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Thomas Gomart : « On peut imaginer des scénarios où la dissuasion nucléaire ne fonctionnerait pas »

Interventions médiatiques |

interviewé par Thomas Hofnung et Olivier Tallès pour 

  La Croix L’Hebdo
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Géopoliticien et directeur du principal think tank français, l’Institut français des relations internationales (Ifri), Thomas Gomart prend le temps d’analyser les bouleversements stratégiques mondiaux. En Europe, le chercheur préconise une approche lucide pour relever les défis qui s’imposent, tout en « soignant son pessimisme ».

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Thomas Gomart
Thomas Gomart
Mike Chevreuil
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La Croix L’Hebdo : Dans votre nouvel ouvrage, L’Accélération de l’histoire. Les nœuds géostratégiques d’un monde hors de contrôle, vous commencez et finissez par des scènes de votre voyage à bord d’une frégate de la marine française en mer de Chine. Et vous citez les propos d’un marin : « On se sent puissant en Méditerranée et petit en mer de Chine. » Cette métaphore est une illustration du basculement stratégique du monde. La France et les Européens courent-ils le risque d’être à la remorque de l’histoire ?

 

Thomas Gomart : Le centre de gravité du système monde s’est déplacé de la Méditerranée et de l’océan Atlantique vers l’Asie-Pacifique. Les Européens, mécaniquement, se retrouvent en situation plus périphérique. Au sein de l’Union européenne (UE), la France reste un des rares pays capables de penser le monde global en raison de son histoire et de sa géographie, notamment outre-mer. Si je me suis lancé dans l’écriture de ces différents essais, c’est pour expliquer qu’il n’y a aucune résignation à avoir face à cette évolution qui, d’une certaine manière, nous dépasse, mais qu’on doit comprendre pour s’adapter.

On assiste aujourd’hui à ce que vous appelez une accélération de l’histoire, marquée par la résurgence de conflits de haute intensité. Comment l’expliquez-vous ?

T. G. : Nous sommes assis dans cette salle autour de la table. Imaginez que, progressivement, la température monte. Il y aura un phénomène d’étuve et la tension entre nous s’accroîtra. Il est illusoire de penser que le réchauffement climatique ne génère pas de frictions comportementales. Nous connaissons aujourd’hui une double accélération, du fait de la dégradation environnementale dans ses trois composantes principales – réchauffement climatique, perte de la biodiversité, pollution – et du fait de la mise en données du monde. Le deuxième facteur de friction concerne la politique internationale, avec notamment la perte d’autorité des États-Unis, qui ne sont plus le garant ultime du système post-1945. Cela ouvre des espaces dans lesquels s’engouffrent des puissances moyennes en quête d’autonomie stratégique.

Les Européens ont-ils pris la mesure de ces changements ? Sont-ils préparés à une guerre ?

T. G. : Non. Nous n’avons pas de dirigeants politiques qui expliquent la gravité de la situation en termes militaires. En dépit du niveau de leurs dépenses militaires cumulées (plus de 200 milliards), les Européens ne sont pas capables d’assurer leur propre sécurité. Alors ils subissent et se mettent dans une situation d’insécurité. Nous croyons pouvoir tenir à distance la guerre et être épargnés. C’est une erreur. De même, en France, nous nous pensons complètement protégés par le fait d’être une puissance nucléaire. Or, on peut tout à fait imaginer des scénarios où la dissuasion ne fonctionnerait pas et qui nous feraient subir des chocs majeurs.

Faut-il parler de manque de lucidité, d’aveuglement ou de refus d’aborder des sujets qui pourraient inquiéter l’opinion ?

T. G. : Le mode de sélection des dirigeants politiques de nos démocraties européennes s’est fait à l’écart des questions stratégiques, comme si le risque de guerre s’était dissipé à jamais. À certains égards, on peut s’en féliciter, parce que c’est le reflet du succès de la construction européenne. On doit aussi s’en inquiéter face à la montée en puissance des grands prédateurs convaincus de la mollesse européenne. Je vois peu de dirigeants européens prendre la mesure véritable des menaces et se préparer en conséquence sans s’en remettre à la rassurante, mais trompeuse, collégialité européenne et otanienne. Ils semblent considérer que l’état de paix fait partie intégrante de l’« acquis communautaire ».

