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Thierry de Montbrial : « Le risque d’une troisième guerre mondiale existe »

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interviewé par Marie Bordet pour

  Le Point
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ENTRETIEN. De la guerre en Ukraine à la montée des régimes autoritaires, le président de l’Ifri plaide pour un retour au réalisme politique, loin des postures idéologiques. 

Thierry de Montbrial, figure de la réflexion géopolitique française, vient de publier un nouvel ouvrage : L'Ère des affrontements (Éditions Dunod). Dans ce livre qui tombe à pic tant le paysage mondial se recompose sous nos yeux, l'académicien et président-fondateur de l'Institut français des relations internationales (Ifri) livre une analyse fine des grandes transformations géopolitiques qui ont marqué les dernières décennies et décrypte ce nouveau monde, empreint de toujours plus de brutalité, qui est en train de prendre forme aujourd'hui.

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Thierry de Montbrial, fondateur et président de l'Ifri
Thierry de Montbrial, fondateur et président de l'Ifri
Chrsitophe Peus
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Le Point : Dans votre livre, vous évoquez les limites de l'idéologie occidentale. Vivons-nous les conséquences de cette idéologie que vous décrivez ? 

Thierry de Montbrial : J'établis une distinction très claire entre réalisme et idéologie. Le réalisme consiste à regarder les choses telles qu'elles sont, en mettant de côté ses propres biais idéologiques. C'est ce que nous essayons de faire à l'Ifri. Il s'agit d'analyser les situations aussi objectivement que possible, c'est souvent difficile. Cela implique de réfléchir de manière approfondie aux conséquences des décisions et aux réactions qu'elles peuvent provoquer. Malheureusement, c'est rarement ce qui est fait en pratique. Les régimes démocratiques ont des difficultés particulières sur ce plan, car les décideurs politiques sont constamment submergés par les opinions publiques qui exercent des contraintes immédiates. Le réalisme n'est pas la realpolitik qui raisonne exclusivement sur les rapports de force matériels, et encore moins le cynisme. Le cynisme, c'est la realpolitik plus l'immoralité. Le problème, c'est que nos ambitions en matière de politique internationale, et je parle pour les Européens en général et les Français en particulier, se sont réduites à des considérations idéologiques. Nous avons collectivement souffert de ce que j'appelle « l'équation de Fukuyama », qui pose comme principe que la démocratie et l'économie de marché entraînent automatiquement paix et prospérité... On a eu tout faux... 

Concernant la guerre en Ukraine, comment cette idéologie a-t-elle influencé notre approche du conflit ? 

D'abord, je tiens à parler de la guerre d'Ukraine et non pas de la guerre en Ukraine, pour les mêmes raisons qu'on parle de la guerre de Corée et non pas de la guerre en Corée, car elle est déjà, par ses effets, une guerre mondiale. Pour répondre à votre question, si l'on regarde en arrière, on voit les erreurs d'analyse qui ont été faites. Certains expliquaient qu'on allait mettre la Russie à genoux, prenant leurs désirs pour des réalités tant ils étaient prisonniers de biais idéologiques. Tout a été ramené à une opposition simpliste entre le camp du bien et le camp du mal. Il est enfantin de tout réduire à « qui a tort, qui a raison ». Même dans les disputes d'enfants, l'attribution des torts est rarement simple à trancher. Alors, avec une guerre internationale, nous sommes à un niveau de complexité largement supérieur, et pourtant on voudrait tout ramener à l'idée d'une confrontation entre les bons et les méchants. 

Cette guerre aurait-elle pu être évitée, selon vous ? 

Oui, on aurait dû éviter cette guerre d'Ukraine. Mais une fois qu'elle a été enclenchée, les commentateurs, et souvent aussi les décideurs, ont réagi de manière simpliste. Je ne dis évidemment pas que les Russes n'étaient pas des agresseurs, mais le problème venait de loin. Une fois qu'une guerre est commencée, il faut en comprendre les ressorts, analyser objectivement les rapports de force, et réfléchir aux conséquences des décisions que l'on prend. Sur l'Ukraine, on n'a pas effectué correctement ce travail, il faudra en tirer les leçons. 

Vous accordez beaucoup d'importance aux analogies historiques dans votre analyse. Comment les utilisez-vous ? 

