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Yémen : la Corne de l’Afrique en première ligne des prédations du Golfe

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Couverture Diplomatie n 117
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Depuis mars 2015, le Yémen est le théâtre d’affrontements entre le gouvernement yéménite, appuyé par une coalition régionale, et les Houthis. Générateur d’instabilité, le conflit yéménite a ranimé la connexion entre la péninsule arabique (Golfe) et la Corne de l’Afrique (Corne).

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Carte politique de la Corne de l'Afrique et de la péninsule arabique
Carte politique de la Corne de l'Afrique et de la péninsule arabique
Peter Hermes Furian/ Shutterstock
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Djibouti, de l’autre côté du détroit de Bab el-Mandeb, à 27 km du Yémen, a su profiter de son positionnement géostratégique. Devenu une terre d’accueil de réfugiés yéménites et un « hub » humanitaire important, le pays abrite, entre autres, la seule base américaine en Afrique (camp Lemonnier) depuis laquelle sont coordonnées les opérations de lutte antiterroriste au Yémen et en Somalie. Le littoral djiboutien pourrait bientôt accueillir une base militaire saoudienne, un poste de surveillance privilégié des manœuvres houthies pour Riyad, engagé depuis sept ans dans le conflit yéménite et régulièrement attaqué par des frappes aériennes houthies.

L’opération « Tempête décisive », lancée le 26 mars 2015 par la coalition arabe (1) et dirigée par Riyad a pour objectif de combattre l’insurrection houthie débutée en 2014, vue comme une guerre par procuration iranienne (proxy). Cette intervention s’inscrit alors dans une conjoncture géopolitique défavorable à Riyad, marquée par les négociations de Vienne sur le nucléaire iranien menées par les Occidentaux avec Téhéran. Le prince saoudien Mohammed ben Salmane craint une normalisation diplomatique de son rival qui conduirait à la levée des sanctions sur le pétrole iranien. Ces nouveaux débouchés pourraient créer la rente nécessaire au soutien de milices dans l’environnement proche de l’Arabie saoudite. Dans un contexte de doute sur l’efficacité des États-Unis à garantir la sécurité du royaume, il apparaît alors vital de sécuriser des alliés sur son flanc ouest (Afrique).

Marquées par des liens anciens, les relations entre le Corne et le Golfe ont pris un tournant stratégique et sécuritaire majeur à partir de 2015. L’engagement de l’Arabie saoudite et de son allié émirati au Yémen ne s’est pas arrêté à ce terrain et a investi la Corne de l’Afrique afin de contrecarrer l’influence de l’Iran, pourtant marginale en comparaison de celle d’autres acteurs (Chine, Russie, États-Unis). Cette satellisation consentante d’États affaiblis, isolés du système international (Érythrée, Soudan), a des effets structuraux sur leurs trajectoires politiques et plus largement sur la géopolitique de la région, qui a regagné un intérêt stratégique majeur ces dix dernières années. Le doublement du canal de Suez en août 2015 à l’extrémité nord de la mer Rouge et l’intégration de tous les États côtiers à la Belt and Road Initiative (BRI) chinoise ont augmenté la connectivité d’un segment central du commerce global, réaffirmant la compétition internationale dans la zone.

Yémen : la percée de l’axe émiro-saoudien dans la Corne

Dès le lancement de l’opération « Tempête décisive », les États de la Corne ont été mobilisés pour prendre part à l’effort de guerre et ouvrir leur littoral comme bases arrière opérationnelles. Les acteurs du Golfe voient ces territoires voisins comme des positions géostratégiques et des réservoirs en denrées et en main d’œuvre. Riyad et Abu Dhabi profitent de l’isolement, de la volatilité politique et de la vulnérabilité économique des États de la Corne pour servir leurs objectifs de guerre et sécuriser leurs positions sur le long terme. La diplomatie bilatérale transactionnelle bat son plein et limite toute attitude coordonnée des acteurs de la Corne. Ces derniers privilégient leurs propres agendas de court terme plutôt qu’une réponse commune aux sollicitations golfiennes.

