Muhammadu Buhari face à Atiku Abubakar. Un duel au sommet pour la présidence du Nigeria
En Afrique de l’Ouest, être le président sortant et candidat à la réélection n’assure pas la victoire. À l’instar d’autres pays de la région, le Nigeria a déjà connu une alternance en 2015. En février 2019, le président Muhammadu Buhari, candidat à sa propre succession, devra affronter une forte concurrence en raison notamment d’un bilan mitigé.
M. Buhari fut élu en 2015 en tirant profit du médiocre bilan de la présidence Goodluck Jonathan. Ce dernier avait en effet longtemps minimisé la gravité de la menace Boko Haram tout en laissant sa communauté profiter très largement du pouvoir. Perçu comme l’homme providentiel en 2015, M. Buhari a néanmoins fortement déçu par son immobilisme. En effet, il était arrivé aux affaires en capitalisant sur son image d’homme à poigne, d’ancien général qui allait mater Boko Haram ainsi que lutter sans pitié contre la corruption. Quatre ans après, l’économie est en berne, la campagne anticorruption a été décevante et Boko Haram n’a pas été défait malgré des progrès indéniables dans les zones urbaines dans l’État du Borno. De plus, les violences dans les États septentrionaux (Benue, Jigawa, Plateau) entre éleveurs et agriculteurs ont été très meurtrières[1] et la gestion répressive du Mouvement islamique du Nigeria interpelle[2]. En 2019, M. Buhari sera opposé à Atiku Abubakar, un homme politique expérimenté, deux fois vice-président, qui axe sa campagne sur la relance de l’économie, qu’il dit mieux comprendre que le président sortant, étant lui-même un des businessmen parmi les plus prospères du Nigeria. Atiku Abubakar concentre ses critiques sur une politique économique hasardeuse qui a mal su gérer les impacts de la baisse du cours du pétrole et n’a ainsi pas évité la spirale de récession puis de croissance faible.
Probité contre relance de l’économie
Le 18 novembre, lors du lancement officiel de la campagne pour la présidence, les communications des deux candidats ont consisté à multiplier les promesses et surtout à attaquer l’adversaire. M. Buhari a promis de faire passer le Nigeria à un « New Level », titre de son manifeste pour l’élection, et a enjoint les électeurs à le choisir pour tourner le dos à un « Nigeria du passé qui profite à quelques-uns[3] ». Cette référence pointait évidemment son rival, Atiku Abubakar. En effet, M. Buhari et son directeur de campagne, Rotimi Amaechi (ex-gouverneur de Rivers et actuel ministre des transports), ont à cœur de mettre en doute la probité de leur adversaire, instillant une suspicion sur la légalité de son enrichissement.
Dans son programme intitulé « Atiku’s plan », A. Abubakar revient quant à lui sur ce qu’il considère comme les points faibles du mandat qui s’achève : l’économie et la corruption. Il souligne la faiblesse de la croissance qui ne devrait pas dépasser les 1,5 % en 2018[4]. A. Abubakar insiste également sur l’accroissement du chômage et relève que le Nigeria est passé de la 132e à la 144e place selon le classement de l’ONG Transparency International sur la perception de la corruption. Par ailleurs, le « Atiku’s plan » comprend des objectifs peu réalistes comme l’ambition d’atteindre 5 millions de barils en 2025 (la production atteint à peine 2 millions aujourd’hui) ou peu précis quant à leur mise en œuvre. Cependant, au Nigeria comme ailleurs, les élections ne se gagnent pas sur un programme mais sur la capacité des candidats à mobiliser leur électorat grâce à des réseaux et via leurs partis politiques.
L’APC, machine dysfonctionnelle face à un PDP en ordre de bataille
À quelques semaines des élections, les deux partis qui vont s’affronter, le People’s Democratic Party (PDP) d’A. Abubakar et à l’All Progressives Congress (APC) de M. Buhari, ne sont pas dans la même dynamique. L’APC semble très divisé et la faute en revient en partie à la mauvaise gestion de son président, Adams Oshiomhole. Certains leaders du parti lui reprochent une gouvernance personnelle et des échecs répétés dans l’organisation de plusieurs primaires pour désigner les candidats au Sénat, à l’Assemblée nationale et aux postes de gouverneurs. C’est notamment le cas pour les primaires dans l’État de Zamfara où le processus a été arrêté avant le terme, ce qui risquait de conduire à l’absence de candidat de gouverneur pour l’APC[5]. Cette situation se déroule alors que l’APC est déjà fragile car le parti est le fruit d’une coalition de quatre partis ayant fusionné en 2013.
