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La politique africaine de la Tunisie : entre opportunisme et opportunités non exploitées

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La Tunisie jouit, tous comme les autres pays du Maghreb, d’une position géographique favorable en Afrique qui pourrait théoriquement lui permettre d'être un sas entre l'Europe et l'Afrique subsaharienne (ASS), et de commercer avec son Sud. 

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Mais à l’image des autres pays d’Afrique du Nord, les échanges avec l’ASS sont faibles (2,3 % de son commerce extérieur[1]). Si le Maroc fait mieux[2] (5 %), l’Algérie échange très peu[3] (environ 0,2 %) avec l’ASS. Les investissements tunisiens en ASS sont à l’avenant, témoignant d’un relatif manque de moyens.

Pourtant, le père de l'indépendance et premier président du pays, Habib Ben Ali Bourguiba (1957-1987), a joué un rôle fondamental dans la création d'instruments panafricains comme l'Organisation de l'union africaine (OUA) en 1963 à Addis-Abeba ou encore l’Agence de coopération culturelle et technique (1970), l'ancêtre de l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Bourguiba, décédé en 2000, a également effectué de très fréquents séjours en ASS dans les années 1960 et 1970. Il restait plusieurs jours dans chaque pays et était chaleureusement accueilli, comme en témoigne son séjour en Côte d'Ivoire en janvier 1966. Son rôle dans le groupe de Monrovia dans les années 1950, ainsi que la mise en place d'une relation apaisée avec les anciennes puissances coloniales et ses amitiés fortes avec les présidents Léopold Sédar Senghor, Félix Houphouët-Boigny, Kwame Nkrumah et Amani Diori, lui ont permis d’accroître son influence en Afrique de l'Ouest francophone. Lors de son arrivée, en 1987, Zine el-Abidine Ben Ali, éphémère ministre de l'Intérieur puis Premier ministre a rapidement mis un terme à l'activisme de son prédécesseur en ASS. En 23 ans de pouvoir, Ben Ali a participé à un seul sommet de l'Union africaine (UA)[4]. Il regardait davantage vers le Nord[5], l'Europe et l'Occident en général, ainsi qu'en direction des pays arabes. Depuis la révolution qui a renversé le pouvoir de Ben Ali en 2011, deux présidents élus démocratiquement se sont succédé, Moncef Marzouki en 2011 puis Béji Caïd Essebsi en 2014. Si le discours sur l'intérêt de la Tunisie pour l’ASS a évolué depuis le changement de régime, la réalité est que le secteur privé est faiblement épaulé par l'État tunisien pour conquérir des marchés au sud du Sahara.

Des faiblesses structurelles de l'État et un secteur privé esseulé

Moncef Marzouki, en cohérence avec son passé de militant des droits de l'homme, et Béji Caïd Essebsi, ancien ministre des Affaires étrangères de Bourguiba, ont tenu des discours volontaristes sur l'Afrique. Marzouki a effectué de très nombreux séjours en ASS en participant dès janvier 2012 au sommet de l'UA à Addis-Abeba, en Éthiopie ­– participation renouvelée en janvier 2013 –, et en juin 2014 à Malabo, en Guinée équatoriale. Il s'est également rendu en Mauritanie en février puis en République démocratique du Congo (RDC) au sommet de la Francophonie d’octobre 2012. Il a cependant manqué la célébration des 50 ans de l'UA en mai 2013 mais était présent à la cérémonie d'hommage à Nelson Mandela fin 2013 en Afrique du Sud. Enfin, en juin 2014, quelques mois avant de laisser le pouvoir, il a voyagé au Mali, au Niger, au Tchad ainsi qu’au Gabon ; près de 35 accords et conventions ont été signés[6] lors de cette tournée.

Les hommes d'affaires rencontrés à Tunis soulignent combien l'activisme du président Marzouki leur a été favorable. Ils étaient systématiquement incorporés aux délégations présidentielles lors des séjours en ASS. En revanche, même si dans ses discours Béji Caïd Essebsi a souvent mis en avant l'importance de l'ASS, il n’a pas maintenu le rythme des voyages officiels de son prédécesseur dans la zone. Béji Caïd Essebsi a privilégié les sommets multilatéraux en Afrique. Il consacra son premier voyage à l'étranger au sommet de l'UA à Addis-Abeba fin janvier 2015, puis se rendit au sommet entre l’UA et l’Union européenne (UE) à Abidjan en novembre 2017. Le président a également reçu nombre de chefs d'État africains, mais les retombées économiques de ces rencontres se font encore attendre.

