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Une guerre sans hommes ? L’ethos guerrier à l’ère des armes autonomes

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TRIBUNE. Responsable du Centre géopolitique des technologies de l'Ifri, la docteure Laure de Roucy-Rochegonde explique les résistances du monde militaire au sujet de l'usage des armes autonomes.

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Technologie IA dans l'armée
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À l'automne 2023, Tsahal annonçait que plus de 15 000 cibles avaient été frappées dans les trente-cinq premiers jours de l'opération Glaive de fer à Gaza , soit trois fois plus qu'au cours des 51 jours qu'avait duré l'opération Bordure protectrice en 2014. Quelques jours plus tard, le magazine d'investigation israélien + 972 révélait les raisons de ce rythme effréné : un programme dopé à l'intelligence artificielle surnommé « Habsora  » - l'Évangile en français - et fonctionnant comme une « usine à cibles », vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Le recours à ce type de technologies dans les conflits armés ne cesse de croître, du fait des progrès fulgurants dans le domaine de l'intelligence artificielle et de la robotique. Parmi ces nouveaux instruments de la guerre, les « systèmes d'armes létales autonomes », ou « robots tueurs » dans leur appellation plus médiatique, font l'objet d'un vaste débat.

Le « combat sans hommes » contesté

D'un point de vue opérationnel, ces technologies améliorent la vitesse, l'endurance et la coordination sur le champ de bataille, ce qui représente un avantage décisif. Elles permettent également une réduction des coûts des opérations, ainsi qu'un meilleur emploi des capacités humaines - autorisant, de fait, un État à défendre ses intérêts sans avoir à sacrifier ni même risquer de vies.

Dans un contexte de réduction du format des armées occidentales et de moindre tolérance aux pertes humaines, ces armes émergentes s'avèrent particulièrement attractives. Par conséquent, comme le souligne Wang Weixing, directeur de la recherche militaire de l'Armée populaire de libération chinoise, « le combat sans hommes est en train d'émerger progressivement comme le futur de la guerre ».

Pourtant, nombreux sont les militaires à contester cette perspective. Ainsi, dans une étude menée en 2013 auprès de citoyens américains, Charli Carpenter montrait que 55 % des personnes interrogées étaient opposées à la « tendance en faveur de l'utilisation » d'armes entièrement autonomes. Cette opinion était représentée de manière homogène chez des personnes de différents genres, âges et convictions politiques. Les membres du personnel militaire en service actif, dont la compréhension de la réalité des conflits armés est plus directe et plus fine, constituaient cependant le groupe qui rejetait le plus fermement ces armes : 73 % d'entre eux s'y déclaraient opposés.

De fait, l'histoire du développement d'armes autonomisées dans l'armée américaine comprend plusieurs exemples de programmes annulés malgré des investissements considérables. Dans un rapport visant à identifier les raisons de ces échecs, le Center for Strategic and Budgetary Assessments américain avait même identifié « une réticence culturelle à confier les décisions d'attaque à des algorithmes et logiciels ». Comment expliquer, alors, cette résistance aux armes autonomes de la part des professionnels de l'usage de la force que sont les militaires ?

Le changement comme facteur de risque

L'émergence de ces systèmes doit s'envisager dans une volonté plus large de préservation de l'humain des effets de la force. Celle-ci s'explique par trois tendances principales. Premièrement, la multiplication d'engagements extérieurs et de moindre importance - c'est-à-dire ne touchant pas directement aux intérêts vitaux des États engagés dans le conflit - rend plus difficile le fait d'exiger des combattants le « sacrifice suprême ». Si un soldat est prêt à mourir pour sa patrie lorsque celle-ci est menacée, il ne l'est pas nécessairement pour des interventions ne constituant pas une menace existentielle pour l'État. D'autre part, pour l'opinion publique, il est moins tolérable de voir mourir des jeunes gens pour des causes lointaines et souvent mal comprises.