Dans l'histoire, les situations ne se répètent jamais à l'identique, mais elles se ressemblent. Si ces ressemblances sont pertinentes, on peut en tirer des enseignements. Prenons l'exemple de la chute de l'Union soviétique entre 1989 et 1991. Ce fut une double chute : celle du communisme et celle de l'empire russe. Deux effondrements pour le prix d'un, en quelque sorte. Le plus important, la chute de l'empire russe, s'est passé relativement calmement, sans guerre. Mais il m'a paru tout de suite évident qu'il y aurait des effets différés pendant des décennies. La question de l'Ukraine faisait partie de ces effets prévisibles et il aurait fallu la traiter avec un certain doigté. Il aurait fallu la traiter stratégiquement. Les Occidentaux ont trop facilement accepté le point de vue des nationalistes ukrainiens, sans prendre en compte l'ensemble des implications géopolitiques. 

Vous mettez en garde contre certaines comparaisons historiques abusives. Lesquelles vous semblent particulièrement problématiques ? 

Je pense qu'on abuse depuis longtemps de la comparaison avec le syndrome de Munich. La comparaison de l'épisode actuel avec le lâche soulagement de 1938 est pour le moins discutable. Il faut faire extrêmement attention à ce genre de comparaison, car elle réveille des émotions dans l'opinion publique, et on peut commettre de grandes erreurs. J'entends aussi souvent des comparaisons superficielles avec le plan Marshall. Les situations qui se ressemblent sont fondamentales à étudier, mais il faut être prudent avec ces parallèles, surtout quand ils touchent aux émotions. La plupart des gens n'ont pas étudié l'histoire en profondeur, et les références superficielles suscitent facilement des réactions viscérales contre-productives. 

Quelle serait alors l'approche réaliste face aux défis actuels, notamment concernant la Russie ? 

Le réalisme, c'est en particulier avoir les moyens de faire ce que l'on avance. Si on veut refouler la Russie, très bien, mais alors donnons-nous les moyens de le faire. Si on ne veut pas tromper les opinions publiques, il faut annoncer clairement à nos peuples qu'ils devront accepter des sacrifices considérables, en particulier sur leur pouvoir d'achat. Cela signifie une vraie économie de guerre, pas les fausses économies de guerre dont on a parlé. Une vraie économie de guerre implique de réquisitionner les entreprises, de transformer la production automobile en production d'armement, etc. C'est une transformation radicale de l'économie. Et puis, pour construire une défense européenne digne de ce nom, à supposer qu'on soit au clair sur ce qu'il y a lieu de défendre, il faut un plan sur une génération, pas sur deux ans. La première chose à faire est de remettre nos économies en ordre, à commencer par la France. Si l'Union européenne ne veut pas sombrer, elle devra se reconstituer, accomplir enfin les réformes de structure que certains États membres ont repoussées pendant des décennies. Il faut proclamer urbi et orbi que ce ne sera peut-être pas du sang et des larmes, mais en tout cas des sacrifices durables. Il faut tenir un langage de vérité. 

L'Europe peut-elle répondre à ces défis ? 

L'Europe s'était installée dans le confort du protectorat américain. La Communauté européenne, devenue Union européenne après le traité de Maastricht, a toujours été encouragée par les Américains. Dans ce système, les États-Unis s'occupaient des grandes décisions, de la grande politique, pendant que l'Europe se concentrait sur son développement économique. Seul le général de Gaulle a sérieusement cherché à sortir de ce schéma de dépendance. Le protectorat américain a permis aux Européens de dépenser le minimum en matière de défense. Aujourd'hui, nous vivons un réveil brutal. On aurait dû anticiper le retour de Donald Trump, mais en Europe, on n'a pas voulu affronter cette possibilité et on n'a rien fait de sérieux sous la présidence de Biden. En conséquence, nous sommes désarçonnés. 

Comment voyez-vous le rôle de la France dans ce contexte ? 

Il y a un fossé entre l'activisme du président Macron, sa volonté de placer la France au centre du jeu en parlant de défense européenne, et la réalité de notre situation, notamment financière. Nous n'avons pas les moyens politiques de mettre 5 % de notre PIB dans la défense, sans compter les autres dépenses auxquelles il faudra participer comme la reconstruction de l'Ukraine. Nous sommes dans un jeu de rôle permanent, dans une philosophie du miracle. C'est plus facile que d'affronter les réalités. 

Peut-on parler d'une crise de la démocratie ? 

