Un an après le début de la crise politique malgache, quel bilan ?
Contexte : La crise malgache, inaugurée avec les tristes évènements du 26 janvier 2009 [1], a aujourd’hui un an et aucune perspective de sortie de crise n’est apparue. Les accords de Maputo II (9 août 2009) et d’Addis Abeba (6 novembre 2009) ne sont plus d’actualité et le Groupe International de Contact (GIC), aujourd’hui mené par Jean Ping, a tenté une médiation de la dernière chance devant déboucher sur une mission de l’Union Africaine (UA) du 11 au 13 février à Antananarivo.
Le Président de la Haute Autorité de la Transition (HAT), Andry Rajoelina, doit proposer à l’UA des mesures plus inclusives, réintégrant les trois autres mouvances dans le processus de sortie de crise (mouvances Albert Zafy, Didier Ratsiraka, Marc Ravalomanana). Depuis le 3 janvier, ces trois mouvances ont d’ailleurs choisi de se réunir au sein de la très fragile " mouvance Madagascar ".
Les aides internationales demeurent suspendues, le pouvoir du Président de la HAT n’a pas été reconnu et son assise demeure des plus fragiles, tant en raison de l’érosion de ses soutiens politiques que de l’influence grandissante de l’armée au sein de l’appareil étatique. De nombreux observateurs craignent un progressif délitement de l’État malgache. Concomitamment à ce blocage politique, la situation économique, comme le contexte sécuritaire, continuent de se dégrader, ce qui ne permet pas d’écarter l’éventualité d’une nouvelle mobilisation populaire.
L’urgence d’un déblocage de la situation est sur toutes lèvres mais les acteurs ne s’accordent pas sur les solutions à déployer, ce qui laisse craindre un enlisement de la situation actuelle.
L'interview a été réalisée le 25/01/2010 à Antananarivo
Mathieu PELLERIN : Le SEFAFI, auquel vous appartenez, recommande d’organiser rapidement des élections à condition qu’elles se tiennent dans des conditions de transparence et d’indépendance respectées. Ne pensez-vous que le souhait d’Albert Zafy de faire précéder ces élections d’une Réconciliation Nationale soit une condition pour l’avenir de Madagascar ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA [2] : Effectivement, je pense qu’il faut organiser des élections dans des conditions beaucoup plus sereines et apaisées qu’à l’heure actuelle. Et il faut tout de même commencer le processus de réconciliation nationale, qui est censé durer plusieurs années, pour arriver à réconcilier un tant soit peu les protagonistes de la crise de 2009.
Je pense qu’il y a aussi un second préalable aux élections. Le SEFAFI et un certain nombre d’ONG avaient tenté de mettre en place en janvier 2009 les Assises sur les Valeurs Républicaines et Démocratiques avant que la crise ne nous dépasse. Selon moi, il faut effectivement refonder la République. Ce sont les deux préalables avant l’organisation des élections.
Mathieu PELLERIN : Pensez-vous qu’au regard de la fracture actuelle qui existe au sein de la société malgache, le processus de réconciliation nationale puisse s’engager, et quelles sont les conditions requises pour qu’il puisse s’engager ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Il faut tout d’abord qu’on ait un minimum d’accord politique entre les protagonistes actuels, ce qui n’est pas le cas pour l’instant. Il faut savoir que tout le monde était d’accord pour la réconciliation nationale, parce qu’en réalité ces crises à répétition sont le résultat de la non cicatrisation de problèmes antérieures qui remontent à 2002, 1991 [3] et même avant. Il faut enfin mettre les problèmes sur la table pour les résoudre en discutant franchement. Cela me semble faisable, mais le problème est qu’en se focalisant trop sur la transition, on en oublie les problèmes fondamentaux. C’est une condition pour que la IVème République [4] soit solide.
Mathieu PELLERIN : La HAT semble avoir consenti à reporter les élections du 20 mars. En dépit du discours de la HAT, celle-ci se soucie donc toujours de sa respectabilité internationale ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Je pense qu’elle le doit parce que son objectif est tout de même la reconnaissance internationale pour sortir de ce statut de " pouvoir de fait ". Il y a un minimum de préoccupation vis-à-vis de la communauté internationale, d’autant que je ne pense pas que la HAT et Madagascar puissent s’en sortir tous seuls à l’heure actuelle.