Deuxièmement, l'apparition de nouvelles technologies toujours plus sophistiquées engendre une « croyance dans une guerre sans aléa, où nous pouvons distinguer des objets automatiques sacrifiés non récupérables des objets humains épargnés ». Avec les armes autonomes, un nouveau seuil technologique est sur le point d'être franchi, qui laisse entrevoir un horizon dans lequel l'humain pourrait être totalement retiré du champ de bataille, non seulement dans les environnements dangereux, mais aussi face aux combattants adverses sur un théâtre classique.

Troisièmement, la réduction des pertes parmi les soldats n'est plus seulement envisagée comme un enjeu moral, mais également comme une question de prudence. D'une part, au regard de l'efficacité militaire, les pertes humaines compromettent logiquement la capacité des forces à résister à l'ennemi, d'autant que le coût élevé de la formation militaire dans les armées professionnelles rend la perte d'un soldat particulièrement coûteuse d'un point de vue économique.

Pour autant, les praticiens de la force eux-mêmes s'avèrent peu enthousiastes face à cette tendance à l'autonomisation. Les organisations militaires sont traditionnellement lentes à adopter les innovations technologiques, en particulier lorsque celles-ci sont susceptibles de modifier en profondeur la manière dont les guerres sont menées. L'autonomie ne fait pas exception à la règle : en l'état actuel des choses, si son potentiel pour la défense aérienne et les tâches ennuyeuses, ingrates ou dangereuses est largement admis, il existe encore une objection à son intégration dans les fonctions critiques des systèmes d'armes, notamment pour les opérations de combat.

Si les militaires n'ont pas d'aversion naturelle pour le changement, « tout changement dans un contexte militaire est un risque », comme le souligne Michel Goya, historien et ancien colonel de l'armée française. 

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Une nouvelle technologie connaît nécessairement des dysfonctionnements lorsqu'elle est intégrée, et son adoption nécessite une période d'apprentissage et d'adaptation qui, pendant un conflit, peut être une source de vulnérabilité ou de réduction de l'efficacité. Aussi le personnel militaire tend-il à préférer des technologies anciennes, même lorsque des outils plus récents et potentiellement plus efficaces sont disponibles.

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Laure de ROUCY-ROCHEGONDE
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De fait, les officiers préfèrent souvent s'appuyer sur une technologie qu'ils savent utiliser et en laquelle ils ont confiance, plutôt que sur une technologie dont ils craignent la défaillance à un moment crucial.

La prudence et le conservatisme de l'institution militaire à l'égard des nouvelles technologies sont un phénomène historique bien documenté. Les raisons qui, dans le passé, ont motivé l'opposition au passage à la puissance aérienne, aux navires à vapeur et aux chars d'assaut ne sont pas très différentes de celles qui expliquent le scepticisme et la résistance face à l'autonomie aujourd'hui.

Une crise dans l'ethos militaire ?

Comme l'avance le politiste et ancien ranger américain Paul Scharre dans son ouvrage Army of None, « il existe une forte résistance culturelle au sein de l'armée à l'idée de confier des missions de combat à des systèmes inhabités ». Dans la même veine, en 2017, le général américain Paul Selva, alors vice-président de l'état-major interarmées, déclarait qu'il ne pensait pas « qu'il soit raisonnable de donner aux robots la charge de décider si nous prenons une vie humaine ou non ». Il existe en effet un fort stigmate moral à l'idée que des machines puissent sélectionner et ouvrir le feu sur des cibles humaines, sans qu'un opérateur en prenne la décision.

Certains officiers envisagent l'émergence d'armes autonomes comme non seulement incompatible avec les paradigmes opérationnels auxquels ils sont habitués, mais aussi comme mettant en péril leur éthique professionnelle. L'autonomie est parfois envisagée par les militaires comme une menace - voire une insulte - pour leur identité militaire car, selon eux, elle ferait progressivement apparaître leur profession comme moins « noble » et rendrait obsolètes leurs compétences et leurs responsabilités fondamentales. C'est peut-être ce qui explique les résistances culturelles observées au sein de l'institution militaire quant à l'autonomisation totale des systèmes d'armes.

