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Quelle success story pour l'Éthiopie ?

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Ces dernières années, la sphère médiatique n'a pas manqué d'expressions afin de qualifier la « success story » éthiopienne. Disposant du taux de croissance le plus soutenu parmi les pays africains non producteurs de pétrole (10 % par an en moyenne [i]), l'Éthiopie serait en voie de devenir un « nouvel Eldorado », un « African Lion » ou encore le « nouveau Far East » [ii]. La classe moyenne éthiopienne « fleurissante », à la fois portée par la croissance et porteuse de cette croissance, par son activité économique et sa capacité de consommation, est souvent érigée en vedette.

Corps analyses

Le gouvernement éthiopien ambitionne d’élever l'Éthiopie au rang des Middle Income Countries d'ici 2025 via la mise en place du quinquennal Growth and Transformation Plan (GTP, 2010/11 – 2014/15).  Ce programme table sur une croissance économique annuelle comprise entre 11 et 15 % et vise à terme l'industrialisation du pays. Le 22 avril 2014, le premier ministre éthiopien, Hailemariam Desalegn, surenchérit en relevant les prévisions de croissance pour 2014 à 14 % alors qu'elles étaient auparavant fixées à 11,4 %.

Cependant, à une année du terme du GTP, même les journaux éthiopiens osent dresser un portrait moins flamboyant de la situation économique du pays, mettant en avant le ralentissement de la croissance et le retour de l'inflation, émettant des doutes quant à l'adéquation entre les ressources disponibles et les objectifs économiques ambitieux du gouvernement [iii].

Ce texte dresse un tableau de la situation économique éthiopienne. Où en est réellement la croissance éthiopienne ? Quels sont les impacts sociaux des transformations économiques, notamment pour les habitants de la capitale Addis-Abeba ? En quoi la classe moyenne éthiopienne met-elle en en lumière les différentes facettes de la croissance éthiopienne ? 

Des taux de croissance et un État imposants

Si l'incertitude sur les chiffres de la croissance est récurrente, il est certain que l'économie éthiopienne connaît une forte expansion. La dernière décennie a été marquée par une large progression avec un taux moyen de croissance annuel du PIB de 10,6 % selon le gouvernement et d'environ 8 % selon le FMI. Cette progression a propulsé l’Éthiopie au rang de douzième économie mondiale en 2012/2013 en termes de croissance, et à la quatrième place des économies d'Afrique subsaharienne, selon le dernier rapport de la Banque mondiale [iv].

Malgré l'ouverture relative de l'économie éthiopienne qui s'est accélérée depuis les années 2000, cette dernière reste fermement contrôlée par un État dirigiste et certains pans de l'économie demeurent des pré-carrés étatiques (télécommunications, banques/assurance, logistique) ou sont entre les mains du parti dominant. Le Front Démocratique Révolutionnaire du Peuple Éthiopien (FDRPE), au pouvoir depuis 1991, a en effet résolument choisi la voie d'un Developmental State, dont les fondements reposent sur un choix politique de domination du parti et sur un contrôle général de la société.

La croissance économique éthiopienne est d'ailleurs tirée essentiellement par le secteur public (pour 2/3 par les investissements publics auxquels il faut ajouter les activités des entreprises étatiques) et dans une moindre mesure par l'essor du secteur des services. Les grands projets d'infrastructures gouvernementaux constituent le fondement de la croissance éthiopienne, dont l'emblème est la construction du barrage du Nil : le Grand Ethiopian Renaissance Dam.

Les coulisses du miracle éthiopien : déséquilibres commerciaux et inflation inquiétante

C'est cette situation de marginalité du secteur privé qui inquiète les observateurs extérieurs (institutions internationales, investisseurs locaux et étrangers) ainsi qu'une balance commerciale déficitaire (déficit commercial à 7,5 % du PIB en 2013), des réserves de change très basses, la faible modernisation du secteur privé manufacturier et des techniques agricoles, et le manque d'épargne domestique. De surcroit, l'objectif d'industrialisation du pays, pourtant au cœur du GTP, est loin d'être atteint (stagnation du secteur industriel et recul de l'industrie manufacturière en proportion du PIB). Certains chercheurs prédisent l'épuisement du Developmental State qui, s'il ne laisse pas le secteur privé prendre le relais, n'arrivera bientôt plus à tirer la croissance à la hauteur espérée.