La crise de la démocratie est avant tout une crise d'efficacité. Quand les démocraties parviennent à identifier correctement les problèmes, à trouver les bonnes solutions et à les mettre en oeuvre, elles restent légitimes. La crise de la démocratie n'est pas philosophique mais pratique. Elle découle de l'inefficacité observée dans de nombreux pays démocratiques. Pour retrouver leur légitimité, les démocraties doivent démontrer leur capacité à résoudre les problèmes concrets de leurs citoyens. C'est un défi particulièrement important face à la montée des régimes autoritaires qui peuvent parfois sembler plus efficaces à court terme. Quand on parle de régime autoritaire, il faut se rappeler qu'il en existe toute une gamme, de la dictature à la Kim Jong-un jusqu'au régime de Singapour qui sont très différents les uns des autres. Mais le principe reste le même : un régime autoritaire mais légitime préserve cette légitimité tant qu'il « délivre » des résultats à sa population. Bien sûr, il y aura toujours des opposants, des dissidents, mais la légitimité globale sera maintenue tant que le régime sera efficace. C'est d'ailleurs le défi actuel de la Chine : les problèmes économiques actuels du pays pourraient perturber ce contrat social tacite. 

Comment voyez-vous l'évolution du modèle chinois face à ces enjeux ? 

Le développement de la Chine suit des schémas connus en économie du développement. La phase initiale de décollage économique doit se faire avec un gouvernement fort. Mais l'émergence d'une classe moyenne de 200-300 millions de personnes comme en Chine change la donne. Cette classe moyenne devient plus exigeante politiquement une fois les besoins matériels de base satisfaits. Les dirigeants chinois étaient conscients de ce défi, ce qui explique en partie le choix depuis 2013 de Xi Jinping pour gérer cette période difficile. La question est maintenant de savoir si ce modèle pourra continuer à « délivrer » suffisamment de résultats pour maintenir sa légitimité. 

Comment analysez-vous l'importance des ressources dans les relations internationales actuelles ? 

Une grande partie des déterminants de la politique internationale aujourd'hui est liée à l'accès aux ressources. Trump, avec la brutalité qui lui est propre, met le doigt sur cette question des ressources stratégiques, que ce soit l'Arctique avec la fonte des glaces et l'ouverture de nouvelles routes maritimes, ou les terres rares en Ukraine. Il ne s'embarrasse pas de considérations morales ou idéologiques, il va droit au but sur ces questions de ressources et de pouvoir. 

Quelle est votre vision de l'avenir concernant la situation en Ukraine ? 

Le but de Trump est clairement de se débarrasser de cette guerre pour se concentrer sur la Chine. Il a pour cela besoin de se rapprocher de la Russie. Mais quand un armistice interviendra en Ukraine, ce ne sera que le début d'un long processus. Il faudra d'abord mettre en place des dispositifs pour faire respecter cet armistice, comme en Corée depuis des décennies. Mais surtout, il faudra tôt ou tard reprendre une discussion globale sur la sécurité en Europe, ce que nous aurions évidemment dû faire avant le conflit. Cette négociation pourrait prendre des années. Nous aurions dû le faire plus tôt, mais maintenant nous sommes condamnés à gérer les conséquences de nos choix passés. 

Comment évaluez-vous aujourd'hui les risques de conflits mondiaux ? 

Nous sommes entrés dans une deuxième guerre froide, très différente de la première. L'interdépendance économique est aujourd'hui beaucoup plus forte, ce qui change la donne. Le risque d'une troisième guerre mondiale existe, non pas comme un conflit planifié, mais plutôt comme la conséquence possible d'un dérapage qui dégénérerait. La dissuasion nucléaire ne nous protège plus de la même manière qu'avant, car les interdépendances sont devenues plus subtiles et complexes. La guerre d'Ukraine nous a montré qu'on peut aller très loin dans l'escalade avec des zones grises où la menace nucléaire reste plus ou moins clairement plausible. 

L'Europe doit-elle abandonner ses idéaux pour garder un rôle international ? 

Le réalisme n'est pas du cynisme, c'est simplement la capacité à regarder le monde tel qu'il est et non tel qu'on voudrait qu'il soit. Il ne s'agit pas d'abandonner nos idéaux, mais de comprendre que leur réalisation nécessite une analyse lucide des situations et des rapports de force. Les démocraties occidentales doivent se munir de cette capacité d'analyse réaliste si elles veulent maintenir leur influence dans un monde de plus en plus complexe et multipolaire. Cela implique aussi d'avoir le courage de dire la vérité à nos populations sur les sacrifices nécessaires pour, dans un deuxième temps, maintenir notre mode de vie et nos valeurs. Sans ce réalisme, nous risquons de continuer d'accumuler les erreurs stratégiques avec des conséquences potentiellement désastreuses pour l'avenir. 

 

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Thierry DE MONTBRIAL

Thierry de MONTBRIAL

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Fondateur et Président de l'Ifri - Membre de l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques)

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