Le PDP bénéficie quant à lui d’une conjoncture plus favorable. D’abord, le parti a su faire fructifier ses seize années de pouvoir sans partage au niveau fédéral et local (1999-2015) pour mailler le territoire. De plus, les fondateurs du parti, y compris les plus opposés à A. Abubakar, comme l’ancien président Olusegun Obasanjo (1999-2007), se sont finalement ralliés, par opportunisme ou pragmatisme, à sa candidature. Enfin, les perdants de la primaire[6] qui a désigné A. Abubakar ont tous rallié le vainqueur en échange de promesses de postes : le président du Sénat Bukola Saraki est devenu le directeur de campagne du candidat et pourra conserver son poste au Sénat en cas de victoire et les anciens gouverneurs comme Rabiu Kwankwaso pourront espérer un poste de ministre.
Le choix délicat et stratégique des colistiers
A. Abubakar n’a pas choisi par hasard son colistier pour l’élection présidentielle, l’ancien gouverneur de l’État d’Anambra (2007-2014), Peter Obi. Ce dernier devrait contribuer à faire le plein de voix dans le pays Igbo (États d’Enugu, Ibia, Imo, Anambra ainsi qu’à Lagos où cette communauté est très nombreuse[7]) où A. Abubakar (originaire de l’État du nord-est d’Adamawa) a besoin d’un maximum de soutien lors des échéances de février. Son mandat de gouverneur lui a permis d’avoir une réputation de relatif bon gestionnaire, il clame en effet avoir laissé son État sans dette lors de son départ en 2014.
M. Buhari a lui fait le choix de reconduire son actuel vice-président, Yemi Osinbajo, Yoruba de Lagos, comme colistier. Pour l’APC, s’assurer des votes Yoruba dans les États de Lagos, Ogun, Osun et Ekiti impose de conforter Osinbajo. Le vice-président est également le protégé de l’un des architectes de l’APC, l’ancien gouverneur de Lagos, le « godfather » Bola Tinubu. Yemi Osinbajo et Peter Obi sont des personnalités perçues comme des technocrates travailleurs qui sauront mettre en œuvre la politique de leur patron, si tant est que A. Abubakar et M. Buhari leur en laissent la liberté[8]. En plus de représenter des régions indispensables pour la victoire de leur parti, leur personnalité et leur loyauté vis-à-vis du candidat à la présidence ont beaucoup joué.
La démographie, facteur décisif de la géopolitique du vote
Devant les résultats plutôt décevants en matière de sécurité, de corruption et de développement de l’économie, l’APC et l’équipe de campagne du président M. Buhari ont un atout précieux pour garantir leur victoire aux élections : la démographie. Le Nigeria se déséquilibre démographiquement entre un nord de plus en plus peuplé, où le nombre d’enfants par femme est compris entre 6 et 8 selon les régions, et un sud dont la croissance est moins forte - entre 4,3 dans le delta du Niger et 4,6 dans le Yorubaland[9]. Or, M. Buhari originaire de l’État de Katsina – État frontalier avec le Niger – engrange ses plus gros scores au nord. En 2015, dans plusieurs États clés comme Kano, Borno, Katsina, Bauchi, Yobe, le président sortant a en effet enregistré plus de 90 % des voix. L’État de Kano a fourni 1,9 million de voix alors que l’État le plus peuplé du Nigeria (Lagos) n’a pas fourni plus de 1,5 million de voix. Il est à noter qu’entre 2015 et 2019, 17 millions de citoyens supplémentaires, dont une bonne partie est issue du nord, se sont inscrits sur les listes électorales.