Mathieu PELLERIN : Parce que Madagascar dépend toujours de l’aide internationale ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Oui, tout à fait, et la crise de 2009 a enclenché une dégradation de la situation économique et sociale. Qu’il s’agisse du gouvernement actuel ou du prochain, nul ne pourra se passer de l’aide internationale. C’est quelque chose d’incontournable, au-delà des rodomontades verbales. Même pour sa survie politique, la HAT a intérêt à traiter avec la communauté internationale.
Mathieu PELLERIN : Pensez-vous que les autorités malgaches s’inspirent de l’exemple mauritanien pour " passer en force " en espérant que la communauté internationale les reconnaisse après les élections ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : C’est un petit peu le schéma mauritanien et également celui du Honduras, même si la principale différence c’est qu’au Honduras, les protagonistes ne se sont pas présentés à l’élection. Est-ce que Andry Rajoelina et Marc Ravalomanana sont prêts à ne pas se présenter ? Je ne pense pas, tout comme je ne pense pas que Marc Ravalomanana puisse revenir à Madagascar à court terme.
L’un des problèmes est que Andry Rajoelina veut se présenter à la prochaine présidentielle contrairement à ce qu’il avait annoncé au départ sur la " place du 13 mai " et sur la " place de la Démocratie " début 2009. Je pense que s’il renonçait à se présenter, les problèmes pourraient se résoudre.
Mathieu PELLERIN : Andry Rajoelina avait toujours dit qu’il renoncerait à se présenter si Ravalomanana en faisait de même. Cette éventualité, valable à Maputo, est-elle encore d’actualité ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Je pense que c’est dépassé. Quoi qu’il arrive, je pense qu’il va se présenter.
Mathieu PELLERIN : Pourquoi ce revirement de position par rapport à ses engagements d’il y a un an ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Je pense que c’est tout d’abord le goût du pouvoir. Il est aussi prisonnier des hommes politiques qui l’entourent, et qui le poussent à se présenter pour la IVème République.
Mathieu PELLERIN : Est-il aujourd’hui dépassé par les évènements ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Il a du mal à gérer la situation et il est davantage poussé par son entourage que par son ambition. Il aurait peut-être respecté sa parole, mais il y a un certain nombre d’hommes politiques qui l’enferment dans cette ligne dure. Il en a été de même lors des accords de Maputo ou d’Addis Abeba. Nous avons constaté que lorsque ce sont les quatre chefs de mouvance qui se réunissent, on trouve assez rapidement des accords. Mais dès lors que les délégations représentant chaque mouvance participent aux négociations, les choses se compliquent. Idem lorsque Andry Rajoelina revient à Madagascar : on observe à chaque fois un changement de position. Il y a une pression énorme autour de lui.
Mathieu PELLERIN : Un entourage qui souhaite faire de Rajoelina un tremplin pour leur propre ascension…
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Oui, tout à fait, parce que ces sont tous des hommes politiques [5] qui, durant sept années, ont essayé de faire ce que Rajoelina a fait sans jamais réussir à mobiliser grand monde. Il est clair qu’ils tentent aujourd’hui de profiter de lui. Mais il s’agit d’un problème de personnes puisqu’à part le fait de soutenir Andry Rajoelina, ils n’ont aucun programme. Cela a toujours été le problème à Madagascar depuis la fin de la Première République, à savoir que l’on soutient un homme et rien d’autre.
Mathieu PELLERIN : Pensez-vous que le schéma mauritanien peut fonctionner, à savoir que des élections, même d’apparat, suffiront à obtenir la reconnaissance de la communauté internationale ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Le problème, c’est qu’elles ne risquent pas d’être reconnues sur place, donc j’imagine mal une reconnaissance internationale. D’autant plus qu’au regard des délais envisagés, on ne se dirige pas vers des élections démocratiques, libres et transparentes. Pour cela, je pense qu’il faudrait attendre au plus tôt le deuxième semestre 2010 pour que des élections puissent se tenir dans des conditions acceptables.
Mathieu PELLERIN : Quel serait selon vous le calendrier électoral idéal ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Le plus judicieux serait d’organiser un référendum constitutionnel ou des élections législatives permettant de former une Assemblée Constituante. Pour le reste, il est difficile de se prononcer parce qu’on ne sait même pas quel type régime sera mis en place : on parle d’élection présidentielle mais, dans les faits, on prône un régime parlementaire. Le préalable est l’adoption d’une nouvelle Constitution.
