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Le Conseil de l’Arctique à l’heure russe

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Les 19 et 20 mai à Reykjavik, lors de la réunion interministérielle des huit États arctiques, la présidence islandaise du Conseil de l’Arctique (2019-2021) « passe le témoin » à la Russie.

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Réunion du Conseil de l'Arctique
Réunion du Conseil de l'Arctique
Ministère de l’Environnement Finlande/ Kaisa Sirén
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Moscou n’avait présidé qu’une seule fois cette organisation intergouvernementale (créée en 1996), sur la période 2004-2006 : à cette époque, la Russie n’affichait pas encore les mêmes ambitions polaires qu’aujourd’hui. Quinze ans plus tard, l’Arctique russe est devenu un espace stratégique pour l’affirmation géopolitique du pays : quel est désormais le poids économique, militaire et politique de la Russie dans cette région et quels en sont les ressorts ? Lors de la réunion interministérielle en mai, Moscou présentera l’agenda des thématiques à discuter au cours des deux prochaines années au sein de l’instance comme les règles de procédure l’invitent à faire[i].

Géographiquement, la Russie occupe une position déterminante dans la région polaire : 53 % de l’espace côtier est russe, tout comme la moitié de la population vivant à l’intérieur du cercle polaire. Sur le plan économique, l’État russe, qui dépend structurellement de l’exploitation des ressources naturelles, voit dans l’Arctique la possibilité de perpétuer un modèle économique construit sur les hydrocarbures : la région polaire représente déjà 20 % du PIB national. Dans les décennies à venir, cette tendance devrait se renforcer alors que le développement de cette région obéit à deux logiques : l’une militaire, l’autre économique.

La réaffirmation stratégique : la « surprise » russe

Les questions militaires ne figurent pas parmi les compétences du Conseil de l’Arctique, et ses États membres évitent soigneusement de les y aborder. Dans un contexte où Moscou ne cesse de renforcer ses dispositifs militaires dans la région, faire l’impasse sur cette thématique sera toutefois difficile. Au cours de cette dernière décennie, la construction et la modernisation d’infrastructures civilo-militaires se sont intensifiées sur l’espace côtier ainsi que les archipels et les îles arctiques sous souveraineté russe (terre François-Joseph, île de Kotelny, Nouvelle-Zemble, archipel de Severnaya Zemlya et île Wrangel[ii]). En avril 2021, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou indique que la Russie entend poursuivre ses efforts de construction de nouvelles infrastructures militaires dans la région[iii]. Selon les officiels russes, le déploiement accru de capacités militaires – missiles à longue portée, nouvelles armes sous-marines, radars contre les missiles hypersoniques – se justifie, d’une part, par la concurrence grandissante pour l’accès aux ressources naturelles de l’océan Arctique, et d’autre part, par le renforcement des infrastructures et des activités militaires des autres États arctiques, membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN).

Dans la région de la mer de Barents, la flotte du Nord multiplie les exercices militaires et les missions aériennes et navales, et les pays nordiques y répondent de manière symétrique. Si le niveau des activités militaires dans la région n’atteint pas celui connu au cours de la guerre froide, les conditions politiques dans l’espace nord-européen se sont dégradées et altèrent les coopérations en œuvre depuis trois décennies[iv].

L’annexion de la Crimée en 2014 a considérablement détérioré la confiance entre la Russie et les pays nordiques. Depuis 2015, la Norvège considère le régime russe comme l’une de ses principales menaces sécuritaires, ce qui l’incite à revoir son modèle de défense pour revenir à une vision classique de la protection de son territoire alors que les forces armées norvégiennes étaient formées pour opérer essentiellement sur des théâtres extérieurs depuis deux décennies. Ces nouvelles prédispositions s’inscrivent dans un contexte de tensions croissantes sur le continent européen[v]. La région septentrionale se situe dans un continuum stratégique qui la relie à deux autres points de contacts entre la Russie et l’OTAN : les régions de la Baltique et de la mer Noire.

Une ambition économique contrariée et ralentie

Le modèle de développement économique soutenu par Moscou dans la région polaire repose sur deux piliers interdépendants : la Route maritime du Nord (RMN ou Sevmorput) et l’extraction des ressources naturelles.

