président en 2011. Les circonstances ont ainsi guidé un parcours politique à marche forcée.

Il est difficile d’expliquer les violences dans le Nord sans passer par une analyse géopolitique de l’État nigérian. Goodluck Jonathan est originaire de la seule zone au Nigeria (le delta du Niger) où le pétrole et le gaz sont exploités (depuis 1958). Or, cette région, peuplée d’une trentaine de millions d’habitants, est considérée par une partie des élites du Nord comme très, voire trop favorisée. Abuja redistribue directement 13 % des revenus pétroliers aux neuf États producteurs [6]. De plus, cette région bénéficie de relais privilégiés grâce à un ministre du Delta ainsi qu’à Kingsley Kuku [7], le conseiller spécial du chef de l’État (ijaw comme lui). Ce dernier administre le budget de l’amnistie (383 millions de dollars pour 2014) qui permet depuis 2009 à près de 30 000 personnes d’avoir accès à des formations au Nigeria comme à l’étranger [8] et de recevoir un peu d’argent (400 dollars par mois) en échange de l’arrêt des vandalismes sur les installations pétrolières et gazières [9]. Ces montants et formations s’ajoutent aux multiples projets étatiques de développement comme le Niger Delta Development Commission (NDDC [10]), dont l’efficacité laisse à désirer depuis sa création en 2000. De plus, les actuels débats parlementaires sur l’opportunité de redistribuer un nouveau pourcentage des revenus pétroliers aux communautés à proximité des gisements, accentuent la fracture entre des populations du Nord qui se considèrent comme oubliées et un Sud (delta du Niger et région dynamique de Lagos) plus favorisé. Boko Haram prospère ainsi plus aisément sur ce terreau d’inégalités économiques dont le pouvoir central ne semble pas prendre la mesure de l’urgence d’un rééquilibrage [11].

Cependant, on ne peut expliquer l’accroissement des attaques du groupe terroriste sans interroger le soutien ou la non dénonciation d’hommes politiques et hommes d’affaires du Nord souhaitant obtenir à nouveau le pouvoir à Abuja. Le nœud de la crise politique se situe bien à ce niveau.

Goodluck Jonathan veut se représenter aux prochaines élections de 2015 ; or, il n’est pas question pour les nordistes qu’un natif du delta du Niger dirige plus longtemps le pays. Ils considèrent qu’après un mandat et demi, il doit laisser sa place à un homme politique d’une autre région, comme il est d"ailleurs de tradition au sein du PDP. L’affaiblissement du président causé notamment par une gestion inefficace du problème Boko Haram (l’armée très violente rend la stratégie de fermeté inopérante car totalement rejetée par une partie de la population du Nord qui subit des exactions [12]) s’est doublé d’une crise politique au sein du parti au pouvoir (People’s Democratic Party). Un nouveau parti d’opposition regroupant des déçus du PDP ainsi que les principales formations politiques a été créé en 2013. Seize des trente-six gouverneurs ont rejoint la nouvelle plateforme du All Progressives Congress (APC) ainsi que 186 députés sur un total de 360 et 58 sénateurs sur 109. Le PDP est pour la première fois depuis 1999 en minorité dans ces instances de décision, situation qui risque de rendre les derniers mois de gouvernement très compliqués. Il reste cependant plausible que le PDP trouve les moyens politiques et pécuniaires pour faire revenir certains législateurs dans son camp.

