Tramadol, médicament et drogue du pauvre en Afrique de l’Ouest et au Sahel
L’image de l’Afrique de l’Ouest comme zone de transit de drogues, contribuant à enrichir de multiples acteurs, est largement répandue.
Depuis plusieurs années cependant, se développe une consommation locale de plus en plus importante, tirée à la fois par l’émergence d’une classe moyenne et une politique de l’offre des mafias – nigérianes principalement[1]– contrôlant le trafic dans la région. Si cette consommation de stupéfiants importés et de leurs dérivés constitue un enjeu croissant, plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest sont également confrontés à une forte hausse de la consommation d’autres produits, dont le Tramadol[2], analgésique opioïde[3] de synthèse. Parfois acheté dans les officines pharmaceutiques, plus souvent obtenu hors des circuits officiels (et éventuellement contrefait ou falsifié), ce produit n’est pas une spécificité du sous-continent ouest-africain. Ceci étant, son usage s’y est considérablement développé depuis quelques années, notamment au Sahel.
Des saisies importantes ces dernières années
Plusieurs saisies témoignent de l’importance de la circulation du Tramadol en Afrique de l’Ouest ces dernières années[4]. Entre février et octobre 2012, 24 conteneurs transportant près de 130 tonnes de ce produit ont été interceptés au Bénin, au Ghana, au Sénégal et au Togo. Deux ans plus tard, en 2014, les services mixtes de contrôle portuaire de Cotonou (Bénin) et Tema (Ghana) saisissaient plus de 43,5 tonnes. Ces saisies, si elles se concentrent dans les ports du golfe de Guinée, sont loin de s’y limiter. En janvier 2016, la police nigérienne découvrait 7 millions de comprimés[5], une prise record dans un pays considéré comme la principale destination des comprimés déchargés au Bénin ou au Ghana mais où les saisies sont généralement de faible ampleur.
Une particularité des comprimés saisis en Afrique de l’Ouest est leur dosage. Loin des 50 milligrammes habituels dans les pharmacies, les emballages – à l’iconographie évoquant la force, la vitalité ou la vigueur – mentionnent 100, 200, 250 milligrammes de substance active…
La plupart du temps, ce Tramadol vient d’Inde, pays qui a développé une industrie pharmaceutique importante au moment de la reconnaissance légale des médicaments génériques dans les années 1970 et qui est un acteur mondial majeur pour les médicaments contrefaits[6]. Au milieu des années 2000 par exemple, l’Inde comptait 20 000 producteurs de médicaments, la plupart de petite taille et spécialisés dans les génériques, et environ 800 000 distributeurs[7]. L’Inde n’est cependant pas le seul pays producteur. Selon l’Organe international de contrôle des stupéfiants, du Tramadol viendrait aussi de Chine. De même, des soupçons existent sur une production locale au Nigeria.
Une consommation exponentielle
Il n’existe pas de données fiables sur la consommation de drogues en Afrique de l’Ouest. Cependant, on estime que l’usage abusif de Tramadol a fortement augmenté, notamment au Mali, au Niger et au Burkina Faso. Depuis quelques années, dans la ville de Gao par exemple, un nombre croissant de jeunes – hommes et femmes – consomment des comprimés acheminés du Niger[8]. Si le Sahel est particulièrement concerné, cette région de l’Afrique de l’Ouest est loin d’être la seule affectée. Selon des données du Réseau épidémiologique sur l’usage des drogues au Nigeria (NENDU), 71 % des usagers nigérians d’opiacés sur l’année 2015 ont déclaré que le Tramadol était le produit le plus fréquemment consommé[9].
Son coût est le principal facteur qui explique ce succès. Au Sahel par exemple, le comprimé est généralement vendu entre 10 et 50 CFA selon les pays, soit un montant bien inférieur aux dérivés de la cocaïne et de l’héroïne. Des écarts importants sont toutefois observables selon le lieu et la demande : dans les sites miniers du sud du Mali, le comprimé coûte 150 à 200 CFA ; sur les plateaux du Djado (région d’Agadez, Niger), où s’est développée, depuis 2014, une importante activité d’orpaillage, il se négocie jusqu’à 1 000 CFA[10]. Quatre autres facteurs peuvent cependant également être avancés : la perception associant le Tramadol à un médicament ; la facilité de transport et de dissimulation[11] ; la disponibilité auprès des pharmacies dites « par terre » (un vendeur avec des sacs de médicaments, un étal ou un tissu étendu sur le sol sur lequel reposent boîtes, comprimés, récipients divers…[12]) ; les sanctions moins sévères pour le possesseur de Tramadol que le possesseur de drogue.