Depuis 2018, le groupe public Rosatom est l’unique opérateur de la RMN avec la responsabilité du développement de ses infrastructures, dont la construction de la nouvelle génération de brise-glace nucléaires Lider[vi]. À l’occasion du blocage du porte-conteneurs « Ever Given » dans le canal de Suez en mars 2020, Rosatom a rappelé que la RMN se présente à l’avenir comme une alternative pour le trafic maritime. Du détroit de Kara au détroit de Béring, la RMN est depuis une décennie au cœur de la stratégie russe en Arctique. Elle est la condition sine qua non pour le développement de son espace septentrional, mais cette ambition est auxiliaire de la réalisation des projets extractifs dans cette zone. En effet, plus qu’une route de passage, la Sevmorput est appelée avant tout à être un point de départ des exportations de matières premières en direction des marchés internationaux.

En 2020, le volume transporté par la RMN a atteint 30 millions de tonnes, contre 7 millions de tonnes en 2016. En 2018, Vladimir Poutine avait réaffirmé l’objectif de 80 millions de tonnes transportées sur la RMN à l’horizon 2024, mais cette ambition a finalement été revue à la baisse – 60 millions de tonnes ; une échéance plus réaliste compte tenu des délais rencontrés sur différents projets d’exploitation[vii]. Ceux-ci sont indispensables pour assurer la croissance du trafic maritime. Pour la décennie à venir, Moscou mise sur deux projets dans la péninsule de Taïmyr : l’exploitation des champs pétrolifères et gaziers, et celle du gisement houiller de Syradasaysky. Le groupe pétrolier Rosneft avec son projet Vostok Oil a fait de la péninsule de Taïmyr la pierre angulaire de son futur développement. Avec un investissement de 10 000 milliards de roubles (109 milliards d’euros), il s’agit du plus grand investissement dans la région polaire, qui s’explique par des réserves de pétrole mirifiques, estimées à six milliards de tonnes. Quant au gisement houiller, l’entreprise Severnaya Zvezda opère le futur site avec un investissement évalué à 45 milliards de roubles (490 millions d’euros). À terme, ce site minier pourrait extraire jusqu’à 10 millions de tonnes de charbon par an.

Si l’importance stratégique de la péninsule de Yamal est mise en lumière par l’extraction gazière menée par les groupes Novatek et Gazprom, les futures activités dans la péninsule sibérienne arctique sont cruciales pour l’essor de la RMN. L’engagement politique et les investissements consentis sont à la mesure des ambitions géoéconomiques russes. Cependant, cette tendance montre aussi que le pays s’inscrit à rebours de la trajectoire de décarbonation amorcée par les puissances industrielles et des engagements internationaux supervisés par les Nations unies (accord de Paris, objectifs de développement durable).

La menace climatique : l’ennemi invisible

En vue de sa présidence du Conseil de l’Arctique, le gouvernement russe a affirmé donner la priorité à la préservation environnementale et au développement économique. Si ces thématiques sont assez consensuelles, elles révèlent aussi une certaine inquiétude concernant les conséquences du changement climatique en cours dans la région polaire. Sévèrement touchée, la Russie a été témoin en 2019 et 2020 de températures records et d’importants incendies à l’intérieur du cercle polaire durant les périodes estivales.

Un autre danger guette le pays : le dégel du pergélisol qui compte pour plus de 60 % de son territoire. L’effondrement d’un réservoir invoqué lors de la catastrophe écologique de mai 2020 dans la région de Norilsk, qui a provoqué le déversement de 20 000 tonnes de diesel de la rivière Ambarnaïa et de son affluent Daldyka, s’expliquerait en partie par la fragilisation des sols. Le soudain intérêt du gouvernement russe pour les enjeux climatiques est étroitement lié à la situation géographique des opérations extractives des hydrocarbures dans le pays : 15 % du pétrole et 80 % du gaz sont exploités sur des espaces où domine le pergélisol. À terme, les autorités russes évaluent les coûts annuels de l’entretien des infrastructures entre 50 et 150 milliards de roubles (entre 544 millions et 1,6 milliard d’euros). D’ici 2050, 1/5e des infrastructures situées sur une zone de pergélisol seraient affectées, ce qui représenterait un coût de 70 milliards d’euros[viii].

