Quel e-commerce en Afrique subsaharienne ? Profils et pratiques de consommateurs à Abidjan
Depuis le début des années 2010 et la fin de la crise post-électorale, la Côte d’Ivoire renoue avec une croissance économique spectaculaire, de l’ordre de 8 % par an depuis 2012[1].
Les relatives stabilités et prospérités retrouvées attirent l’attention d’un nombre croissant d’investisseurs, à la recherche des consommateurs ivoiriens et en particulier des « classes moyennes abidjanaises », largement publicisées et convoitées. Parallèlement, les lieux de consommation se sont diversifiés et transformés, et les pratiques de consommation évoluent[2].
En Côte d’Ivoire, un nombre croissant d’acteurs propose des services de e-commerce. Depuis quelques années, ces services proposés par des start-ups et des grandes enseignes se multiplient. Ils peuvent aller du site internet qui met en relation des fournisseurs et des particuliers à des services plus complets qui prennent eux-mêmes en charge l’empaquetage et la livraison du produit. C’est le cas de Jumia, qui domine le marché du e-commerce ivoirien[3]. Notre étude a été réalisée avec une structure de taille plus modeste, offrant ces mêmes services, Afrimarket[4]. Créé en 2013, Afrimarket opère désormais dans cinq pays africains (Côte d’Ivoire, Sénégal, Mali, Bénin, Cameroun). À la base, il s’agit d’un service de prise de commande en Europe pour une livraison en Afrique de produits sourcés sur place. Il permet alors à la diaspora de faire parvenir directement des biens de consommations (par exemple des denrées alimentaires) à leur famille résidant en Afrique, en réglant directement depuis la France des dépenses courantes. En se basant sur son réseau de fournisseurs et de livraison, le service s’est ensuite diversifié en évoluant également vers un service local de vente en ligne.
Afrimarket propose une livraison à domicile ou à des points-relais des produits diversifiés (alimentation, nouvelles technologies, électroménager, matériel de construction, produits de beauté, etc.) dans un délai de cinq jours dans tout le pays.
D’importants défis pour les entreprises de e-commerce
La profusion de sites locaux de vente en ligne amène certains observateurs à parler de « boom du e-commerce[5] ». Les difficultés que rencontrent les acteurs sur le marché – qu’il s’agisse des start-ups, dont la durée de vie est souvent courte, comme des grandes entreprises – doivent néanmoins nuancer un tel constat. L’exemple de Cdiscount, leader français du e-commerce, qui a mis un terme à ses activités seulement quelques mois après son arrivée à Abidjan, est à cet égard éloquent.
Les initiatives se heurtent en effet à des difficultés importantes, notamment logistiques, en raison d’un manque d’infrastructures. Les journées de livraison sont très complexes. En cause, la congestion de la capitale et des clients qui ne sont parfois pas à leur domicile au moment de la livraison. Certaines initiatives peinent aussi à s’adapter au marché local, souvent mal connu et donc mal appréhendé. La question de l’adaptation du service est centrale. Par exemple, Afrimarket a vu son nombre de commandes largement augmenter lorsque le paiement en espèces lors de la livraison a été proposé, en plus du service de mobile money. 80 % des paiements sont désormais effectués à la livraison et 20 % via mobile money[6].
Les initiatives qui perdurent font face à des difficultés et questionnements constants sur l’avenir du secteur et sa capacité à croître. La croissance est pour l’instant potentielle, mais dépendra des évolutions des prochaines années, en termes d’infrastructures, mais aussi des évolutions du secteur numérique dont la « révolution » est à nuancer. Si les évolutions du secteur numériques sont notables[7], le taux de pénétration d’Internet est de 26,3 % en Côte d’Ivoire. Il est de 35,2 % pour l’ensemble du continent pour une moyenne mondiale qui se situe à 54,4 %[8]. L’évolution du secteur dépendra aussi fortement de celle de la structuration et de l’évolution du marché, dont les contours sont encore particulièrement incertains[9]. Les acteurs du e-commerce n’ont finalement guère de visibilité sur les profils socio-économiques de leurs consommateurs. C’est à cette dernière question que ce papier apporte une contribution. Un terrain exploratoire auprès de 26 consommateurs permet de révéler certaines dynamiques sur leurs caractéristiques socio-économiques et leurs pratiques[10].