Un bilan économique inquiétant

Les critiques contre le président portent aussi sur son bilan économique. Le gouverneur de la Banque centrale du Nigeria, Sanusi Lamido, a été écarté en février 2014 après avoir publiquement exprimé son étonnement face aux 50 milliards de dollars (une somme colossale au regard du budget de l’État qui est de 30 milliards de dollars) manquant dans les comptes de son institution. Attirant l’attention du président depuis septembre 2013 sur le fait que la société pétrolière nationale Nigerian National Petroleum Corporation (NNPC) n’avait pas transmis ces montants considérables à la Banque centrale, Sanusi Lamido n’a reçu aucune réponse jusqu’à ce que l’un de ses courriers au président ait été opportunément rendu public par la presse en décembre 2013. Ulcéré que ces chiffres soient disponibles dans les journaux et contribuent encore plus à souligner les ratés de la gestion économique du régime, Goodluck Jonathan a écarté Sanusi Lamido après son ultime apparition devant le comité des finances du Sénat le 3 février 2014. Issu d’une influente famille nordiste de diplomates (son père a notamment été ambassadeur en Chine), Sanusi Lamido, qui vient de l’État de Kano, devrait logiquement rejoindre le camp des adversaires de la réélection du président. Certains espèrent même que ce banquier, adoubé par les Occidentaux (FMI, Banque mondiale) et les médias (le Financial Times lui a décerné le prix de meilleur Gouverneur en 2011), devienne un futur homme politique de premier plan.

Des conséquences pour la stabilité régionale

Le bilan sécuritaire calamiteux et le scandale des milliards envolés de la NNPC mettent en lumière une inquiétante présidence de Goodluck Jonathan. Cependant, l’élément le plus préoccupant pour le long terme est probablement l’état du secteur pétrolier et du delta du Niger dans son ensemble. Bien que le pétrole représente 40 % du PIB, 80 % des revenus de l’État et 98 % des exportations, les investissements dans ce secteur diminuent régulièrement du fait de l’insécurité physique et juridique dans le pays [13]. La Petroleum Industry Bill (PIB), en débat depuis 2007, est censée mieux encadrer le secteur pétrolier et préciser les impôts à payer selon les zones d’exploitation. Pourtant, la ministre du pétrole Diezani-Alison Madueke, très proche du président (ijaw de Bayelsa comme lui), n’a pas réussi à faire avancer le dossier alors qu’elle est en charge de ce portefeuille depuis déjà quatre ans. Les majors occidentales, qui produisent l’essentiel des hydrocarbures nigérians, semblent actuellement préférer attendre de connaître les conditions d’exploitation qui seront contenues dans la PIB avant d’investir de nouveaux milliards. Certaines compagnies comme Shell, Chevron vendent déjà une partie de leurs actifs au Nigeria ou même la totalité d’entre eux (ConocoPhillips). De plus, faisant face à l" " oil bunkering " - vols massifs de pétrole sur les oléoducs ou directement aux ports d’exportation (estimés à 300 000 barils par jour par le patron de la NNPC [14] soit la production du Congo-Brazzaville) - les majors sont de moins en moins enclines à investir au Nigeria alors même que la géologie y est très intéressante. Le Nigeria dispose des plus grosses réserves du continent en gaz (180 trillions de pieds cubes) et des deuxièmes réserves en pétrole (37 milliards de barils). Alors que la diversification de l’économie est encore loin de permettre de prendre le relai du secteur des hydrocarbures, le manque d’investissement dans ce secteur pourrait contribuer à faire considérablement baisser la production dans les prochaines années. Cela aurait des conséquences significatives sur le budget de l’État.

Les problèmes politico-militaires de certaines régions nigérianes (le Nord-est et le delta du Niger) ont également de profondes conséquences en dehors des frontières nationales. Boko Haram kidnappe de plus en plus sur le territoire camerounais et ses actions provoquent le départ de dizaines de milliers de réfugiés au Niger, au Tchad et au Cameroun et désorganise totalement le commerce transfrontalier. De même, les ressortissants du Delta ont développé des " talents " de piraterie grâce auxquels de plus en plus de tankers et de bateaux de marchandises sont arraisonnés jusqu’en Côte d’Ivoire à l’Ouest et jusqu’en Angola au Sud, avant d’être ramenés et siphonnés au Nigeria puis laissés au large. La défaillance du gouvernement fédéral sur les dossiers Boko Haram et " pirates du delta " est devenue une question de sécurité globale auxquels les pays de la région ainsi que les puissances occidentales sont confrontés. La fragilité de la présidence n’est évidemment pas à même de rassurer à un an d’une élection générale cruciale et dangereuse.

[Consulter cet article sur le blog Afrique Décryptages]


 

[1] http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/nigeria/la-france-et-le-nigeria/.