En outre, pour le gouvernement russe, le risque réputationnel est aussi une donnée à prendre en compte pour garantir de futurs investissements dans la région polaire et ainsi accomplir ses desseins économiques. Or, Moscou fait face à des difficultés critiques dans la gouvernance de ces régions éloignées : la mauvaise gestion par les autorités régionales de la pollution des cours d’eau près de Norilsk en 2020 en est une illustration. D’une part, cela fragilise la crédibilité du régime russe à sécuriser les investissements pharaoniques envisagés. D’autre part, le crédit international du pays est entamé par le peu d’importance accordée à la préservation environnementale dans les politiques publiques russes.

Certes, la Russie s’engage à organiser durant sa présidence des conférences sur son territoire pour évoquer des problématiques communes aux pays de la région, telles que la protection des écosystèmes marins, la dégradation du pergélisol ou encore la préservation de la biodiversité. Toutefois, ces deux années seront aussi mises à profit par Moscou pour se servir de la région polaire comme une vitrine du rayonnement stratégique et diplomatique russe : Frederik Paulsen, homme d’affaires suédois et membre du conseil d’administration de la Société russe de géographie, a ainsi récemment proposé de mettre en place un campement au pôle Nord afin d’y accueillir les délégations des États du Conseil de l’Arctique, et d’organiser pour ces dernières une croisière tout autour du pôle[ix]. Cette initiative a retenu l’attention de Vladimir Poutine. Elle succéderait à une autre « opération de communication » visant à démontrer la puissance russe dans la zone : l’expédition militaire russe Umka-21, en mars 2021, où trois sous-marins nucléaires ont simultanément fait surface en brisant une épaisse couche de glace.


[i]Arctic Council Rules of Procedure, Conseil de l’Arctique, Kiruna, 2013.

[ii]. Depuis 2013, le ministère de la Défense russe a procédé à la construction de près de 800 infrastructures civilo-militaires, permettant une densification de la présence des forces armées sur l’ensemble septentrional.

[iii]. « Šoygu zaâvil, čto Rossiâ prodolžit razvivat’ voennuû infrastrukturu v Arktike » [Choïgu a déclaré que la Russie continuera à développer des infrastructures militaires dans l’Arctique], TASS, 20 avril 2021, disponible sur : www.tass.ru.

[iv]. En 1993, la création du Conseil euro-arctique de Barents, à l’initiative de la diplomatie norvégienne, a favorisé les échanges entre les pays nordiques et la Russie avec le développement de coopérations pratiques (culture, éducation, infrastructure, sport, etc.).

[v]. M. Laruelle, « La politique arctique de la Russie : Une stratégie de puissance et ses limites », Russie.NEI.Visions, n° 117, Ifri, mars 2020.

[vi]. Le 23 avril 2020, un contrat a été signé entre Atomflot, filiale de Rosatom, et le constructeur Zvezda, pour la construction du premier brise-glace à propulsion nucléaire du type Lider (projet 10510). Sa mise en service est annoncée pour 2027.

[vii]. « Gruzopotok po CMP v 2024 godu možet dostič’ 60 mln tonn » [Le trafic de marchandises sur le NSR pourrait atteindre 60 millions de tonnes en 2024], TASS, 11 février 2021, disponible sur : www.tass.ru.

[viii]. Y. Fedorivona et O. Tanas, « Russia’s Thawing Permafrost May Cost Economy $2.3Bln a Year », Bloomberg, 18 octobre 2019, disponible sur : www.bloomberg.com.

[ix]. « Zacedanie popečitel’skogo soveta Russkogo-geografičeskogo obŝestva » [Réunion du conseil d’administration de la Société russe de géographie], Kremlin, Moscou, 14 avril 2021, disponible sur : www.kremlin.ru.

 

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979-10-373-0353-0

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Le Conseil de l’Arctique à l’heure russe

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Florian VIDAL

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Ancien chercheur associé, Centre Russie/Eurasie de l'Ifri

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Fondé en 2005 au sein de l’Ifri, le Centre Russie/Eurasie produit de la recherche et organise des débats sur la Russie, l’Europe orientale, l’Asie centrale et le Caucase du Sud. Il a pour objectif de comprendre et d'anticiper l'évolution de cette zone géographique complexe en pleine mutation pour enrichir le débat public en France et en Europe, et pour aider à la décision stratégique, politique et économique.

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