Un autre problème important est le mélange des autorités entre Assemblée Constituante et Assemblée législative. Une Assemblée Constituante est sensée se dissoudre après avoir adopté la Constitution et Andry Rajoelina a annoncé à plusieurs reprises envisager de la prolonger de 5 ans. Cela fausse complètement le débat et biaise l’élection car les citoyens ne comprennent pas : qui vont-ils élire ? Des députés ou des constituants ?
Mathieu PELLERIN : Madagascar célèbre ses cinquante ans d’indépendance et l’ironie du sort veut que la France soit plus que jamais accusée par une frange de la population de néocolonialisme. Quelle est la part de fantasme et de réalité ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Je pense qu’il y a une influence de la France en ce qui concerne Madagascar. Mais plutôt qu’une manipulation orchestrée par la France, il s’agit d’une tendance de la classe politique malgache à se tourner immédiatement vers la France dès qu’elle ne s’en sort pas. C’est un problème plus général vis-à-vis de la communauté internationale. Dans cette crise, les malgaches sont incapables de résoudre leurs problèmes donc ils appellent les étrangers à l’aide, avant de les accuser d’ingérence. Il y a donc une forme de schizophrénie interne.
Mathieu PELLERIN : Un appel à l’aide qui illustre les faiblesses internes de la société malgache, où il n’existe plus de médiateurs. Je pense notamment au FFKM [6].
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Oui, tout à fait. Le problème de cette crise malgache est que l’on a perdu les deux médiateurs traditionnels qui interviennent lors des crises à Madagascar : les Églises et l’armée. Lors des crises précédentes [7], ces deux acteurs ont joué le rôle d’arbitre entre les parties tandis que là ils ne sont plus crédibles parce qu’ils ont été partisans. On est donc obligé de se rabattre sur une médiation internationale.
Mathieu PELLERIN : Aujourd’hui, le FFKM n’a même plus de siège. Pensez-vous qu’il s’agisse de la mort de l’institution ou qu’il faille laisser le temps au temps ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Je pense qu’il faut laisser le temps au temps. Il est tout d’abord nécessaire que le FFKM se retrouve et qu’il retrouve son unité. Le FFKM est fortement décrédibilisé depuis 2002 lorsqu’il a soutenu Marc Ravalomanana [8]. Le FFKM s’était alors fortement politisé et a commencé à perdre son aura. Avec le temps et sans doute l’arrivée de nouveaux dirigeants religieux, on pourra restaurer la crédibilité du FFKM. Cela n’arrivera que si le FFKM retourne à sa première mission, à savoir la religion, afin de retrouver la confiance des malgaches.
Mathieu PELLERIN : Avez-vous le sentiment qu’une fracture est en train de se créer entre catholiques et protestants ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Il y a effectivement un début de fracture, une méfiance réciproque entre les deux confessions. Mais le problème se situe au niveau de la FJKM [9]. Je pense que l’Église réformée doit régler en interne ses difficultés car c’est elle qui a dérivé en faisant de Marc Ravalomanana le vice-Président de la FJKM, et celle-ci a été instrumentalisée jusqu’à maintenant. Quand on voit par exemple que la radio FJKM fait du militantisme politique, il y a un réel problème [10]. Une fois ces problèmes réglés, nous pourrons réunifier le FFKM.
Mathieu PELLERIN : Il y a un an, l’armée promettait de ne pas s’ingérer dans les affaires nationales mais déclarait être " prête à prendre ses responsabilités ". Le moins que l’on puisse dire, c’est que son rôle est aujourd’hui central dans les affaires de l’État [11]. Pensez-vous qu’elle saura regagner sa place une fois la situation rétablie ?
Jean-Eric RAKOTOARISOA : L’armée connait de sérieuses divisions, quoi qu’on en dise. Lorsque l’on voit des officiers prendre la parole plus ou moins en faveur d’une des mouvances ou commettre des actes d’indiscipline [12], in fine, c’est la qualité même de l’armée qui est remise en cause dans cette crise. Je pense qu’il faut d’abord reconstruire une véritable armée, restaurer la hiérarchie et la discipline, et c’est seulement à partir de là qu’elle pourra jouer un rôle dans la résolution de la crise.