Vous avez commencé au début des années 2000 à travailler en Russie. Est-ce une déchirure de voir ce pays se refermer et se mettre dans une situation de conflit avec les Européens ?

T. G. : J’ai fait ma thèse sur les relations franco-soviétiques de 1958 à 1964, et mon premier séjour remonte à mai 1997. C’est le pays dans lequel j’ai noué le plus de contacts professionnels. J’éprouve aujourd’hui un sentiment d’échec, car j’ai passé beaucoup de temps à travailler sur l’avenir de la relation entre l’UE et la Russie, et à nouer des relations avec des confrères et des consœurs russes. Ce n’est pas la première fois dans son histoire que la Russie connaît une telle régression, mais je suis très frappé par sa rapidité. C’est un gâchis, une occasion historique ratée, qui nous oblige, malheureusement, à nous mettre dans une posture d’extrême vigilance par rapport à ce pays. La Russie est engagée dans une sorte de fuite en avant : elle va rester une menace aiguë pour la sécurité européenne durant au moins une décennie.

Avez-vous vu certains de vos confrères russes évoluer au cours de cette période ?

Certains contacts ne sont plus possibles. Par ailleurs, des confrères russes qui sont censés faire le même métier que le mien tiennent un discours destructeur. Je pense en particulier au débat qu’il y a eu en Russie sur l’usage préventif de l’arme nucléaire. La Russie s’est lancée dans une guerre coloniale sous protection nucléaire. Puissance dotée, elle se livre à une sanctuarisation agressive, qui peut évidemment être prolongée à d’autres territoires. Quand je lis ce qu’écrivent certains confrères, autrefois estimés, sur le recours nécessaire à l’arme nucléaire pour modifier le rapport de force, je suis pris de vertige.

À quand remonte votre dernier voyage là-bas ?

Je m’y suis rendu en octobre 2021. On sentait vraiment que le vent avait tourné. Nous avons été quasiment insultés pendant cinq jours, de manière construite sur le plan idéologique. Je n’ai pas été surpris par l’agression russe, car elle était annoncée depuis plusieurs années par les discours officiels. J’ai été surpris, en revanche, par la capacité des Ukrainiens à résister. Les choses n’ont pas commencé en 2022 mais en 2014, avec l’annexion de la Crimée. Beaucoup de personnalités éminentes, notamment en France, ont sous-estimé ce qui se passait alors en répétant que « la Crimée a toujours été russe ». Or, il s’agissait déjà d’une violation caractérisée des engagements pris par Moscou.

Certains analystes estiment que l’Occident est coupable d’avoir voulu humilier la Russie, la poussant à un sentiment de revanche…

Pour moi, ce thème de l’humiliation de la Russie, c’est du flan resservi ad nauseam. L’URSS s’est effondrée parce que le système n’était viable ni idéologiquement, ni économiquement. L’erreur principale des Occidentaux a été de lire cela comme une victoire géopolitique. Elle a été accentuée par leur participation à la prédation des années 1990, qui ont vu une redistribution violente des actifs et un effondrement des services publics. Sur le plan stratégique, les Occidentaux ont décidé de privilégier les anciens membres du pacte de Varsovie, cet « Occident kidnappé » dont parlait Milan Kundera. Parallèlement, ils ont essayé d’ancrer la Russie qui, rappelons-le, rejoint le G8 en 1997, un an après sa défaite en Tchétchénie. Les raisons de cet échec historique sont multiples mais ne sont pas seulement imputables aux Occidentaux.

La rupture date-t-elle de l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir ?