En dehors de la démographie supérieure au nord, un autre élément favorise M. Buhari : au sud où se concentrent des bastions PDP (sud-sud ou sud-est) et des États très disputés (sud-ouest), le ratio entre votants et inscrits est plus faible qu’au nord. Pour le cas du pays Yoruba, plus urbain, plus éduqué et plus diplômé, le taux de participation aux élections est traditionnellement plus faible qu’ailleurs. L’APC compte sur ces données démographiques favorables au président sortant qui, malgré le fort mécontentement qu’il fait naître dans les milieux d’affaires et dans les zones marquées PDP (delta du Niger et Igboland), peut par ailleurs compter sur les États nordistes qui l’ont déjà soutenu en masse en 2015. Cependant, nombre de piliers de l’APC du nord ont migré vers le PDP, c’est le cas de Rabiu Kwakwaso (Kano), Aminu Tambuwal (Sokoto), Yakubu Dogara (Bauchi) ou encore de Atiku Abubakar (Adamawa). S’il est aujourd’hui difficile de mesurer combien ces hommes forts, sénateurs, actuels ou anciens gouverneurs, vont peser dans la balance et affaiblir le score de M. Buhari dans ces États du Nord, il s’agit d’un des enjeux du scrutin.
Conclusion
En quatre ans, M. Buhari a perdu quantité de soutiens par absence de sens politique. Il a notamment voulu s’opposer frontalement aux cadres de son propre parti qui ne lui étaient pas proches. Le président a notamment entravé la bonne marche du Sénat en mobilisant le parquet financier, l’Economic and Financial Crimes Commission (EFCC), contre le président de la chambre, Bukola Saraki. Ce dernier s’est ensuite employé à travailler contre le président Buhari en bloquant de nombreuses nominations, dont celle du patron de l’EFCC, Ibrahim Magu. Après trois ans d’enquête, Bukola Saraki a été blanchi par la justice nigériane mais la démarche de M. Buhari a conduit au ralentissement du travail des institutions et au départ du président du Sénat vers l’opposition, accompagné de dizaines d’autres sénateurs et députés. De même, en 2016, la dernière flambée de violence dans la région pétrolière du delta du Niger causant une baisse drastique et prolongée de la production, avait été le résultat du lancement de procédures pour présomption de corruption de l’EFCC contre des leaders de la région, notamment Oweizide Ekpemupolo dit « Tompolo ». En arrivant aux affaires, M. Buhari a pensé qu’il pouvait calmer cette zone – clé pour l’économie – et ses leaders en utilisant l’armée et la justice. Il a compris, un peu tard, que la pacification de la région devait nécessairement passer pas des négociations et des compromis avec ces mêmes leaders. A. Abubakar, en homme d’affaires rompu aux discussions, pourrait se montrer beaucoup moins rigide et avoir davantage recours aux négociations avec les différents acteurs de la vie politique nigériane.
Enfin, à l’approche de ces élections, il est à noter que les inquiétudes émergent quant aux possibles violences lors du scrutin. Nombre de diplomates rencontrés en novembre 2018 ont fait part de leur crainte de l’instrumentalisation de groupes pour empêcher l’exercice libre du vote. Les zones risquant d’être les plus touchées sont les bastions du PDP tels que le delta du Niger ou l’Igboland ou encore les territoires pouvant faire basculer l’élection comme Kano. Certains diplomates étrangers et chercheurs nigérians évoquent également l’utilisation des moyens de l’État – armée ou police - pour favoriser l’APC dans ses places fortes et conduire à une certaine désorganisation dans celles du PDP.
[1]. « Stopping Nigeria’s Spiralling Farmer-Herder Violence », ICG, 26 juillet 2018, disponible sur : www.crisisgroup.org.
[2]. K. Sanni, « 492 Shiites Killed by Nigerian Govt in four years — Falana », Premium Times, 5 novembre 2018.
[3]. « 2019: I’m Taking Nigeria to Next Level – Buhari », Vanguard, 19 novembre 2018.
[4]. Chiffres provenant de la Banque mondiale, disponibles sur : www.data.worldbank.org.
[5]. E. Aziken, O. Ajayi et D. Ihemnachor, « APC, INEC at War over Primaries in Zamfara », Vanguard, 11 octobre 2018, disponible sur : www.vanguardngr.com.
[6]. Organisée à Port Harcourt en octobre 2018.
[7]. Selon le CIA World Factbook, les Igbo sont estimés à 32 millions de personnes au Nigeria en 2017.
[8]. B. Augé, « Un vice-président ou un président bis au Nigeria ? L’irrésistible ascension de Yemi Osinbajo », Afrique en questions, n° 35, Ifri, 27 juin 2017.
[9]. Certains États au Nord (Zamfara) atteignent un taux de fertilité 8,4 enfants par femme contrairement au Sud, où les taux sont plus faibles, comme l’État de Rivers avec 3,6 enfants par femme, voir Demographic and Health Surveys (DHS).
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