Mathieu PELLERIN : Dans cette crise, à peine un dixième de la population a eu son mot à dire, c'est-à-dire la capitale. A l’approche des élections, ne risque-t-on pas de voir certains candidats jouer la carte fédéraliste ou a minima, de créer des bastions de l’opposition en province ? Je pense à Monja Roindefo à Toliara, à Roland Ratsiraka à Toamasina, etc. ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Effectivement, il y a un risque sur ce plan-là, car ces hommes politiques s’appuient beaucoup plus sur une base régionale que nationale. Ce risque existe, même si je ne pense pas qu’on en arrive au fédéralisme, mais plutôt à un renforcement d’un certain régionalisme [13]. C’est pour cela qu’il faut veiller à ce que sera la future organisation administrative de Madagascar. Je pense qu’il faut maintenir les régions pour réaliser une véritable décentralisation. Son absence est également un facteur de crise récurrente à Madagascar parce que, depuis l’indépendance, on parle de décentralisation sans jamais avoir commencé à la réaliser. C’est une condition du développement harmonieux de Madagascar que de répondre aux aspirations de la population malgache à gérer ses affaires au niveau local. Cela permet d’éviter les récupérations politiques de toutes les frustrations liées à ce manque d’autonomie.
C’est pour cela qu’avant de penser aux élections nationales, je pense qu’il faudrait commencer avant tout par la base et inverser la tendance récurrente à Madagascar qui est de commencer par le sommet.
Mathieu PELLERIN : Ce qui explique en partie que la démocratie soit ternie à Madagascar. Le processus de transition démocratique ne fonctionne plus et la population en arrive toujours à prendre son destin en main en descendant dans la rue.
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Oui c’est pour cela qu’il faut parvenir à ce que les aspirations des populations soient entendues au niveau national, en commençant par les élections à la base. Il faut une réelle représentativité de la population aux différents niveaux avant de parvenir à l’échelon national. Ce serait aussi le moyen de faire émerger de nouvelles personnalités que l’on ne connaît peut-être pas et qui sont sans doute pétries de talents.
Mathieu PELLERIN : Madagascar semble souffrir d’un mal chronique qui est le mélange des intérêts privés et publics des personnes à la tête de l’État. Au-delà même de Rajoelina et Ravalomanana, la plupart des acteurs de la scène politique sont entrepreneurs. Pensez-vous qu’il faille constitutionnaliser l’interdiction pour le prochain Président d’avoir des participations dans des entreprises ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : C’est un préalable. Comme on a instauré sous la IIIème République le fait de ne pas pouvoir mélanger les affaires d’État et de parti, puisque le Président doit avoir démissionné de la tête de son parti. Je pense qu’il faut également séparer les affaires publiques et privées. Au regard des expériences actuelles, c’est un besoin impérieux.
Mathieu PELLERIN : De nombreux observateurs ont voulu lire la crise à travers un prisme sociologique : riches/pauvres, protestants/catholiques, jeunes/vieux, etc. Quels enseignements, de ce point de vue, retirez-vous de la crise ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Je ne pense pas que véritablement cela se pose en ces termes. Il y a tout de même un aspect qui a complètement disparu dans cette crise, c’est la dichotomie Hauts-Plateaux/Côtiers [14].
Mathieu PELLERIN : On a également parlé à Antananarivo d’une dichotomie entre habitants des Hauts-Plateaux qui soutenaient Ravalomanana et habitants des bas quartiers [15] qui suivaient Rajoelina.
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Effectivement Andry Rajoelina s’est appuyé sur les bas quartiers, mais je ne pense pas qu’il s’agisse de divisions déterminantes. Il y a un fait évident, c’est le mécontentement de la population à l’égard du régime de Marc Ravalomanana, au-delà même des seules personnes qui sont descendues dans la rue. Un certain nombre de choses, et notamment ce mélange public/privé, n’a pas été accepté par la population. De même, quoi qu’on en dise, les malgaches sont très attachés à leurs libertés et dès que l’on y touche, cela créé un phénomène de rejet. Les revendications ont toujours été les mêmes au cours des crises de 1972, 1991, 2002, 2009 [16]. Ceux qui vont diriger le pays ont intérêt à véritablement instaurer un État démocratique, sans quoi la crise se répétera encore.
