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Héloïse Fayet : « L’arsenal nucléaire français est dissuasif, mais nous devons aussi être crédibles politiquement aux yeux de nos alliés européens »

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Interviewée par Carole Sauvage dans

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Après la volte-face de Donald Trump, Emmanuel Macron s’est dit prêt, vendredi 28 février 2025, « à ouvrir la discussion » sur la dissuasion nucléaire en Europe. Une meilleure complémentarité entre les forces conventionnelles et nucléaires pourrait être envisagée selon la chercheuse Héloïse Fayet.

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Missiles nucléaires
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La chercheuse Héloïse Fayet, chercheuse au Centre des études de sécurité de l'Ifri et responsable du programme de recherche Dissuasion et prolifération, revient sur la forme que pourrait prendre cette dissuasion nucléaire européanisée.

 

En quoi le discours de Friedrich Merz marque-t-il un tournant pour la défense européenne ?

Il montre à quel point l’Allemagne comprend qu’il est temps de réfléchir collectivement à la défense de l’Europe, et en particulier à la dissuasion nucléaire. Ce discours marque une rupture avec la position qui a été celle de l’Allemagne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. À savoir, malgré quelques tentatives de projet de construction d’une arme nucléaire entre l’Allemagne de l’Ouest (la RFA), la France et l’Italie dans les années 1950 et 1960, que Berlin a toujours privilégié la relation germano-américaine au détriment de la construction d’une autonomie stratégique européenne. Si nous pouvions observer quelques signaux d’alerte depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, avec notamment le discours d’Olaf Scholz sur le Zeitenwende (« changement d’époque ») en février 2022, cette prise de parole marque bien une nouvelle impulsion politique. Il faut espérer maintenant que cela s’inscrive sur le long terme. Son déplacement mercredi soir à Paris – son premier à l’étranger – est en ce sens un signe encourageant. L’entente franco-allemande est fondamentale si l’on veut une Europe de la défense qui fonctionne.

Notre doctrine de dissuasion nucléaire permet-elle cet élargissement du « parapluie français » à l’Europe ?

Oui, tout à fait. Cette dimension européenne de la dissuasion nucléaire française n’est en réalité pas nouvelle et s’inscrit dans une tradition plus longue. Déjà, dans le premier Livre blanc de 1972, il est écrit que la dissuasion nucléaire concerne le territoire national et « ses approches ». Si le terme est assez vague, il était déjà compris à l’époque comme intégrant l’Allemagne de l’Ouest, le Benelux, éventuellement l’Italie, ainsi que la Grande-Bretagne. Notre position géographique au sein du continent, la poursuite de la construction européenne, son élargissement, puis la création de la zone euro n’ont fait que renforcer cette imbrication « des intérêts vitaux de la France » avec ceux des pays européens. Plus récemment, les deux discours du président Emmanuel Macron prononcés à l’École de guerre en février 2020, puis lors de sa visite d’État en Suède en janvier 2024, marquent une nouvelle étape. Il confirme la « responsabilité spéciale » que confère à la France sa doctrine en matière nucléaire.

Comment nos voisins européens appréhendent-ils la dissuasion nucléaire française ?

Il faut bien avoir à l’esprit que la dissuasion nucléaire française s’inscrit tant au niveau national du point de vue de nos « intérêts vitaux », que dans le cadre de l’Otan. L’organisation elle-même reconnaît que le rôle de la France contribue à sa posture de sécurité et de défense. Cet arsenal nous donne en outre la possibilité d’être autonome dans nos prises de position. Ses alliés le savent et le reconnaissent. Mais jusqu’à il y a peu, elle ne suscitait qu’un intérêt modéré, voire une certaine méfiance, chez nos voisins. La plupart des pays, au premier rang desquels l’Allemagne, craignaient en effet d’inciter les Américains à réduire leur présence stratégique s’ils affichaient une trop grande curiosité à notre égard.

Les choses ont toutefois sensiblement changé depuis l’invasion russe en Ukraine. D’un point de vue opérationnel, l’arsenal français est jugé suffisamment crédible pour dissuader la Russie. Avec 290 têtes, des dégâts phénoménaux peuvent être provoqués. Maintenant, tout reste à faire. Nos pays alliés doivent réfléchir à ce qu’on peut leur apporter en matière de protection ; et nous, nous devons être crédibles politiquement à leurs yeux. Or, le mandat d’Emmanuel Macron se termine dans deux ans. Si Marine Le Pen est élue présidente en 2027, elle qui n’est pas favorable à l’investissement dans l’Otan ou même à la contribution de la dissuasion nucléaire française dans la défense européenne, nos alliés risquent de penser qu’ils ne peuvent pas nous faire confiance.