En Érythrée, pays mis au ban de la communauté internationale depuis la guerre qui l’a opposé à l’Éthiopie (1998-2000), le régime d’Isaias Afeworki est parvenu à survivre grâce au soutien saoudien. Dès le mois d’avril 2015, les Émirats arabes unis (EAU) ont pu installer leurs forces dans le port de la ville d’Assab, base arrière de leurs opérations au Yémen, en échange de la modernisation du port de la même ville et de l’aéroport international d’Asmara, d’une aide financière et d’un approvisionnement pétrolier. Au même moment, Asmara envoyait 400 combattants (2) au Yémen aux côtés de la coalition.

Également très isolé et sous sanction internationale depuis 1997, le Soudan intègre la coalition arabe. Dès 2016, le pays, alors dirigé par le dictateur Omar el-Bechir, fournissait 10 000 combattants (15 000 au pic). Le marasme économique du Soudan, sous embargo, a laissé peu d’options à Khartoum, en quête de soutiens financiers et d’une réhabilitation internationale. Malgré une proximité du régime soudanais à Téhéran, l’Arabie saoudite, principale alliée de Washington au Moyen-Orient, semblait plus à même de négocier la levée des sanctions qui asphyxient le pays.

Une deuxième phase s’est ouverte en 2016 lorsque l’Érythrée, le Soudan, Djibouti et la Somalie ont été récompensés pour la rupture de leurs relations avec l’Iran, en solidarité avec l’Arabie saoudite, suite à l’attaque de son ambassade à Téhéran. Après avoir répondu aux objectifs opérationnels, l’axe émiro-saoudien s’est employé à sécuriser un alignement des pays côtiers de la mer Rouge et du golfe d’Aden. Cette dynamique s’est poursuivie avec le déclenchement de la crise du Golfe. Le 5 juin 2017, l’Arabie saoudite, les EAU et Bahreïn ont placé le Qatar sous embargo, accusé de soutenir le terrorisme islamiste et de collusion avec l’Iran. Malgré la déclaration de neutralité de la Somalie, de l’Érythrée, de l’Éthiopie et du Soudan, la compétition entre les axes Riyad-Abu Dhabi et Doha-Ankara a eu des conséquences déstabilisatrices sur la région.

Entre le Golfe et la Corne, la consécration d’un espace sécuritaire interdépendant

La guerre au Yémen a renforcé le niveau d’alerte autour du détroit de Bab el-Mandeb. La stabilité de ce couloir maritime concerne la majorité des pays industrialisés, en témoigne l’agglutinement des puissances à Djibouti (France, États-Unis, Japon, Italie, Chine) et les velléités d’autres puissances régionales ou internationales à s’installer à proximité. Le récent épisode du porte-conteneurs Evergreen bloqué en travers de l’étroit canal de Suez a rappelé la sensibilité de cette route commerciale. Le détroit de Bab el-Mandeb est un point névralgique pour le commerce des hydrocarbures vers l’Europe, les États-Unis et l’Asie. Son contrôle est un enjeu d’approvisionnement majeur pour Riyad qui a progressivement développé les infrastructures nécessaires à l’exportation de son pétrole depuis la mer Rouge (East-West Pipeline), opérant une sorte de « fuite d’Ormuz » (3), détroit bordé par l’Iran et qui pourrait être bloqué. Les navires militaires et les pétroliers saoudiens sont régulièrement la cible de missiles houthis (4).

La guerre au Yémen, a ainsi amené l’Arabie saoudite et son allié émirati (également visé par des frappes) à multiplier les partenariats sécuritaires avec leurs voisins africains, participant à la militarisation de leurs littoraux.