Le précédent des drones armés illustre très bien cette idée. De nombreux pilotes de chasse continuent à s'opposer à l'adoption des véhicules aériens téléopérés. Une enquête sur l'attitude des pilotes de l'US Air Force à l'égard des drones a ainsi révélé que leur identité professionnelle était tellement imbriquée à l'acte de voler qu'ils préféreraient quitter le service plutôt que de piloter un drone. 

Citations Auteurs

« De plus, le contrat moral sur lequel repose la guerre est ébranlé par ces moyens de combat déshumanisés ».

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Comme le démontre Paul Kahn, la moralité de la guerre est par essence paradoxale. Alors que les États se trouvent dans une obligation morale de minimiser les risques pour leurs soldats par la création de « situations asymétriques » pour dominer l'adversaire, cette asymétrie met en péril le « permis de tuer » accordé aux soldats, qui repose sur la légitime défense réciproque. Paul Kahn avance ainsi que ce droit est concédé à des combattants qui se défendent eux-mêmes de la menace posée par les combattants ennemis. Chacun représente un risque pour l'autre, dont ils ont le droit de se protéger, en donnant la mort si nécessaire. Le droit de tuer repose par conséquent sur le fait que tous les participants sont exposés à un risque mortel dans le combat.

C'est la raison pour laquelle de nombreux auteurs s'inquiètent de l'impact que les armes autonomes peuvent avoir sur les soldats : la modification du droit de tuer présente en effet le risque de voir les valeurs guerrières s'éroder. Ce changement de paradigme est susceptible d'induire ce que Grégoire Chamayou décrit comme une « crise de l'ethos militaire ». Sans la possibilité du sacrifice suprême, qui fonde l'héroïsme, sur quelles valeurs peut s'appuyer la fonction militaire ?

Déshumanisation de la guerre

L'idée de voir une machine ôter la vie à un être humain est en effet particulièrement troublante parce que lorsqu'un soldat tue, il reconnaît, même si c'est de manière paradoxale, l'humanité de sa victime. Il identifie son adversaire comme un autre être humain, bien que celui-ci représente une menace pour lui. Pendant un très court laps de temps, ils se rencontrent, affirmant ainsi mutuellement leur existence et leur humanité. En revanche, lorsqu'un robot tire sur une personne, cette rencontre n'a pas lieu : l'humanité de la victime est donc niée ou, en tout cas, ne reçoit pas la reconnaissance qu'elle mérite.

Aussi les opposants aux armes autonomes mettent-ils en garde contre un risque de déshumanisation de la guerre, au-delà du simple retrait factuel de l'homme du champ de bataille. Cette vision négative de la technologie se fonde sur l'idée que, s'il l'élabore au départ, l'humain est en retour façonné par la technologie. Certains redoutent alors l'avènement d'une « guerre sans vertu », dans laquelle le courage, l'honneur, la camaraderie ou la loyauté seraient anéantis par l'arrivée de robots sur les théâtres d'opérations.

Dans son avis sur l'intégration de l'autonomie aux systèmes d'armes, le Comité d'éthique de la défense français notait lui aussi que leur emploi par les forces armées françaises « porterait atteinte à la dignité des soldats français et à l'éthique militaire ». Il alertait également sur les risques dans la perception par les militaires eux-mêmes des opérations militaires et de leur légitimité. Enfin, comme l'avançait Carl von Clausewitz dans son traité De la guerre : « Toute méthode qui fournirait des plans de guerre et de campagne fixes et comme sortant tout prêts d'une machine devrait être rejetée sans condition. »

 

>Lire l'article sur le site du Point.
 

>Commander le livre de Laure de ROUCY-ROCHEGONDE « La guerre à l'ère de l'intelligence artificielle » paru en octobre 2024 sur le site de PUF.

 

 

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