En effet, au-delà des mots, la Tunisie peine à étendre son influence en ASS. Son ambassade à Addis-Abeba – ville qui héberge le siège de l'UA – ne fonctionne qu'avec seulement quatre diplomates et la plupart des neuf autres ambassades en ASS ont en moyenne deux diplomates. Tunis n’est pas dans une dynamique de développement de son dispositif diplomatique[7]. La Tunisie a ouvert deux ambassades en ASS depuis la révolution, au Burkina Faso et au Kenya. La situation économique tunisienne reste en effet fragile. Selon la Banque mondiale, la croissance était de 1,2 % en 2015, de 1,1 % en 2016, puis de 1,9 % en 2017. En conséquence, les moyens de l'État[8] alloués aux aides à l'investissement à l'étranger sont faibles. La priorité est accordée aux subventions sur certains produits de base (sucre, farine, huile, pain, etc.) ainsi qu’à l'énergie et à la sécurité (hausse de 31 % du budget de la défense et de 7,4 % de celui de l'intérieur en 2019 – soit à eux deux, 15 % du budget total). La sécurité est en effet devenue un poste essentiel du budget après plusieurs attentats comme celui du Musée du Bardo en mars 2015 ou en juin 2019 sur l’avenue Bourguiba à Tunis. De la même manière, la lutte armée contre les islamistes sur le mont Chaambi et la surveillance des frontières algérienne et libyennes sont très coûteuses. Par ailleurs, les demandes sociales ont explosé depuis la révolution, en particulier avec le retour de dizaines de milliers de Tunisiens autrefois employés en Libye ainsi que l'installation de Libyens fuyant la guerre dans leur pays.

Le pays peine également à faciliter la logistique de ses hommes d'affaires et de ceux originaires d'ASS souhaitant venir à Tunis. En dehors du Maghreb, TunisAir ne dessert que sept destinations africaines (Nouakchott, Dakar, Abidjan, Conakry, Bamako, Niamey et dernièrement Ouagadougou). Pourtant, en 2017, la compagnie nationale promettait l'ouverture d'une desserte vers Cotonou, puis en 2018 vers Khartoum, Douala et N'Djamena, et enfin Lagos et Accra en 2019. Une ligne vers Libreville était également prévue pour 2020[9]. À la mi-2019, aucune de ces destinations n'est encore desservie car TunisAir se trouve dans une situation financière (350 millions d'euros d'endettement) et sociale difficile.

Cette relative impuissance étatique conjuguée à la perte du marché libyen a poussé des chefs d'entreprise tunisiens à fonder en octobre 2015 le Tunisian African Business Council (TABC). Présidé par Bassem Loukil (groupe Loukil présent dans les secteurs de l’automobile, de l’agro-industrie et des services) et animée par son secrétaire général Anis Jaziri (ex-conseiller économique de Moncef Marzouki), la TABC a multiplié l’organisation de séjours en ASS pour les représentants de firmes tunisiennes. Elle a aussi organisé de multiples rencontres à Tunis pour expliquer le climat des affaires de certains pays aux investisseurs et aux administrations. En 2015, les exportations tunisiennes en Afrique étaient largement dominées par l'industrie manufacturière (plus de 70 %), puis l'agriculture (12 %) et enfin l'énergie et les mines (moins de 10 %[10]). La part des exportations dans le secteur des services[11] varie et avoisine les 10 %. Trois pays totalisent plus de 50 % des exportations tunisiennes en Afrique : l'Éthiopie, le Sénégal et la Côte d'Ivoire. Quant aux importations, le Nigéria, grâce à ses hydrocarbures, représente plus d'un quart des achats de la Tunisie sur le continent. Aujourd'hui les firmes tunisiennes ayant le plus investi en ASS sont le Groupe SAS Lilas (produits hygiéniques), le groupe Loukil, Soroubat (routes et travaux publics), Poulina (agrobusiness, immobilier, travaux publics) et Land'Or (agrobusiness, notamment produits laitiers).

L'autre organisme qui tente d'épauler les investisseurs est le Centre de promotion des exportations de la Tunisie (CEPEX) qui a lancé en 2018 son plan Turbo Africa. Ce dernier vise à accroître le nombre des visites d’affaires en Afrique, en s’appuyant sur des bureaux locaux (Abidjan, Douala et Kinshasa), afin d'aider les PME tunisiennes. Il s’agit aussi de travailler en coopération avec les dix ambassades ouvertes en ASS.

Des avantages peu exploités

En ASS, la Tunisie ne manque pourtant pas d'avantages comparatifs. Elle pourrait jouer sur son image de relative neutralité politique pour faciliter les affaires de ses entreprises. A contrario, les entreprises marocaines et algériennes peuvent pâtir de l’activisme diplomatique déployé par leurs États sur la question du Sahara occidental. Ainsi l'Algérie a souvent conditionné sa relation avec les membres de l’UA à leur condamnation de la présence marocaine au Sahara. De même, les investissements marocains en Afrique ne doivent pas être uniquement envisagés sur plan économique, mais également comme un vecteur d'influence politique afin de rallier de nouveaux pays à la cause du Royaume.

La Tunisie, pays avec une taille et une démographie plus modestes que ses voisins, n'est pas perçue comme une menace. Outre l'Algérie et le Maroc, la Libye sous le colonel Mouammar Kadhafi, était aussi particulièrement interventionniste en Afrique. Quant au retour de l'Égypte en Afrique – notamment au sein de l'UA qu'elle préside pour l'année 2019 –, depuis l'arrivée d'Abdel Fattah Al-Sissi, celui-ci s'explique en partie par la question très politique du partage du Nil et de la menace des barrages en amont comme en Éthiopie ou au Soudan. À la différence des autres pays d’Afrique du Nord, les ambassadeurs tunisiens en ASS ont comme quasi-unique tâche de faciliter le business des firmes tunisiennes et d'aider à la recherche de partenaires locaux.