C’est plus complexe mais il est certain que Poutine marquera l’histoire russe de son empreinte. C’est d’ailleurs ce qui l’anime. Le pays le plus important pour lui dans les années 2000-2010, c’est l’Allemagne. Et le pays le plus important entre 2010 et aujourd’hui, c’est la Chine. Cela correspond aussi à sa propre évolution idéologique. Il considère désormais que l’Union européenne, minée par ses minorités, ses désaccords internes et ses lobbys, n’était pas viable, que ce système va tomber, à l’instar de l’URSS, et laissera la Russie dans une situation de domination sur le continent européen. Parallèlement, il accepte une sorte de vassalisation par la Chine en raison de sa détestation de ce qu’il appelle « l’Occident collectif ». Cela pose la question de l’après-Poutine.

Votre rôle de chercheur consiste aussi à analyser la montée des périls. Comment vivez-vous avec ces sombres perspectives ?

J’essaie de corriger mon pessimisme tout en m’efforçant d’être le plus réaliste possible, c’est-à-dire de cartographier au mieux les rapports de force. Et de rappeler, à rebours d’une doxa universitaire que, oui, évidemment, le transnational est déterminant, que le fait social est un moteur de transformation, que les questions d’inégalités sont centrales, mais qu’il existe toujours une dimension stratégique au sens de l’intentionnalité et de la contrainte. Et qu’elle n’est pas l’apanage d’Occidentaux en quête de repentance. Je considère qu’il faut accorder la plus grande attention aux plans ourdis par les autres. C’est une manière de rompre avec notre nombrilisme intellectuel et nos marottes. Je conçois le métier comme un exercice de lucidité, d’interprétation et de contacts avec tous les interlocuteurs, même s’ils nous déplaisent.

Mais comment le citoyen que vous êtes vit-il ces menaces ?

Comme chercheur, j’interviens régulièrement dans l’espace public en essayant d’éclairer, par mes lectures, les questions internationales et stratégiques dont la prise en compte me semble très insuffisante. Comme citoyen, je suis frappé par la dévaluation rapide des connaissances patiemment accumulées. C’est ainsi mais cela entretient de dangereuses illusions sur notre poids réel et nos capacités d’action. Je suis frappé par le caractère souvent microscopique des controverses politiques, médiatiques et universitaires et notre grande difficulté à élargir l’horizon. Ce ne sont pourtant pas les problèmes qui manquent ! Encore faut-il identifier clairement les menaces et les opportunités afin de les apprécier au plus juste.

Et comment sensibiliser nos enfants à ces risques à venir ?

Mon père a servi 42 mois en Algérie. Très franchement, lorsque je compare ses débuts – ou ceux de mes grands-parents – dans la vie et les miens, je ne peux que m’estimer heureux. Bercée par la crise économique, ma génération a été épargnée par les conflits. Qu’en sera-t-il pour celle de nos enfants ? Faut-il la préparer aux armes, à la protection civile, aux coups durs et à la coopération ? Ma réponse est oui, d’autant plus que l’intérêt général reste fortement mobilisateur. Je m’en rends compte en intervenant devant des lycéens, qui sont souvent passionnés par les enjeux géopolitiques. Je suis aussi frappé par la peur que leurs questions révèlent. Mais la peur, comme toute passion, il faut apprendre à la contrôler et à la retourner.

Comment considérez-vous aujourd’hui l’état des relations entre les politiques et les chercheurs ? Avez-vous le sentiment d’être écouté ?

Oui et non. Les chercheurs de l’Ifri bénéficient d’une réputation de sérieux et d’objectivité, et sont régulièrement invités à partager leurs analyses. La puissance publique porte une attention nouvelle aux instituts de recherche comme vecteurs d’influence. Le risque, c’est d’être davantage considéré au prisme de l’influence que de la production de connaissance et d’être lu lorsque l’étude de terrain valide un a priori politique ou idéologique. Mais je constate aussi que notre activité reste très sous-financée en France au regard de nos concurrents internationaux. Ce n’est plus seulement un enjeu pour la puissance publique mais aussi pour les entreprises et la grande philanthropie.

Vous avez évoqué la nécessité de se préparer à la guerre. Quel est votre rapport à l’armée ?

