Crise russo-géorgienne : les trois dilemmes des Occidentaux
Trois dilemmes majeurs s'imposent aux Occidentaux, qui concernent la compréhension et le traitement de cette crise.
Alors que la crise semble sur le chemin de l'apaisement, au moins militaire, il est impératif d'en tirer rapidement les enseignements stratégiques immédiats. Trois dilemmes majeurs s'imposent aux Occidentaux, qui concernent la compréhension et le traitement de cette crise. En l'absence de réponses claires, ces dilemmes rendront les Américains et plus encore les Européens, inaptes à résoudre les crises à venir, voire même les provoqueront.
Dilemme juridique: l'incohérence
C'était annoncé autant que dénoncé : l'indépendance du Kosovo a créé un précédent. Certes d'autres "provinces" ont acquis un statut d'indépendance dans la donne post-guerre froide (Erythrée, Timor, etc.), mais aucune crise sur la souveraineté d'un territoire n'avait opposé Occidentaux et Russes autant que celle du Kosovo. Refusant l'intervention armée serbe au Kosovo, l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN) intervient dans la province sécessionniste et en Serbie ? Qu'à cela ne tienne : refusant l'intervention géorgienne en Ossétie du Sud, la Russie intervient dans la province sécessionniste et en Géorgie.Les raisons historiques des "provinces" anciennement socialistes à devenir indépendantes sont toutes particulières, mais les cas ossète et abkhaze ne diffèrent que peu, au regard du droit international public, du cas kosovar. Le "président" de la République (autoproclamée) d'Abkhazie résume ainsi la chose : "Si la question du Kosovo trouve sa solution dans l'indépendance, alors nous dirons qu'il y a deux poids, deux mesures pour la communauté internationale"[1].
La question du "nettoyage ethnique" a bien entendu été invoquée par les responsables de l'Alliance Atlantique pour justifier leur intervention en Serbie ; mais deux points invalident la cohérence de cet argument en faveur de l'intervention. Tout d'abord il n'y eut aucune intervention otanienne sur ce thème en Bosnie : ni à Srebrenica, ni à Sarajevo, ni à Mostar. Et jusqu'à preuve du contraire, rien ne dit que l'emploi de la force par les forces géorgiennes n'ait pas effectivement été excessif ; ce qui constituerait une raison valable -elle est d'ailleurs invoquée[2] - pour les Russes d'intervenir. L'hypothèse de nettoyages ethniques opérés des deux côtés a d'ailleurs été relayée par la presse occidentale[3] ainsi que par le président Sarkozy à Moscou[4].
Dans ce contexte, l'évocation de la crise kosovare par le président Medvedev en justification de l'intervention russe a sa logique, quelle qu'ait été depuis longtemps l'ingérence russe en Transcaucasie. Le droit international n'est que s'il est le même pour tous. Et les Occidentaux vont devoir rivaliser d'habileté pour régler le dilemme, et éviter la diffusion de l'"argument kosovar" à des régions comme le Nagorno-Karabakh, le Kurdistan turc ou irakien, la Transnistrie, voire à l'intérieur même de leurs frontières…
Dilemme stratégique : l'inconsistance
La Géorgie, à l'instar de ses voisins arménien et azerbaïdjanais, est concernée par la Politique européenne de voisinage (PEV) de l'Union européenne[5]. Or les tenants de cette politique, qui s'évertuent obstinément à traiter séparément les pays concernés, n'ont jamais réussi à suggérer la moindre solution européenne aux nombreux et complexes conflits du Caucase, de l'Adjarie à la Tchétchénie, en passant par le Karabakh ou l'Ingouchie. Ni là, ni dans d'autres régions conflictuelles concernées par la PEV (Sahara occidental, frontière algéro-marocaine, espace israélo-palestinien, Liban, Transnistrie, voire Ukraine ou Biélorussie), l'UE n'a pu imposer sa stabilité dans des cadres régionaux.
Ce n'est pourtant pas le poids géoéconomique, ou même militaire, de l'Europe, qui fait défaut dans ces régions périphériques. Mais dialogues, politiques communes, cercles de coopération ou associations n'y feront rien tant que l'UE n'agira pas massivement et unanimement pour assurer, contre ses subsides s'il le faut, contre un soutien politique souvent bradé, et pourquoi pas contre une alliance de sécurité consistante, la paix et la stabilité à ces régions. À l'inverse, l'Union européenne préfère souvent déléguer les solutions négociées à d'autres institutions : au Conseil de l'Europe pour les questions relatives aux minorités, à l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour les élections et la médiation, à l'OTAN pour les interventions militaires.
Quant aux États-Unis, ils sont critiqués depuis 2001 pour être un peu trop consistants en matière d'interventionnisme, mais d'interventionnisme coercitif. La remarque de l'Ambassadeur de Russie auprès de l'ONU, Vitaly Tchourkine, appelant Zalmay Khalilzad, son homologue américain, à la retenue en citant les exemples des interventions américaines en Serbie, en Irak et en Afghanistan[6], entend suggérer à Washington d'envisager d'autres moyens d'action que la seule coercition. Le fait que les deux derniers présidents américains aient attendu l'issue de leur second mandat pour se pencher sur le règlement de la question israélo-palestinienne démontre sans doute le peu de cas que Washington fait, dans l'après-guerre froide, de son investissement dans le règlement pacifique des conflits : une démarche plus longue et besogneuse que l'ingérence militaire directe.