[2] World Investment Report, United Nations Conference on Trade and Development (Unctad), 2012
http://unctad.org/en/pages/PublicationWebflyer.aspx?publicationid=171

[3] Marc-Antoine Pérouse de Montclos, Boko Haram et le terrorisme islamiste au Nigeria : insurrection religieuse, contestation politique ou protestation sociale ?, Questions de recherche n°40, Paris : Centre d’études et de recherches internationales, 2012, 33 p.http://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/qdr40.pdf..

[4] La radicalisation du mouvement s’est aussi nourrie des méthodes très violentes de répression de l’armée depuis cinq ans.

[5] La Sharia est officiellement en application depuis la fin des années 1990 dans tous les États du nord du Nigeria.

[6] Les États non producteurs n’ont aucune dotation automatique du pouvoir central liée aux revenus du pétrole.

[7] Kingsley Kuku a été l’invité de l’Ifri pour une conférence sur le delta du Niger le 10 octobre 2011.

[8] Le conseiller du président nigérian pour le delta du Niger, Kingsley Kuku, a inauguré début février 2014 aux côtés du président de Schneider Electric Jean-Pascal Tricoire un centre de formation pour les " amnistiés " à Grenoble. Voir Africa Energy Intelligence, n°717, 25 février 2014.

[9] Les actions de vandalismes revendiquées notamment par le Movement for the emancipation of the Niger Delta (MEND) avaient divisé par trois la production pétrolière et gazière en 2009. Voir Benjamin Augé, " Pillage et vandalisme dans le Delta du Niger ", Hérodote, 3/ 2009 (n° 134), p. 151-175. Kathryn Nwajiaku-Dahou, The politics of amnesty in the Niger Delta, Note de l’Ifri, décembre 2010.

[10] http://www.nddc.gov.ng/

[11] L’ouverture le 18 mars 2014 d’une " conférence nationale " composée de 492 délégués venant de tous les États du Nigeria va dans le bon sens. Cette entité dont les travaux ont été lancés par Goodluck Jonathan a comme objectif de faire des propositions pour favoriser une cohésion nationale. http://www.voanews.com/content/nigeria-national-conference-2014/1873425.html.

[12] L’arrivée du nordiste Sambo Dasuki (en remplacement d’Andrew Azazi venant du delta du Niger) comme National Security Adviser du président Goodluck Jonathan en juin 2012 n’a pas réellement fait évoluer la stratégie vis-à-vis de Boko Haram. Les tentatives de négociations avec le mouvement n’ont pas été couronnées de succès. Le président espère que la nomination d’Aliyu Mohammed Gusau début mars comme ministre de la défense relancera le processus. Seulement, l’arrivée de l’ex National Security Adviser d’Olusegun Obsanjo issu de l’État nordiste de Zamfara, âgé de 70 ans, montre bien l’affolement du pouvoir et la nécessité de faire appel à des " anciens ".

[13] Les efforts de diversification de l’économie n’ont jamais été une priorité effective des gouvernements.

[14] http://www.thisdaylive.com/articles/nnpc-nigeria-lost-109-5m-barrels-of-oil-in-2013/174079/.

 

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Benjamin AUGÉ

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Créé en 2007, le centre Afrique subsaharienne de l’Ifri produit une analyse approfondie du continent africain, de ses dynamiques sécuritaires, géopolitiques, politiques et socio-économiques (en particulier le phénomène d’urbanisation). Le Centre se veut à la fois, via les différentes publications et conférences, un espace de diffusion d’analyses à destination des médias et du public mais aussi un outil d'aide à la décision des acteurs politiques et économiques à l'égard du continent.  

 

 

Le centre produit des analyses pour différents organismes tels que le ministère des Armées, le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’Agence française de développement (AFD) ou encore pour différents soutiens privés. Ses chercheurs  sont régulièrement auditionnés par les commissions parlementaires.

 

 

L’organisation d’événements de divers formats complète la production d’analyses en amenant les différentes sphères de l’espace public (académique, politique, médiatique, économique et société civile) à se rencontrer et à échanger outils d’analyse et visions du continent. Le Centre Afrique subsaharienne accueille régulièrement des responsables politiques de différents pays d’Afrique subsaharienne. 

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