Mathieu PELLERIN : En tant que vice-président de l’université d’Ankatso, vous êtes aux premières loges pour observer le comportement de la jeunesse. Comment celle-ci vit-elle la situation ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Exception faite des jeunes qui sont partisans, la jeunesse actuelle n’est pas politisée. L’année universitaire s’est par exemple déroulée normalement, sans grève ni manifestation. C’est tout à fait différent des crises précédentes où les étudiants étaient les fers de lance des mouvements populaires. Il y a une prise de conscience de la jeunesse des difficultés de l’avenir et du besoin de se consacrer à leurs études. Au niveau politique, j’ai quand même eu l’occasion de former des jeunes des partis politiques, avec notamment la Fondation Friedrich Ebert et son " Youth Leadership Training Program ", et j’ai vu des jeunes qui veulent s’investir dans le monde politique. Le problème tient aux aînés qui bloquent la montée de ces jeunes même si, à long terme, cette ascension est inéluctable.
Mathieu PELLERIN : On voit déjà qu’un mouvement de jeunes TGVistes [17] s’est constitué, que les jeunes AREMA [18] se sont opposés à leurs aînés…
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Oui, je crois que ça va venir parce qu’il y a beaucoup de jeunes qui s’investissent. D’où l’importance de la décentralisation pour faire émerger ces jeunes qui ont la capacité d’assumer des responsabilités politiques et de faire carrière. Tous les présidents que Madagascar a connus sont arrivés " par accident ", sans préparation ni programme, sans connaître la gestion des affaires publiques, ni même ce qu’est une politique publique. Je pense que c’est sur ce terrain-là que l’on doit travailler car même si cela prend du temps, c’est du solide et du durable.
Mathieu PELLERIN : Mais ce désintérêt de la jeunesse pour la vie politique n’illustre-t-il pas en même temps un désenchantement plus général de la population pour les affaires publiques sur la rengaine du " Tous pourris ".
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Il y a un désenchantement de l’ensemble de la population. Lors des dernières législatives en 2007, il y a eu officiellement un taux d’abstention de 60 %, mais pour moi elle était beaucoup forte. C’est la traduction d’un phénomène de rejet de l’ensemble de la classe politique. Pourtant, les malgaches sont traditionnellement légalistes et la participation électorale avait jusqu’alors été très importante. Depuis 2007, on observe à travers cette abstention des signaux d’un rejet tout à fait pacifique. Je pense qu’à cette époque, si le pouvoir en place avait bien analysé ces signaux [19], nous n’aurions pas connu la crise.
Mathieu PELLERIN : Depuis 1991, tous les candidats promettent une réforme du code électoral, et tous les candidats profitent allègrement de ses largesses une fois parvenu au pouvoir. Cette incapacité à obliger les candidats à tenir leurs engagements témoigne-t-elle de la faiblesse de la société civile ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Je ne sais pas si cela témoigne d’une faiblesse. Reste que le problème est réellement l’entêtement et l’autisme de classe politique dans son ensemble. Le code électoral, comme la loi sur les partis politiques, élaborés en 2002 et 2004, n’ont jamais été adoptés. Et ce, en raison d’un des aspects de ces textes qui est la transparence du financement des partis politiques. Les partis politiques de toutes tendances confondues sont contre cette transparence et bloquent donc l’adoption du texte.
Mathieu PELLERIN : Vers quel régime se dirige-t-on actuellement ? La proposition de Rajoelina d’organiser des élections législatives ne vise-t-elle pas à imposer un parlementarisme de fait ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Effectivement c’est un peu cela. Il a suggéré de commencer par des législatives, où la majorité parlementaire qui en sortira nommera le Premier Ministre. On se trouverait donc dans un schéma parlementaire. Se dirige-t-on pour autant vers un régime parlementaire ou semi-parlementaire ? Toutes les options restent ouvertes et on ne sait pas si une conférence nationale sera organisée pour débattre de cela.
Je pense personnellement qu’il faut aller vers davantage de parlementarisme. Dans les différentes crises qu’a connues Madagascar, le problème a toujours été le Président de la République élu au suffrage universel direct et donc sacralisé, ce qui l’amène à dériver vers un autoritarisme. Je pense que ce n’est pas adapté à ce que nous avons vécu depuis cinquante ans. Il faut mettre un terme à ce type de régime politique pour un système davantage teinté de parlementarisme où le risque d’autoritarisme est moindre.
C’était déjà le schéma de la première version de la IIIème République [20], mais l’erreur fut d’élire le Président de la République au suffrage universel. Nous avons installé un régime parlementaire, mais nous avons maintenu l’élection du Président, à savoir Albert Zafy. Bénéficiant de l’onction populaire, celui-ci ne voulait bien évidemment pas s’en tenir à ses minces pouvoirs et a cherché à renforcer ses prérogatives, ce qui est tout à fait compréhensible. Cela a abouti à sa destitution.