L’Arabie saoudite a relancé, en janvier 2020, le projet de Conseil de la mer Rouge, recentrant les efforts de coopération sur des aspects essentiellement sécuritaires. Ce forum multilatéral qui regroupe huit États limitrophes (Jordanie, Arabie saoudite, Yémen, Somalie, Djibouti, Érythrée, Soudan et Égypte) a pour objectif d’écarter ses rivaux iranien, turc et qatari, qui, de fait, ne bordent pas la mer Rouge (5).

Également exclus de l’initiative, les EAU sont toutefois hyperactifs sur ces littoraux, avec un goût affirmé pour les « zones grises ». La « petite Sparte » du Moyen-Orient, au cœur du golfe Persique, fait face au géant iranien et conçoit sa sécurité par le contrôle des mers. L’entreprise Dubai Ports World (DP World) est à ce titre devenue un réel outil de géopolitique pour implanter la présence émiratie sur le pourtour du golfe d’Aden et de la mer Rouge.

Au Yémen, les EAU soutiennent principalement le Conseil de transition du sud (CTS) qui contrôle une partie du littoral sud du pays. Depuis 2019, les EAU ont retiré leurs forces, estimant parvenir à sécuriser des positionnements stratégiques portuaires et militaires nécessaires (îles de Mayun et Socotra, contrôle des ports de Balhaf, d’Aden, de Zinjibar et de Mukalla). Si son activisme militaire s’essouffle depuis son désengagement du Yémen, son « collier de perles » (6) se poursuit dans le secteur portuaire. En Érythrée, malgré le retrait des forces d’Assab, le port serait toujours aux mains de DP World. Les EAU sont aussi installés au Somaliland (Berbera) et au Puntland (Bosaso).

Reconfigurations (géo)politiques de la Corne de l’Afrique

Les intérêts sécuritaires saoudiens et émiriens ont amené Riyad et Abu Dhabi à s’intéresser aux affaires politiques des États de la Corne. Leurs implications « déforment les règles du jeu » (7), dans une région qui traverse une période de forte décompression (8). La réconciliation entre l’Érythrée et l’Éthiopie en 2018, orchestrée en partie par les deux alliés du Golfe, avait pour objectif de redorer l’image de l’Arabie saoudite et des EAU, belligérants au Yémen, mais a aussi permis de déverrouiller d’importantes opportunités économiques. Les développements des ports d’Assab et de Berbera opérés par DP World pourraient permettre le désenclavement de l’Éthiopie, le géant économique de la région. Ces nouvelles options déclassent de fait le petit État de Djibouti (9), brouillé avec les EAU depuis 2014, par lequel transite actuellement le commerce éthiopien.

Au Soudan, au lendemain de l’éviction de l’islamiste Omar el-Bechir en avril 2019, proche de Doha et Ankara, les EAU et l’Arabie saoudite ont repris l’ascendant sur leurs rivaux du Moyen-Orient, en promettant un soutien de trois milliards de dollars au Conseil militaire de transition, limitant de fait les capacités de la branche civile. Malgré des manifestations populaires hebdomadaires, Riyad et Abu Dhabi épaulent le pouvoir militaire embourbé depuis le coup d’État du 25 octobre 2021, qui a mis fin à deux ans de transition politique.

En Somalie, la coopération des EAU avec le Somaliland — qui a déclaré son indépendance unilatéralement de Mogadiscio en 1991 et avec l’État autonome (non reconnu) du Puntland —, a creusé les divisions internes entre le pouvoir fédéral et les régions. Les rivalités entre les EAU, d’un côté, et le Qatar allié à la Turquie, de l’autre, les ont amenés à soutenir des parties opposées et à agir comme des faiseurs de rois de la scène politique somalienne (10).