Des consommateurs, diplômés, connectés et occupés…
La plupart des consommateurs de notre échantillon[11] disent commander régulièrement en ligne[12]. 16 d’entre eux ont commandé des produits de nouvelles technologies (du smartphone à l’écran plasma), 7 de l’électroménager (du mixeur au frigo) et 3 des produits alimentaires[13]. La majorité des enquêtés a commandé avec un téléphone portable (21), les autres avec leur ordinateur de travail. Ils se font livrer à domicile comme sur leur lieu de travail.
Les profils professionnels sont variés : ingénieur, couturière, fonctionnaire de police, comptable, technicien, ouvrier de chantier, informaticien, instituteur, capitaine de gendarmerie, par exemple. La majorité (21) a réalisé des études supérieures et se considère comme appartenant à la classe moyenne[14]. Le niveau de vie des enquêtés est majoritairement confortable, voire très confortable, rapporté à celui de la population ivoirienne. Au regard des différents indicateurs, ils font majoritairement partie des classes moyennes et des 5 % les plus riches. Leurs capacités financières sont significatives : ils disposent d’un revenu discrétionnaire, parfois minime mais existant, souvent significatif. La grande majorité déclare pouvoir épargner (25) et aider (20). Ils cumulent presque tous les revenus, qu’ils proviennent de petits business ou encore de propriétés foncières fortement génératrices de revenu (mise en location de logements, en élevage ou en culture de champs). Si les profils professionnels sont variés, les salariés du secteur privé sont largement représentés au sein de l’échantillon, en particulier les ingénieurs et informaticiens. Ces personnes sont généralement très équipées et connectées. Elles disposent d’un à plusieurs smartphones, d’un ordinateur sur le lieu de travail. Disposer d’un ordinateur à domicile équipé d’internet est plus rare (5). Les services proposés par le e-commerce correspondent bien aux profils et besoins de ces salariés. Ils mettent en avant de longues journées de travail qui ne leur « permettent pas de faire les boutiques ». Ils peuvent commander rapidement avec leurs téléphones ou postes de travail et se faire livrer sur place et ainsi « gagner du temps ». Il faut aussi noter que, malgré un niveau de vie relativement confortable, ils sont peu à détenir un véhicule personnel. Le service de livraison permet donc aussi de contourner la question du transport des différents achats pour ces classes moyennes salariées, qui disposent d’un pouvoir d’achat significatif sans pour autant avoir les moyens d’avoir leur propre véhicule.
… Mais pas seulement !
Mais si certains, comme ce groupe de salariés, sont « en bas du haut » (de l’échelle sociale), d’autres sont en « haut du bas », selon l’expression ivoirienne consacrée et vivent dans des conditions plus précaires. Ils peuvent satisfaire leurs besoins de base (se nourrir, se loger) mais disposent d’un revenu discrétionnaire particulièrement limité et variable (surtout pour les commerçants). C’est le cas de cinq enquêtés rencontrés à leur domicile dans la commune de Yopougon lors des livraisons. Ils apprécient le service qui leur permet d’acheter des produits qu’ils trouveraient difficilement dans les boutiques de leur quartier, en tout cas pas au même rapport qualité prix. Ce qui les intéresse, c’est la livraison, beaucoup plus que l’aspect numérique. D’ailleurs, trois d’entre eux ne disposent pas d’accès à Internet. Par exemple, nous livrons un mixeur à une femme d’une cinquantaine d’années, couturière et mère de 2 enfants. Elle habite avec sept membres de sa famille une maison modeste, en semi-dur. L’intérieur est spartiate, peu meublé et peu équipé, seule une petite télévision occupe le salon, contrastant avec les grands écrans plats trônant chez la plupart des autres clients livrés. Notre interlocutrice a un modèle de téléphone portable qui ne permet pas d’accéder à Internet, et ne dispose pas de compte bancaire. Elle est très contente d’être livrée à domicile mais se passerait bien de la commande en ligne : elle demande au livreur son numéro de téléphone afin de lui passer directement sa commande. Pour l’heure, elle passe commande par l’intermédiaire d’un « petit jeune du quartier » qui a un smartphone et propose au voisinage de commander en ligne pour eux, moyennant une petite commission.