Les données sur la consommation sont limitées. Celles disponibles attirent néanmoins l’attention sur des pratiques différenciées et le profil des consommateurs. D’une part, deux modes de consommation sont observables[13] : une consommation collective, principalement par des jeunes (regroupements festifs, travaux collectifs, pratiques toxicomanes de groupe) ; une consommation individuelle souvent indépendante de l’âge (augmentation de la force ou de l’endurance pour un travail physique, résistance à la chaleur, recherche de performances sexuelles…). D’autre part, parmi les consommateurs identifiés, la jeunesse masculine est surreprésentée. Si cette surreprésentation peut être liée aux vertus sexuelles supposées du Tramadol, au poids démographique de la jeunesse, à l’émulation au sein d’un groupe, une autre hypothèse est que les femmes ne se présentent que rarement pour des thérapies relatives à une addiction de crainte d’être socialement stigmatisées alors qu’il y a une certaine tolérance pour les jeunes hommes[14]. Plus important, la consommation de Tramadol s’est généralisée. « Le Tramadol est une drogue largement utilisée dans les écoles, et les élèves se disent que cela ouvre l’esprit », observe Mariam Diallo Zoomé, secrétaire permanent du Comité national de lutte contre la drogue (CNLD) burkinabé[15]. Une tendance loin d’être spécifique au Burkina Faso. Au Niger, plusieurs écoliers et étudiants ont été interpellés en possession de comprimés ces dernières années.
Un enjeu sociétal
Les prises répétées de Tramadol provoquent une dépendance. Pour éviter maux de tête et douleurs aux articulations, pour que les effets antidouleur ou euphorisants de la molécule continuent d’être perceptibles, les doses doivent être régulièrement augmentées. Sur 47 consommateurs de Tramadol rattachés aux centres d’écoute du Service éducatif, judiciaire et préventif (SEJUP) de Niamey, interrogés dans le cadre d’une étude publiée en novembre 2012, la consommation moyenne était de 1 450 milligrammes par jour (en deux prises), avec pour l’une des personnes 4 500 milligrammes[16].
Outre, la dépendance qu’il génère, le Tramadol peut entraîner diverses complications dont des crises convulsives[17]. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ces convulsions sont souvent liées à un facteur de prédisposition, tel qu’une épilepsie, un syndrome de sevrage alcoolique ou médicamenteux, ou un traitement antidépresseur. Ces effets toxiques peuvent toutefois être directement provoqués par le médicament, le surdosage entraînant bradycardie, convulsions, dépression respiratoire et coma[18]. À noter que ces risques sont accrus par le mode de consommation. Le Tramadol est en effet dilué dans du café, du thé et parfois associé à d’autres stupéfiants ou à de l’alcool, cette dernière substance étant réputée pour prolonger ses effets.
La forte consommation de Tramadol a aussi des incidences sur l’ordre public du fait de ses effets secondaires : étourdissements, sensation d’euphorie, agitation, anxiété et hallucinations, contribuant notamment à altérer le rapport à la peur et à la douleur. Le Tramadol est d’ailleurs communément associé aux accidents de la route ou à des violences volontaires. De même, des comprimés ont été retrouvés auprès de combattants de Boko Haram[19], ainsi que sur un assaillant lors des attaques d’Agadez et d’Arlit en 2013, revendiquées par Mokhtar Belmokhtar.
