Thierry Vircoulon : les ADF, une menace «extrêmement utile» pour la RDC et l’Ouganda
Ces dernières années, la crainte de l’implantation d’un islam radical et violent se manifeste en République démocratique du Congo (RDC). La société civile ainsi que les autorités brandissent régulièrement cette menace, liée notamment à la présence d’un groupe armé originaire d’Ouganda, baptisé ADF et particulièrement actif depuis 2014.
Pourtant, rien ne prouve que cela soit fondé, selon Thierry Vircoulon, qui co-signe avec Jean Battory une étude pour l’Institut français des relations internationales (Ifri) intitulée L’islam radical en République démocratique du Congo. Entre mythe et manipulation. Thierry Vircoulon, chercheur associé à l’Ifri, spécialiste de l’Afrique centrale, répond à Florence Morice.
A quel moment cette question de l’islam radical s’est invitée dans le débat sécuritaire au Congo ?
Thierry Vircoulon : C’est très récent en fait. La thèse officielle, qui est développée par les gouvernements congolais et ougandais, présente les ADF comme un mouvement qui fait partie de la nébuleuse islamiste radicale et qui serait lié au shebabs en Somalie. Et ce groupe armé, qui se trouve à la frontière de l’Ouganda et du Congo, opère là-bas depuis à peu près vingt ans. Mais à partir de 2014, il a complètement changé de comportement et s’est mis à massacrer les villageois dans la zone de Béni, de manière récurrente, et donc s’est présenté comme une sorte de folie islamiste, une sorte d’islamisme tropical perdu dans la jungle.
Qui serait la conséquence d’un lien avec les shebabs. Quelle est la réalité de ce lien ?
On n’a trouvé aucun lien avec les shebabs. On a trouvé des liens avec des mouvements islamistes d’Afrique de l’Est. Jamil Mukulu, qui était le chef des ADF, a été arrêté en 2015 en Tanzanie. Et il est clair qu’il circulait dans les milieux islamistes de Tanzanie et du Kenya. Mais avec la Somalie, on n’a trouvé aucun lien. Et quand on regarde un peu le comportement des ADF, on se rend compte que c’est un groupe qui est complètement atypique par rapport aux autres groupes jihadistes qu’on connaît en Afrique, que ce soit les shebabs, Boko Haram ou Aqmi (al-Qaïda au Maghreb Islamique). C’est un groupe qui ne fait absolument aucune propagande et aucune communication sur le net, ne cherche pas à convertir les gens, qui n’affiche pas la conception salafiste de l’islam. La stratégie des ADF n’est pas une stratégie expansionniste, comme par exemple la stratégie de Boko Haram, qui à partir du nord-est du Nigeria a essayé de s’étendre sur les autres pays de la zone. Au contraire, eux ils sont dans une logique de repli et de sanctuarisation, c’est-à-dire qu’ils interdisent un certain territoire, donc une zone frontalière, à toute présence villageoise et autre. Ils ont tué des gens rien que pour l’exemple, en disant « voilà il ne faut pas rentrer dans notre territoire ». Donc eux, au lieu d’essayer de s’étendre, ils se referment sur eux-mêmes et se replient.
Mais alors d’où vient ce soupçon d’expansionnisme ou de volonté d’imposer l’islam radical dans cette partie du Congo ?
Historiquement, il y avait une composante islamiste, c’était un groupe de musulmans qui étaient en lutte contre le pouvoir de Yoweri Museveni (président ougandais, ndlr), qui a perdu et qui s’est réfugié dans l’est du Congo. Et certains d’entre eux en tout cas sont musulmans. On a des vidéos où l’on voit des femmes avec des voiles etc. Mais le fait qu’il y ait des musulmans ne veut pas dire qu’il y ait un agenda salafiste.
En revanche, le discours qui s’est développé autour de ce risque, vous le dites, aboutit à une stigmatisation de la population musulmane ?
Ces tueries répétées sont évidemment extrêmement traumatisantes pour la population du Nord-Kivu. Et comme les ADF sont un mystère, qu’aussi bien l’armée congolaise que la Monusco ne parviennent pas à les empêcher d’agir ou à les arrêter, il se développe des tas de fantasmes autour de ça. Et ces fantasmes donnent évidemment lieu à des réactions d’auto-défense. Donc on a vu émerger des groupes armés au Nord-Kivu qui prennent des dénominations religieuses chrétiennes, comme Le Corps du Christ du Carmel (retranchés au Mont Kinsevere, dit «Mont Carmel» à Butembo), qui s’est manifesté à la fin de l’année 2016, dans la zone de Butembo et de Béni justement en disant « nous on va lutter contre les ADF parce que le gouvernement et les Nations unies ne le font pas ». On voit cette islamophobie commencer à produire des groupes armés, et ça c’est très préoccupant.
Est-ce qu’une des formes de cette islamophobie, c’est aussi ce discours qui se développe sur le supposé prosélytisme d’un contingent pakistanais de la Mission des Nations unies au Congo, la Monusco, qui est présent dans cette zone ?
Tout à fait. Ça en fait partie là aussi. Il faut se rendre compte que le contingent pakistanais de la Monusco est installé au Sud-Kivu depuis maintenant plus de dix ans. Une des conséquences de cette installation a été la multiplication des mosquées dans la zone de Bukavu et cela est interprété par la population comme un prosélytisme musulman et au-delà de ça, parce qu’évidemment on assimile un peu tout, le développement d’un islam radical. Or, le développement d’un islam radical n’est pas du tout démontré.
Alors aujourd’hui qui alimente ce fantasme-là et dans quel but ?
Ce qui alimente ce fantasme-là, ce sont essentiellement les gouvernements, congolais et ougandais, pour lesquels je pense, les ADF sont une menace extrêmement utile. Pour le gouvernement ougandais, qui est en lutte contre eux depuis vingt ans, c’est devenu une sorte d’ennemi naturel. Mais ce qu’on note, c’est que ça fait déjà plusieurs années que les ADF n’ont pas été capables de mener une opération sur le territoire ougandais. Et puis pour le gouvernement congolais, qui est très impopulaire, c’est une façon de présenter une menace sécuritaire étrangère parce que le gouvernement congolais insiste toujours sur le fait que les ADF viennent d’Ouganda, que ce sont des étrangers etc. Alors que, quand on est un groupe armé installé dans un pays depuis vingt ans, on s’est largement enraciné dans le pays. Donc il y a une « congolisation » et c’est un avantage pour n’importe quel gouvernement en situation de faiblesse et qui a besoin d’être bien vu sur la scène internationale de dire « je suis sous la menace du terrorisme islamiste ».
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