Les taux de croissance impressionnants dissimulent des taux d'inflation tout aussi saisissants : 33 % en 2011 et autour de 20 % en 2012. Le phénomène est d'autant plus problématique pour les conditions de vie de la population éthiopienne qu'il touche fortement les produits de consommation courante (par exemple, les prix des produits alimentaires de base à Addis-Abeba ont augmenté de 26 % entre 2011 et 2012). Si cette inflation s’était nettement ralentie en 2013 (8,12 % fin 2013 selon le FMI), elle repart à la hausse depuis quelques mois.

À qui profite la croissance éthiopienne ?

Les indicateurs sociaux ne présagent pas non plus un miracle éthiopien en ce qui concerne l'évolution du niveau de vie de la population. L'Éthiopie demeure un pays parmi les plus pauvres de la planète avec un PIB par habitant de 530 $ et occupe en 2011 le 174ème rang sur les 187 pays classés en termes d'indice de développement humain selon le PNUD.

Selon de nombreux observateurs, la « classe moyenne urbaine » serait la grande gagnante des transformations économiques rapides du pays (croissance, développement urbain et relative libéralisation de l'économie). Selon les projections de la Banque africaine de développement (BAD), l'Éthiopie sera, aux côtés du Nigeria et de l'Afrique du Sud, un des pays africains qui « fournira le plus de nouvelles classes moyennes » d'ici 2030. Une enquête sociologique sur les groupes sociaux intermédiaires à Addis-Abeba [v] révèle l'état et les composantes de cette « classe moyenne urbaine ». Elle est constituée de situations économiques et sociales hétérogènes qui forment trois sous-groupes sociaux relativement cohérents.

Des trajectoires de sortie de la pauvreté

Le premier groupe est le plus important numériquement mais aussi le moins stable. En ouvrant des petits commerces (petites échoppes, salons de coiffure, menuiserie, ferronnerie), souvent via des microcrédits gouvernementaux et des formations organisées par le parti au pouvoir, nombreux sont ceux qui sont parvenus à émerger de situations sociales initiales très précaires. Pour eux, « s'en sortir » signifie pouvoir manger trois repas quotidiens, habiter un logement en semi-dur et, pour les plus prospères, scolariser leurs enfants dans des écoles privées à bas coût. Grâce à une gestion parcimonieuse de leurs revenus (ils gagnent 90 $ mensuels en moyenne [vi]), ils ont atteint un mode de vie qu'ils considèrent comme « correct ». Ces situations significatives de sorties de la pauvreté restent cependant précaires et fortement dépendantes de la conjoncture économique (risque permanent de déclassement). Selon la BAD, ces situations économiques « flottantes » représentent la moitié de la « classe moyenne » éthiopienne.

Une classe moyenne traditionnelle déclassée

Pour leur part, les membres de la seconde catégorie – les fonctionnaires moyens – ne sont pas en situation d’ascension sociale. Ils expliquent qu'il y a encore quelques années de cela, ils bénéficiaient d'un statut social valorisé et d'un niveau économique avantageux par rapport au reste de la population. Ces fonctionnaires se considéraient comme représentatifs de la classe moyenne éthiopienne. Pourtant, aujourd'hui, la plupart n'hésitent pas à se qualifier de « pauvres », leur situation financière (en moyenne 130 $ par mois) ayant été particulièrement affectée par l'inflation galopante. La matérialisation de leur déclassement réside dans leur changement d'habitudes alimentaires : la viande, qui composait les repas trois jours par semaine, est aujourd'hui réservée aux jours de fête. Ils sont souvent pessimistes quant à leurs perspectives d'avenir et à celles de leur pays. Ils maintiennent cependant une position sociale objective relativement confortable grâce au maintien d'avantages anciens (par exemple des facilités d'accès au foncier) et aux positions économiques plus prospères de leurs enfants, souvent jeunes entrepreneurs.

Les jeunes entrepreneurs : la vraie nouvelle classe moyenne ?

Le dernier groupe est composé de jeunes hommes (20-40 ans), disposant d'un niveau d'éducation privilégié (souvent diplômés du supérieur), majoritairement célibataires et toujours domiciliés au foyer familial. Ils mettent en avant leur citadinité et leur statut de jeune entrepreneur. Installés dans les secteurs du commerce, du conseil, du développement et des services, ils n'hésitent pas à cumuler différentes activités lucratives et leur revenu est deux à trois fois plus élevé que celui de leurs parents (270 $ mensuels en moyenne). Ils se perçoivent comme constitutifs de la classe moyenne d'Addis-Abeba qui a su saisir les opportunités offertes par la libéralisation de l'économie. Généralement très optimistes sur leur avenir et celui de leur pays pour lequel ils ressentent un fort attachement, ils soutiennent fermement le Developmental State éthiopien tout en exprimant de fortes frustrations vis-à-vis de certaines pratiques gouvernementales nuisant à l'expansion de leurs activités (lourdeurs administratives, blocages aléatoires des marchandises, changement incessant de législation). Ces embûches se résument par cette phrase souvent répétée : « En Éthiopie, il est impossible d'élaborer un business plan de plus de deux semaines ».