La commande n’est en effet pas systématiquement effectuée par le destinataire du produit (cinq personnes dans notre échantillon). Il s’agit soit de personnes qui n’ont pas accès à internet soit qui sont peu familières avec l’outil. Le fait de commander un produit en ligne, acte a priori individuel, est dans ce cas social, parfois monnayé, et a été parfois intégré à des organisations socio-économiques existantes. C’est le cas d’une tontine de trente femmes, qui s’est lancée dans une nouvelle activité, la commande en ligne groupée. Elle permet de réduire les coûts de la commande, et donne accès au service à des personnes qui n’auraient pas commandé en ligne par elles-mêmes : « C’est mieux comme ça, on le fait ensemble, on a confiance. »
Les profils des consommateurs et leurs usages du service sont donc relativement variés. Ils sont globalement très satisfaits du service, qui correspond à leurs besoins, et sont plus intéressés par le volet livraison que par l’aspect numérique du service. La livraison permet de gagner du temps, et facilite l’accès à différents produits, qu’ils ne trouveraient pas à proximité de chez eux ou qu’ils auraient des difficultés à transporter. En facilitant cet accès, le e-commerce participe à accroître le niveau d’équipement de certains ménages. Il s’intègre aux pratiques de consommation composites des « classes moyennes », qui diversifient leurs lieux d’achats en fonction des prix et de la qualité des produits. L’achat en ligne n’est pas déconnecté des pratiques et organisations sociales. Cette pratique est parfois intégrée à des organisations sociales existantes ou peut être génératrice de nouveaux liens socio-économiques. Le e-commerce, par l’emploi qu’il génère, a d’ailleurs un impact sur les trajectoires et niveaux socio-économiques d’un nombre plus étendu d’acteurs. La prochaine étude s’intéresse à cet impact plus global. Elle a été menée à plus grande échelle à Nairobi, auprès des consommateurs mais aussi des livreurs et des fournisseurs.
[1]. Rapport sur la situation économique en Côte d’Ivoire, Banque mondiale, 4e édition, 2017.
[2]. C. Nallet, « De nouveaux lieux de consommation pour de nouvelles classes moyennes ? Les centres commerciaux à Abidjan », Notes de l’Ifri, Ifri, avril 2018, disponible sur : www.ifri.org.
[3]. Pour un aperçu des principaux acteurs du e-commerce ivoirien et de leur poids, voir buzzyafrica.com.
[4]. L’auteur remercie vivement Charlotte Desbouvry, responsable Côte d’Ivoire d’Afrimarket, pour sa disponibilité et sa confiance.
[5]. « E-commerce en Côte d’Ivoire : pourquoi les start-up ne décollent pas ? », Fratmat.info, 9 septembre 2017, disponible sur : fratmat.info.
[6]. Selon la responsable Côte d’Ivoire d’Afrimarket, « le 100 % digital ne fonctionne pas ». Entretien réalisé le 10 octobre 2017 à Abidjan.
[7]. Selon un rapport de Business France, le secteur du numérique et des nouvelles technologies en Côte d’Ivoire est en forte croissance (7 à 9 % en moyenne par an). L’essentiel de l’activité se concentre dans le domaine de la téléphonie mobile (75 % du chiffre d’affaires du secteur). L’introduction et le développement des smartphones et tablettes en Côte d’Ivoire sont relativement récents. Voir Business France, Actualités, 22 mai 2018, « Incursion dans le e-commerce à la mode ivoirienne », disponible sur : businessfrance.fr.
[8]. Voir Internet World Stats, Internet Users Statistics for Africa, 2018, Miniwatts Marketing Group, disponible sur : internetworldstats.com.
[9]. Entretien réalisé le 10 octobre 2017 à Abidjan avec la responsable Côte d’Ivoire d’Afrimarket.
[10]. Une dizaine d’entretiens ont été réalisés lors des livraisons, avec les personnes livrées, à leur domicile ou sur leur lieu de travail. Les autres entretiens se sont déroulés au téléphone.
[11]. Notre échantillon est composé de 18 hommes et de 8 femmes, âgés de 22 à 58 ans (moyenne d’âge de 36 ans).
[12]. 15 régulièrement, 6 ponctuellement et 5 très souvent.
[13]. Globalement, les produits en nouvelles technologies et en électroménager dominent les commandes (respectivement 40 % et 30 % des commandes d’Afrimarket).
[14]. 19 se disent classes moyennes, 5 se disent pauvres et une personne aisée.
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