Il s'agit donc, pour les Européens, de s'impliquer non dans l'agitation dispersée - voir les actions séparées des Allemands, des Français et de la mission polono-balte -, mais de manière unie, via le Conseil ou la Commission, afin de démontrer une volonté commune d'engager l'UE comme tierce et neutre partie, en parfait voisin, pour aider à la résolution de la crise. Quant aux Américains, les réflexes de confrontation stratégique avec la Russie ne leur apporteront qu'un raidissement de Moscou. Cette dernière a en effet peu de cartes à jouer mais plusieurs coups d'avance ; et elle pourrait bien les contraindre à choisir entre la confrontation et le retrait de la région du Caucase. Sincérité et mise en avant des intérêts communs devraient donc être préférés à Washington : les États-Unis savent le faire quand ils y sont forcés. Il n'existe pas d'alternative car leur absence de la crise leur ferait perdre énormément d'influence dans cette région voisine de l'allié turc et de l'ennemi iranien ; elle réduirait la sécurisation des routes énergétiques de la mer Caspienne et assombrirait les espoirs américains en Asie centrale.
Dilemme historique : la réconciliation russo-occidentale
L'enjeu est de taille. Si les Occidentaux pensent avoir historiquement "gagné" contre un Empire soviétique qui servait la Russie et ses intérêts, isolant progressivement cette dernière, il reste que la Russie n'a été mise à bas que partiellement et demeure (ou redevient ?) un acteur majeur. Ceci est vrai pour ses rapports énergétiques et désormais militaires avec l'Europe et à travers elle, avec les États-Unis. Ceci est vrai par ces alliances anciennement socialistes qui lui sont restées fidèles (Serbie, Biélorussie, Arménie, républiques d'Asie centrale), dont elle constitue le centre. Ceci est vrai dans les territoires sécessionnistes (Transnistrie, Ossétie du sud, Abkhazie). Ceci est vrai dans les organisations internationales, du G8 au Conseil de sécurité, en passant bientôt par l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Ceci est vrai par son poids régional (dans la crise iranienne, à l'Organisation de Coopération de Shanghaï, pour le nucléaire nord-coréen). Ceci est vrai dans la dimension géographique, dans la dimension économique, dans la dimension diplomatique, dans la dimension "renseignement", dans la dimension militaire conventionnelle si on la considère au niveau de la région, et dans la dimension nucléaire.
Il serait donc tout aussi contre-productif de craindre cette puissance russe, que de la mépriser ou de la négliger. Les raisons politiques de l'appréhension européenne, si ce n'est américaine, face à la Russie doivent être relativisées par le fait que la Russie n'a simplement jamais connu de régime démocratique, au sens ou on l'entend en Europe occidentale. Il ne s'agit pas de se détacher de la question, de s'en satisfaire ou de s'en réjouir, mais il faut en prendre acte. Et c'est sur cette base que doit se fonder l'acceptation mutuelle des partenaires obligés que sont Américains, Européens et Russes. C'est sur cette même base, après acceptation de l'autre, que pourront s'édifier des relations constructives, de confiance, dans l'intérêt des trois. La confrontation répétée conduit directement au cas d'école actuel, crise dont la Géorgie est à la fois le déclencheur et la victime, naviguant dans des eaux dont la profondeur dépasse de loin les questions ossète et abkhaze.
Ce genre de conflit, hors du malheur qu'il entraîne pour les populations civiles, doit aussi être vu comme une soupape d'évacuation de la pression stratégique accumulée au Caucase depuis quinze ans. Une pression forte, et autant endogène qu'exogène. Si celle-ci s'évacue violemment sur place, c'est que les pressions stratégiques propres, exercées séparément par Américains, Russes et Européens, ne lui laissent aucune autre échappatoire.
[1] Cf Thomas de Waal, Le statut de l'Abkhazie et le statut du Kosovo, pour IWPR, dans Le Courrier du Caucase, 12/03/2006
[2] La Russie a accusé la Géorgie de "nettoyage ethnique", communiqué de l'Associated Press, 08/08/2008, 21h42
[3] La Géorgie porte plainte pour nettoyage ethnique, Le Point.fr, 1/08/2008 et citation de Dmitri Rogozine, Ambasadeur de Russie auprès de l'OTAN, "Ce à quoi nous assistons en Ossétie du Sud ne peut se décrire que comme un nettoyageethnique et un génocide", in La Géorgie, en "état de guerre", affirme avoir "repoussé" l'attaque en Abkhazie, LeMonde.fr avec l'AFP et Reuters, 08/08/2008
[4] Conférence de presse commune des présidents Medvedev et Sarkozy du 12/08/2008
[5] Voire le site dédié de la Commission Européenne, http://ec.europa.eu/world/enp/partners/index_en.htm
[6] Géorgie : le ton monte au Conseil de sécurité, lesoir.be, 10/08/2008
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