Les Arméniens de France et la Turquie : la possibilité d'un dialogue?
Les Français d'origine arménienne jouent depuis plusieurs décennies un rôle à part dans la relation franco-turque. L'histoire l'explique : réfugiés en France après avoir fui les massacres préludant à la fin de l'Empire ottoman, les Arméniens se sont parfaitement intégrés depuis près d'un siècle dans le paysage social et politique français, tout en conservant intacte la mémoire des traumas passés. La reconnaissance du génocide de 1915, explicitement revendiquée par la diaspora arménienne dispersée aux quatre coins du monde, et effectivement votée par le Parlement français en 2001, est ainsi devenue un sujet un sujet de discorde entre la France et la Turquie.
Le dialogue sur cette question ne peut pas s'engager entre les deux Etats. Entre une Turquie qui peine à ouvrir les dossiers noirs du passé et reproche aux Français de s'ériger en juges sur des sujets qui ne les concernent pas, et une France effectivement prompte à se poser face au monde en défenseur de valeurs universelles qu'elle oublie parfois pour elle-même, les Arméniens de France s'immiscent toujours à contretemps pour rappeler la généalogie de leur douleur. Ce dossier, longtemps complètement tabou pour les uns, et qui nourrit le militantisme violent des autres - et même le terrorisme au tournant des années 1980, avec les attentats de l'ASALA, contamine encore aujourd'hui les arrangements politiques franco-turcs. Coincés entre débat moral et priorités de la realpolitik, les Etats ne sont pas en mesure de traiter le sujet dans le sens de l’apaisement.
Les sociétés civiles sont-elles davantage capables d'entreprendre ensemble le déminage de la mémoire commune ? La demande de pardon aux Arméniens portée en 2008 par quatre intellectuels turcs a eu un écho important en France. Elle a prouvé que la revendication de la diaspora commence à être entendue par certains milieux privés en Turquie. L'ouverture d'un dialogue entre les individus et entre les sociétés permet de réduire l'asymétrie et rend surtout le débat à sa dimension intime, détour sans doute indispensable avant d'ouvrir le sujet au niveau diplomatique.
Mais justement le rapprochement diplomatique turco-arménien, amorcé également en 2008, introduit dans le débat de nouveaux paramètres, qui pèsent sur le dosage impossible entre morale et realpolitik. Si la république d'Arménie accepte de négocier des protocoles avec la Turquie, que devient en effet la quête diasporique, mise en porte-à-faux par l'Etat qu'elle cherchait précisément à protéger ? Un nouveau rapport de forces, plus explicite et pourtant plus subtil, n'est-il pas en train de se mettre en place entre les protagonistes du triangle Turquie-Arménie-diaspora ?
Alors que le rapprochement diplomatique s'enlise, on observe en fait aujourd'hui que, loin d'être délégitimée, la demande de reconnaissance de la diaspora semble se complexifier, au-delà du sujet jusqu'à présent indépassable du génocide. Elle se nourrit désormais d'une curiosité réelle pour tout ce qui se passe en Turquie. Une curiosité généralement inquiète, devant des développements sociaux et politiques perçus comme imprévisibles, mais une curiosité qui trahit indéniablement une envie de redécouverte, teintée de nostalgie.
Les deux articles qui suivent ont pour but d'aider à mieux comprendre comment s'est construite et comment évolue aujourd'hui l'image de la Turquie au sein de la diaspora arménienne de France. Deux intellectuels d’origine arménienne y reviennent sur les origines du blocage et expliquent pourquoi il leur est difficile de parler avec les Turcs et plus encore avec la Turquie. Mais le ton de ces articles indique une envie de dépasser la peur et d'envisager l'évolution de la relation, une évolution probablement perçue comme inéluctable. Inéluctable car le temps presse pour les descendants des survivants de 1915, s'ils veulent être entendus avant que le centième anniversaire des événements ne fasse passer définitivement le drame du côté de l'Histoire ; inéluctable car la toile de fond régionale caucasienne est mouvante et que cette instabilité complique l'amorce de dialogue diplomatique ; inéluctable, encore une fois, parce que les sociétés civiles se sont emparées de la question, des deux côtés, et que le dialogue turco-arménien pourrait dépasser la sphère intime pour devenir un enjeu démocratique majeur.
Dorothée Schmid, responsable du programme Turquie contemporaine de l’Ifri
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