Si l’OMS n’a pas placé le Tramadol sous contrôle international, l’attention internationale tendant à se focaliser davantage sur la cocaïne, l’héroïne ou les méthamphétamines, les saisies et les indices d’une consommation en explosion ne doivent pas faire oublier cette « cocaïne du pauvre ». Le Nigeria a d’ailleurs placé ce produit sous contrôle national en 2010, tandis que le Niger réglementait en décembre 2013 sa vente et sa consommation. Cette approche normative ne constitue toutefois qu’une étape d’une lutte qui doit reposer sur une mobilisation de la société civile et des campagnes de communication sur les risques liés à la consommation de Tramadol. Encore que ces mesures risquent d’achopper sur deux écueils : le premier est que la consommation de stupéfiants renvoie à une « radicalité de la survie » ; le second est lié à un besoin accru de données et d’études sur les différents produits consommés, leurs perceptions et les pratiques de consommation, pour à la fois sensibiliser la société civile, les acteurs nationaux, et renforcer la capacité des administrations spécialisées et des organisations internationales à apporter des réponses à la toxicomanie fondées sur des données.
[1]. S. Ellis, This Present Darkness: A History of Nigerian Organised Crime, Londres, Hurst, 2016.
[2]. Le Tramadol est connu sous d’autres appellations : Tra, Tramol-Monsieur, Maiguwa, Goudou…
[3]. Les opiacés sont des substances dérivées de l’opium. Ces produits sont d’origine naturelle ou synthétique. Les opioïdes désignent toute substance se liant à un récepteur cellulaire des opiacés. Ils agissent sur le système opioïde cérébral, principalement par leur activité sur les récepteurs neuronaux.
[4]. Organe international de contrôle des stupéfiants : Rapport 2015 et Rapport 2016, mars 2016 et mars 2017.
[5]. ONUDC, Programme Sahel. Rapport d’activité, juin 2017, p. 13. Plusieurs saisies récentes de comprimés dans le nord du Niger étaient destinées à la Libye (entretien, Niamey, septembre 2017).
[6]. C. Niauffre, « Le trafic de faux médicaments en Afrique de l’Ouest : filières d’approvisionnement et réseaux de distribution (Nigeria, Bénin, Togo, Ghana) », Notes de l’Ifri, mai 2014.
[7]. G. Swaminath, « Faking it – The Menace of Counterfeit Drugs », Indian Journal of Psychiatry, octobre-décembre 2008, n° 50 (4), p. 238-240.
[8]. Entretien, Dakar, août 2017.
[9]. Cité par ONUDC, Programme régional pour l’Afrique de l’Ouest (2016-2020), New York, Nations unies, 2016, p. 28.
[10]. Entretiens, Bamako et Niamey, mars et mai 2017.
[11]. ONUDC, World Drug Report 2017. Booklet 2: Global Overview of Drug Demand and Supply. Latest Trends, Cross-Cutting Issues, New York, Nations unies, mai 2017, p. 38.
[12]. Les pharmacies officielles et les centres de santé sont en effet loin d’être le mode de diffusion majoritaire des médicaments. Il va sans dire que les « pharmacies par terre » ne sont pas contrôlées par les autorités.
[13]. D. D. Maiga, H. Seyni et A. Sidikou, « Représentations sociales de la consommation de Tramadol au Niger, perceptions et connaissances des communautés : enjeux pour les actions de lutte », African Journal of Drug & Alcohol Studies, n° 12 (1), 2013, p. 53-61.
[14]. A. W. Ibrahim et al., « Tramadol Abuse among Patients Attending an Addiction Clinic in North-Eastern Nigeria: Outcome of a Four Year Retrospective Study », Advances in Psychology and Neuroscience, vol. 2, n° 2-1, 2017, p. 31-37.
[15]. Cité dans VOA, « Le Tramadol, une nouvelle drogue à la mode qui sévit au Burkina Faso », 22 août 2016.
[16]. D. D. Maiga et al., « Mésusage du Tramadol par les adolescents et jeunes adultes en situation de rue », The Pan African Medical Journal, 18 novembre 2012.
[17]. D. D. Maiga et al., « Crise convulsive chez les abuseurs de Tramadol et caféine: à propos de 8 cas et revue de la littérature », The Pan African Medical Journal, 3 octobre 2012.
[18]. OMS, Comité OMS d’experts de la pharmacodépendance. Trente-troisième rapport, série de Rapports techniques, Genève, 2003, p. 14.
[19]. V. Hugeux, « Au Tchad, les naufragés de l'ouragan Boko Haram », L’Express, 10 mars 2015.
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