Malgré la présence à Tunis du siège de la Banque africaine de développement (BAD) de 2003 à 2014, la Tunisie n'est pas parvenue à profiter de cette institution pour densifier son réseau africain et obtenir une position privilégiée sur le continent. La difficulté d'intégration de certains cadres de la BAD à Tunis a même facilité le retour de l'institution en Côte d'Ivoire[12].

La Francophonie : un nouveau départ ?

La Tunisie accueillera en octobre 2020, pour la première fois de son histoire, un sommet de la Francophonie. La Tunisie peut se servir de cette manifestation comme d'un tremplin pour intensifier ses relations avec l'Afrique francophone et faciliter ses relations politiques, ce qui pourrait augurer la concrétisation de contrats. Cependant, la Francophonie ne concerne pas les grandes économies d’ASS avec lesquelles la Tunisie n'a pas de réseaux fonctionnels. Des ambassades tunisiennes existent bien en Afrique du Sud et au Nigéria mais elles ne parviennent pas à attirer les investisseurs tunisiens. En presque quatre ans d'existence, la TABC n'a pas organisé une seule mission dans ces deux pays.

Le discours gouvernemental sur l’ASS depuis 2011 et les efforts des firmes tunisiennes sont la conséquence de la difficulté à commercer avec les pays du Maghreb (Libye et Algérie en crise) et avec l'Europe où la concurrence est plus vive, la main-d'œuvre tunisienne étant de moins en moins compétitive face à d'autres économies situées dans le voisinage de la communauté (notamment la Turquie). Le volontarisme et l’intérêt manifestés pour l’Afrique doivent ainsi se comprendre dans un contexte de nécessité économique pour la Tunisie et ses hommes d’affaires.


[1]. Ce pourcentage est donné en 2017 par le Centre de promotion des exportations de la Tunisie (CEPEX).

[2]. Statistiques de l'Office des changes du Maroc disponibles sur le site International Trade Centre.

[3]. Voir « Statistiques du commerce extérieur algérien, 1er trimestre 2018 », Centre national de l’informatique et des statistiques.

[4]. S. Bessis, « Diplomatie et coopération entre la Tunisie et l'Afrique subsaharienne depuis l'indépendance jusqu'à aujourd'hui », Conférence organisée à l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC) de Tunis, 28 février 2019.

[5]. Les échanges avec l'Europe représentent en 2015 plus de 70 % des exportations tunisiennes et 55 % des importations. Voir : « Échanges commerciaux Tunisie-Afrique », Banque africaine de développement, novembre 2017.

[6]. « 35 conventions signées en marge de la tournée du président Moncef Marzouki dans quatre pays africains », Xinhua News Agency, 28 juin 2014.

[7]. En témoigne la disparition en 2013 du secrétariat d'État à l'Afrique du ministère des Affaires étrangères.

[8]. Depuis la révolution, le déficit s'est rapidement creusé passant de 40 % du PIB en 2010 à plus de 70 % en 2017. Le service de la dette a atteint plus de trois milliards de dollars en 2019, sur un budget de 11,9 milliards d'euros. Voir : « Tunisie : 40,6 milliards de dinars, pour le budget 2019 », Webmanagercenter, 3 octobre 2018.

[9]. « TunisAir : sept nouveautés à venir en Afrique, dont Cotonou en décembre », Air Journal, 20 novembre 2017.

[10]. Chiffres de 2015 « Échanges commerciaux Tunisie-Afrique », Banque africaine de développement, 2015.

[11]. La Tunisie a notamment développé une activité de bureaux d'études et d'audit travaillant sur l’ASS.

[12]. S. Bessis, op. cit.

 

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979-10-373-0053-9

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Benjamin AUGÉ

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Créé en 2007, le centre Afrique subsaharienne de l’Ifri produit une analyse approfondie du continent africain, de ses dynamiques sécuritaires, géopolitiques, politiques et socio-économiques (en particulier le phénomène d’urbanisation). Le Centre se veut à la fois, via les différentes publications et conférences, un espace de diffusion d’analyses à destination des médias et du public mais aussi un outil d'aide à la décision des acteurs politiques et économiques à l'égard du continent.  

 

 

Le centre produit des analyses pour différents organismes tels que le ministère des Armées, le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’Agence française de développement (AFD) ou encore pour différents soutiens privés. Ses chercheurs  sont régulièrement auditionnés par les commissions parlementaires.

 

 

L’organisation d’événements de divers formats complète la production d’analyses en amenant les différentes sphères de l’espace public (académique, politique, médiatique, économique et société civile) à se rencontrer et à échanger outils d’analyse et visions du continent. Le Centre Afrique subsaharienne accueille régulièrement des responsables politiques de différents pays d’Afrique subsaharienne. 

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