Mathieu PELLERIN : Andry Rajoelina a déclaré à juste titre vouloir " redonner la parole au peuple ". Dans ce cas, pourquoi ne pas organiser un référendum constitutionnel ou une présidentielle avant de songer aux législatives qui facilitent la tâche du Président de la HAT.
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Effectivement, le peuple ne sait pas pourquoi il vote aux législatives. A mon avis, des élections ne sont valables qu’à la condition que les enjeux du scrutin soient connus. Redonner la parole au peuple nécessite peut-être de passer par un référendum, mais le problème c’est que la population n’y comprend rien. Personnellement, il me faut déjà plusieurs années pour comprendre un texte de plus de 230 articles. C’est une " arnaque démocratique " récurrente à Madagascar que de soumettre à référendum un texte que personne ne comprend, qui plus est lorsque la question est biaisée, sur le mode : " Est-ce que vous êtes pour le développement de Madagascar ? ". Qui va répondre non à ce genre de questions ? Le référendum a toujours été manipulé par les gouvernants successifs. Je pense qu’un référendum doit porter sur une question claire, qui parle à la population, par exemple sur le type d’État : État fédéral ou État unitaire ?
Mathieu PELLERIN : Interprétez-vous la volonté de Rajoelina d’organiser des législatives comme le moyen de s’assurer une majorité artificielle ? Il est plus facile d’obtenir une majorité parlementaire en investissant des candidats populaires dans leurs fiefs qu’en se soumettant directement au vote de la population à travers un scrutin présidentiel.
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Oui, et également d’obtenir un minimum de légitimité. Rajoelina a aujourd’hui un problème de légitimité auprès de la population. Il veut donc régler cela. Je pense que c’est un peu l’explication de son intention d’organiser des élections le 20 mars. Il est sur une pente déclinante avec de plus en plus de déçus de son action. Si les élections ont lieu vers la fin de l’année ou en 2011, ce n’est pas évident qu’il obtienne la majorité (si bien entendu nous avons des élections véritablement libres, démocratiques, et transparentes).
Mathieu PELLERIN : Certains observateurs considèrent que Rajoelina a préféré éviter d’organiser une élection présidentielle parce qu’il y avait de fortes chances qu’il soit battu par le TIM [21] seul parti aujourd’hui à être implanté dans chaque fokontany [22] du pays. Comment jugez-vous la popularité de Ravalomanana sur l’île aujourd’hui ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : Je pense que les choses sont ouvertes. Les appréhensions vis-à-vis de Marc Ravalomanana tiennent à sa puissance financière, parce qu’il a énormément d’argent. C’est pour cela qu’il est impérieux d’introduire la transparence et le plafonnement des financements afin de garantir un minimum d’égalité entre les candidats.
Mathieu PELLERIN : Les accords de Maputo étant désuets, on peut penser que l’accord d’amnistie [23] l’est également. Or, les ateliers nationaux projettent de limiter à 65 ans l’âge maximal de candidature, ce qui signifie que Ravalomanana ne pourrait pas se présenter l’élection en 2015 ou 2016. Heureuse coïncidence ou volonté d’écarter l’ancien Président ?
Jean-Éric RAKOTOARISOA : C’est cela, et c’est justement cette approche-là dont il faut sortir, c'est-à-dire de ne pas élaborer une constitution ou un droit électoral qui vise à empêcher quelqu’un de se présenter ou à favoriser quelqu’un d’autre, par exemple en abaissant l’âge électoral du Président. Cela a toujours été comme ça, et on ne sortira jamais d’affaire si l’on continue à personnaliser les textes.
[1] cf. " Crise malgache ". L’Afrique en questions, n° 5, 24 février 2009
[2] Jean-Éric Rakotoarisoa est professeur de droit et vice-Président de l’Université d’Antananarivo. Membre fondateur du SEFAFI (Observatoire de la vie publique à Antananarivo), il est un observateur avisé et consulté de la vie politique malgache. Il a notamment fait partie des différentes équipes de médiation qui se sont rendues à Addis-Abeba et à Maputo depuis un an.
[3] Madagascar a connu deux crises politiques en 1991 et en 2002. Certains des acteurs en présence étaient déjà Albert Zafy, Didier Ratsiraka, Pierrot Rajaonarivelo et Marc Ravalomanana. Aucun processus de réconciliation nationale n’a, jusqu’à présent, été engagé.