Certains d'entre eux, découragés, ont finalement abandonné leurs activités afin de tenter leur chance à l'étranger dans un environnement plus favorable à l'entrepreneuriat. L’épanouissement de cette classe moyenne urbaine éthiopienne dépendra fortement de la volonté gouvernementale à faciliter leurs conditions de travail.

Les dynamiques communes au continent africain (croissance démographique couplée d'une expansion urbaine, extension du groupe des « jeunes ») corroborées par l'évolution de l'économie éthiopienne transforment l'espace social de manière tout aussi rapide. N'en résulte pas l'émergence d'une classe moyenne éthiopienne homogène et stabilisée, mais l'expansion et la reconfiguration d'un espace social de l'entre-deux (entre riches et pauvres). La catégorie classe moyenne englobe ainsi des situations économiques et sociales variées, plus ou moins sécurisées, qui ont une cohérence sociale en termes de sous-groupe. Saisir et surveiller ces mutations en cours s'avère crucial : de nombreux enjeux sont déjà liés à la gestion de ces groupes sociaux (par exemple les programmes des institutions internationales de développement, les politiques publiques locales, les stratégies politiques du FDRPE) et ils pourraient constituer à terme une variable déterminante, en termes d'impacts économiques (type de consommation, entrepreneuriat) et politiques (poids électoral, capacité de mobilisation).

[Consulter cet article sur le blog Afrique Décryptages]


[i] Taux de croissance annuel moyen entre 2006 et 2011 selon le FMI.

[ii] Les expressions ont été respectivement utilisées dans :

-          L'émission « un œil sur la planète » sur « les nouveaux eldorados » diffusée par France 2 le lundi 28 octobre 2013 avec une session consacrée à l'Éthiopie, « le retour du lion d'Abyssinie ».

-          NewAfrican, le 04/11/11, Ethiopia : Return of the African Lion, The World's fastest growing economy. BBC, le 31/11/2012, Ethiopia : an African lion ? 

-          Le Monde, le 29/04/13, Éthiopie, Nouveau Far East, par Florence Beaugé.

 [iii] Voir par exemple :

-           The Reporter, le 08/03/14, High Growth, Less Transformation, par Asrat Seyoum.

-           Addis Fortune, le 20/04/14, Ambitious Plans Overlook Disposable Capacity – Unsustainable !

-          The Reporter, le 26/04/14, GDP growth slows down to 9.7 percent, par Yonas Abiye.

-          Addis Fortune, le 13/04/14, Ethiopia is Growing Fast, But not as Fast the Government Wants, par Mikias Merhatsidk.

[iv] Banque Mondiale, Ethiopia Economic Update II : Laying the foundation for achieving middle income status, juin 2013.

[v] Enquête-ménage (150 entretiens) réalisée par l'auteure à Addis-Abeba entre 2011 et 2012.

[vi] Les chiffres de revenu correspondent aux revenus individuels des chefs de ménages et ont été convertis des birrs éthiopiens en dollars américains selon le taux de change correspondant au moment des déclarations de revenu.

 

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Clélie NALLET

Intitulé du poste

Ancienne Chercheur au Centre Afrique Subsaharienne de l'Ifri

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Créé en 2007, le centre Afrique subsaharienne de l’Ifri produit une analyse approfondie du continent africain, de ses dynamiques sécuritaires, géopolitiques, politiques et socio-économiques (en particulier le phénomène d’urbanisation). Le Centre se veut à la fois, via les différentes publications et conférences, un espace de diffusion d’analyses à destination des médias et du public mais aussi un outil d'aide à la décision des acteurs politiques et économiques à l'égard du continent.  

 

 

Le centre produit des analyses pour différents organismes tels que le ministère des Armées, le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’Agence française de développement (AFD) ou encore pour différents soutiens privés. Ses chercheurs  sont régulièrement auditionnés par les commissions parlementaires.

 

 

L’organisation d’événements de divers formats complète la production d’analyses en amenant les différentes sphères de l’espace public (académique, politique, médiatique, économique et société civile) à se rencontrer et à échanger outils d’analyse et visions du continent. Le Centre Afrique subsaharienne accueille régulièrement des responsables politiques de différents pays d’Afrique subsaharienne. 

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