A-t-on les moyens techniques pour réaliser ce partage à la manière des États-Unis ?

Non. Mais l’objectif n’est pas la mise en place d’un « parapluie nucléaire » à l’image de la dissuasion élargie à l’américaine. Tout d’abord parce que cette expression de parapluie sous-entend une imperméabilité totale – ce que la dissuasion nucléaire ne peut garantir – ainsi que la protection de son porteur. Or une attaque nucléaire ou conventionnelle de grande ampleur dans un pays européen aurait nécessairement un impact sur la France. À l’inverse, les conséquences pour les États-Unis seraient plus limitées étant donné l’océan qui nous sépare, les monnaies et les modes de gouvernance différents.

Il n’est pas non plus question – pour le moment – de déployer des armes nucléaires françaises dans les pays européens comme le font les États-Unis. Nous n’avons pas les infrastructures nécessaires pour les stocker, et cela pourrait poser des problèmes de souveraineté si des missiles présents dans l’arsenal français passaient sous contrôle partiel d’alliés. Les armes nucléaires américaines déployées en Europe sont construites dans ce but spécifique et sont par ailleurs « tactiques », leur puissance est relativement limitée. Or la France a toujours été opposée au concept de « guerre nucléaire limitée » parce que, de fait, ces armes provoquent des dégâts qui, même s’ils sont limités, restent importants sur un continent tel que le nôtre. Cela nécessiterait donc de revoir tout notre arsenal nucléaire ; ce qui n’est pas à l’ordre du jour.

Quelle forme pourrait donc prendre cette dimension européenne de la dissuasion nucléaire française ?

Le débat n’est pas encore tranché dans la communauté stratégique. Un consensus semble se dégager pour aller vers une meilleure complémentarité entre les forces conventionnelles et nucléaires. La dissuasion nucléaire française confère en effet aux militaires français une valeur supplémentaire que nos alliés leur reconnaissent très bien. Nos troupes pourraient donc être davantage déployées sur le flanc est de l’Europe. Des investissements supplémentaires dans nos capacités de « frappes en profondeur » pourraient également être envisagés. On en a beaucoup parlé avec la guerre en Ukraine. Ces missiles balistiques, ou de croisière, peuvent taper sur des cibles à plus de 1 000 km avec des têtes conventionnelles. Elles n’existaient par le passé, mais avec les progrès technologiques, ces armes permettent des attaques qui restent sous le seuil de la guerre nucléaire.

Ensuite, sur le volet nucléaire, cette dissuasion européanisée pourrait passer par l’envoi d’avions de combat Rafale en Allemagne ou en Pologne ; l’augmentation de la participation des pays de l’Otan aux exercices nucléaires français ou encore par le rapprochement de la France du Groupe des plans nucléaires (NPG) de l’Otan, etc. Il y a toute une architecture de réassurance à construire en concertation avec nos alliés.

Est-ce que, plus largement, nous pouvons nous passer du parapluie des États-Unis ?

Non, mais ce n’est pas le sujet aujourd’hui. Lorsque Pete Hegseth, le secrétaire à la Défense des États-Unis, a demandé aux pays de l’Otan de prendre en charge leur défense le 12 février 2025 à Bruxelles au siège de l’organisation, il n’a évoqué que la défense conventionnelle, et non nucléaire. Cela sous-entend que les armes nucléaires américaines devraient a priori rester en Europe.

Toutefois, si un plan de paix est signé entre la Russie et les États-Unis concernant l’Ukraine, il est d’autant plus nécessaire de préparer l’après. Cela peut sembler contre-intuitif. Mais on estime que Moscou aura besoin de trois à cinq ans pour reconstituer son armée. Si la Russie constate un quelconque délitement de l’architecture de sécurité transatlantique et européenne, il est tout à fait probable qu’elle relance une attaque, cette fois-ci contre un pays de l’Otan comme la Finlande ou les pays Baltes.

 

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Carole Sauvage

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Héloïse FAYET

Héloïse FAYET

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Chercheuse, responsable du programme dissuasion et prolifération, Centre des études de sécurité de l'Ifri

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