[4] Le régime de la IIIème République est en vigueur depuis 1992. Trois révisions constitutionnelles ont depuis été opérées, en 1995, 1998 et 2007, à chaque fois par voie référendaire. Andry Rajoelina s’est engagé à fonder une IVème République.
[5] Parmi les personnes implicitement concernées, nous pouvons notamment citer Roland Ratsiraka, Pierrot Rajaonarivelo, Evariste Marson, Jean-Eugène Voninahitsy, Alain Ramaroson, et de nombreux responsables de l’armée très réfractaires au retour de Marc Ravalomanana.
[6] Le FFKM est le Conseil Œcuménique des Eglises chrétiennes à Madagascar.
[7] En 1991 et en 2002, les Eglises avaient joué un rôle considérable dans la résolution des crises. Voir Sylvain Urfer, " Quand les Eglises entrent en politique ", Politique Africaine n° 52, 1993.
[8] Le défunt cardinal Armand Razafindratandra, leader du FFKM, était alors très proche de Marc Ravalomanana.
[9] La FJKM (Église réformée) est l’une des quatre Églises qui forment le FFKM.
[10] L’émission " Ampejika " de la radio Fahazavana, appartenant à la FJKM, a été interdite par le CSCA pour encouragement au Coup d’État.
[11] Le Premier Ministre, Camille Vital, est un colonel de l’armée.
[12] En témoigne cet incident survenu mi-janvier. Un militaire ivre a ouvert le feu dans un bar des 67 Ha (quartier d’Antananarivo) avant d’être battu à mort par la population. Le lendemain, l’armée s’est faite justice elle-même en saccageant le bar.
[13] C’est ce schéma qui avait prévalu en 2002 lorsque la capitale était coupée du reste du pays, alors aux mains des partisans de Didier Ratsiraka. En 1991, Didier Ratsiraka avait déjà appelé au fédéralisme.
[14] Jusqu’au XIXème siècle, Madagascar était une monarchie Merina (communauté des Hauts-Plateaux [Antananarivo], la domination de la capitale étant alors effective sur le reste du pays [les " Côtiers "]). Depuis, cette division, habilement instrumentalisé par le régime colonial, perdure dans l’esprit de la population et est fréquemment récupérée politiquement. Ce fut le cas lors de la crise de 2002. Une tradition non écrite depuis l’indépendance veut que la présidence et la primature soient partagées entre un Merina et un Côtier.
[15] Les bas quartiers sont des quartiers les plus pauvres de la capitale. Ils se trouvent dans la partie basse d’Antananarivo, comme 67 ha, Behoririka, Isotry, Antohomadinika, etc.
[16] A ce sujet, se référer à la prochaine sortie d’un rapport d’International Crisis Group consacré à une étude comparative des facteurs des différentes crises depuis 1972.
[17] Le mouvement TAFA, dirigé par Mamy Jo, soutient Andry Rajoelina.
[18] Fin novembre, les associations de jeunes ratsirakistes (Marema, Cejam, Acem et Ktmd) se sont démarquées de l’AREMA sur la position à tenir dans la crise.
[19] Outre l’abstention aux législatives de 2007, l’élection haut la main d’Andry Rajoelina à la Mairie d’Antananarivo en décembre 2008, avec un taux d’abstention également conséquent, a été sans doute le signal le plus évident.
[20] La Constitution de la IIIème République a connu de nombreuses révisions, la dernière en date, en avril 2007, ayant renforcé les pouvoirs du Président de la République.
[21] Le TIM est le parti de Marc Ravalomanana.
[22] Le fokontany est la plus petite unité administrative de Madagascar. Il s’apparente au quartier.
[23] Les accords de Maputo prévoyaient l’amnistie du Président Ravalomanana.
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Le président spirituel du Kenya et la création d'une nouvelle république : William-Ruto, les évangéliques du Kenya et les mobilisations religieuses dans la politique électorale africaine
Au cours des deux dernières décennies, un nouveau paradigme est apparu en Afrique de l’Est et dans la Corne de l’Afrique : l’influence croissante des églises évangéliques et de leurs dirigeants dans les dynamiques électorales. La croissance numérique et démographique de ces mouvements religieux semble aller de pair avec leur rôle de plus en plus marqué dans la vie politique de ces deux régions, une présence qui a un impact sur les processus électoraux, mais aussi sur les sociétés et les formes que prend la gouvernance.