J’appartiens à la dernière génération à avoir fait le service militaire. Pour des raisons familiales, je n’ai nullement cherché à y échapper. J’ai participé à une préparation militaire pour obtenir un report avant de rejoindre le 4e bataillon, à Coëtquidan, qui formait les élèves officiers de réserve. J’ai ensuite incorporé un état-major et, contrairement à l’idée reçue, j’ai beaucoup travaillé. Les aspirants représentaient une main-d’œuvre motivée, qualifiée et peu onéreuse. Leurs mois de service nourrissaient leur patriotisme et créaient une camaraderie durable. C’est une erreur d’avoir mis fin à ce système avec la suspension de la conscription.

Revenons, si vous le voulez bien, à l’Indo-Pacifique, au cœur de votre dernier ouvrage. Vous insistez notamment sur Taïwan et les risques pour la paix mondiale…

Lorsqu’on navigue en mer de Chine, on constate que nous sommes dans une zone d’opérations militaires où toute action provoque une réaction. La grande question est évidemment l’avenir de Taïwan. Le statu quo est méthodiquement remis en cause par la République populaire de Chine, qui fait de la « réunification » un objectif idéologique. Nous devrions nous préparer aux différents scénarios possibles, mais je note la réticence de certaines entreprises à le faire, comme si elles étaient inhibées par le risque chinois. Elles devraient pourtant se souvenir de la Russie ou de l’Iran.

Quel peut être le rôle de la France dans cette partie du monde ?

Dans cette région en forte croissance économique se situe le centre de gravité du système monde. Elle est aujourd’hui sous-tendue par la grande inconnue géopolitique : l’évolution des relations entre les États-Unis et la Chine. Elle le sera demain par une deuxième inconnue à laquelle les Européens feraient bien de s’intéresser : l’évolution des relations entre l’Inde et la Chine. Pour l’heure, ce qui se joue c’est, d’une part, le principe de la liberté de navigation, sur laquelle repose notre système économique et, de l’autre, la solidité des alliances américaines face à la montée en puissance fulgurante de la marine chinoise. Il y a une volonté chinoise de devenir la première puissance mondiale et une volonté américaine de rester le primus inter pares. Dans ce cadre, la France, puissance nucléaire riveraine, doit contribuer à la flexibilité stratégique de la région.

La France s’affiche également aujourd’hui en « puissance d’équilibres »…

Cette formule entretient une illusion de surplomb, qui laisse accroire que Paris aurait une capacité de structuration comparable à celle des États-Unis, de la Chine ou de l’Inde. Ce n’est évidemment pas le cas. À cette formule, je préfère celle de puissance de confiance, qui repose sur le principe d’une solidarité stratégique et environnementale. Par les temps qui courent, Paris n’a nullement intérêt à instiller le moindre doute sur son système d’alliance ni sur sa volonté de contribuer activement à la lutte contre le réchauffement climatique. Un des problèmes de notre diplomatie, c’est de vouloir jouer toutes les balles sans tenir compte de nos capacités, et de le faire par un festival de sommets en tous genres pour exprimer, en tout temps et en tout lieu, notre singularité. Il me semblerait préférable d’accélérer notre préparation aux ajustements brutaux.

L’armée française a dû quitter le Mali, le Burkina Faso et le Niger entre 2022 et 2023. Êtes-vous frappé par le déclin de la présence française dans cette région du monde ?

Je me méfie de cette notion de déclin. Il faut la remettre en perspective : nous ne sommes pas dans la même situation qu’au cours de la guerre d’Algérie, quand la France était attaquée en permanence sur la scène internationale. Ce qui nous est reproché, pour le formuler autrement, c’est le décalage entre les discours et leur exécution. Il n’y a pas de politique étrangère tenable sans crédibilité économique. Sans doute faudrait-il travailler plus et parler moins car l’intendance ne suit pas toujours… Concernant le départ des troupes françaises du Sahel, la question est de savoir pourquoi le président Macron, qui avait voulu mettre fin à l’opération Barkhane en 2017, n’y est pas parvenu. Nous avons le plus grand mal à faire des retours d’expérience pour tirer les enseignements de nos succès et de nos échecs. Ce n’est pas seulement un travail pour les historiens.

[...]

 

> Voir 'interview sur le site de La Croix

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