 

Le renouvellement des partenariats entre le Golfe et la Corne, propulsé par la guerre au Yémen, s’est structuré autour des tourments sécuritaires de Riyad et d’Abu Dhabi. Le conflit a favorisé l’exportation des rivalités intra-golfe sur les terrains de la Corne, au bénéfice de l’Arabie saoudite et des EAU qui profitent de l’asymétrie des rapports pour jouer leurs partitions. L’« alignement » des pays africains sur cet axe n’a pourtant rien d’idéologique et répond à des logiques opportunistes des pouvoirs en place, sans effet pacificateur, que ce soit à l’échelle nationale ou régionale. Les tensions persistent et s’échauffent dans certains cas (Soudan/Éthiopie, Érythrée/Djibouti, Tigré/Érythrée). La multiplication des sollicitations, du Golfe mais aussi d’ailleurs (Occident, Chine, Russie, Inde), a augmenté le niveau de compétition et encouragé le télescopage d’alliances réformables, qui, sans garantir un gain de sécurité, complexifie un peu plus la géopolitique de la région.

Cet article est paru dans Diplomatie Magazine n°117 : "Les Balkans : l’autre poudrière de l’Europe ?"


Notes

(1) Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Bahreïn, Koweït, Qatar, Jordanie, Maroc, Égypte, Soudan.

(2Economist Intelligence, « UAE deploys mercenaries in Yemen », 30 novembre 2015 (https://​bit​.ly/​3​Q​H​l​xf7).

(3) En référence à la « fuite de Malacca » par la Chine.

(4) Luca Baccarini, « Attaque d’un pétrolier saoudien par des miliciens houthis au large du Yémen : prémices d’un nouveau front sécuritaire ? », IRIS, 12 avril 2018 (https://​bit​.ly/​3​d​O​n​t6X).

(5) Laura Angela Bagnetto, « New Red Sea alliance launched by Saudi Arabia, but excludes key players », RFI, 10 janvier 2020 (https://​bit​.ly/​3​A​c​5​4sc).

(6) En référence à la stratégie du collier de perles chinois qui désigne l’installation de points d’appui par la marine chinoise le long de sa voie d’approvisionnement maritime vers le Moyen-Orient.

(7) Jean-Loup Samaan, « Les Émirats arabes unis en Afrique : les ambitions parfois contrariées d’un nouvel acteur régional », IFRI, 13 septembre 2021 (https://​bit​.ly/​3​p​B​5​uDy).

(8) Elisa Domingues dos Santos, « La Corne de l’Afrique : une déstabilisation à deux échelles », Ramses 2023IFRI, à paraître.

(9) Fatiha Dazi-Héni et Sonia Le Gouriellec, « La mer Rouge : nouvel espace d’enjeux de sécurité interdépendants entre les États du Golfe et de la Corne de l’Afrique », Note de recherche n°75, IRSEM, 29 avril 2019 (https://​bit​.ly/​3​A​F​4​JQq).

(10) Brendon J. Cannon et Federico Donelli, « Somalia’s Electoral Impasse and the Role of Middle East States », ISPI, 12 mai 2021 (https://​bit​.ly/​3​w​J​2​n0z).

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Elisa DOMINGUES DOS SANTOS

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Chercheuse associée au Programme Turquie/Moyen-Orient et au Centre Afrique subsaharienne de l'Ifri

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Créé en 2007, le centre Afrique subsaharienne de l’Ifri produit une analyse approfondie du continent africain, de ses dynamiques sécuritaires, géopolitiques, politiques et socio-économiques (en particulier le phénomène d’urbanisation). Le Centre se veut à la fois, via les différentes publications et conférences, un espace de diffusion d’analyses à destination des médias et du public mais aussi un outil d'aide à la décision des acteurs politiques et économiques à l'égard du continent.  

 

 

Le centre produit des analyses pour différents organismes tels que le ministère des Armées, le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’Agence française de développement (AFD) ou encore pour différents soutiens privés. Ses chercheurs  sont régulièrement auditionnés par les commissions parlementaires.

 

 

L’organisation d’événements de divers formats complète la production d’analyses en amenant les différentes sphères de l’espace public (académique, politique, médiatique, économique et société civile) à se rencontrer et à échanger outils d’analyse et visions du continent. Le Centre Afrique subsaharienne accueille régulièrement des responsables politiques de différents pays d’Afrique subsaharienne. 

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