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Crise russo-géorgienne : les erreurs de Tbilissi

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Crise russo-géorgienne: les erreurs de Tbilissi
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Si la Géorgie a plus que jamais besoin d'aide et de soutien stratégique, ses dirigeants devront intégrer que ni la coercition militaire ni l'irresponsabilité politique n'ont leur place en Europe.

Corps analyses

Considéré en Europe comme aux États-Unis comme l'homme providentiel du Caucase après la révolution des roses qui l'a porté au pouvoir en 2003, Mikheïl Saakachvili n'est pas sans responsabilité dans la crise actuelle. Le président géorgien, tombeur d'Edouard Chevardnadze, a en effet enchaîné une série d'erreurs politiques majeures dont l'addition -entre autres- a conduit la Géorgie à l'impasse actuelle.

 

Une base populaire affaiblie

La société géorgienne a certes appelé triomphalement à sa tête M. Saakachvili il y a cinq ans, mais ce dernier a montré depuis deux signes capitaux de faiblesse politique.

Premièrement, il a rencontré des difficultés persistantes à faire progresser sensiblement la Géorgie sur le chemin de l'Union européenne (UE) et de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN). Bien qu'il répète à qui veut l'entendre que la Géorgie est un pays ontologiquement européen, et résolument tourné vers l'espace euro-atlantique, les Géorgiens ne voient que des déclarations d'intention de la part de l'Alliance atlantique, et un maintien ferme des relations européo-géorgiennes dans le cadre de la Politique européenne de voisinage (PEV), hors donc de tout processus d'intégration.

L'autre revers réside dans le tournant de la politique intérieure en 2007. Les allégations de l'ancien ministre de la Défense Irakli Okrouachvili, selon lesquelles le président Saakachvili aurait ordonné le meurtre de personnalités[1], ont tout d'abord entaché la réputation de ce dernier. L'arrestation de l'ancien ministre en exil pour fraude avait ensuite suscité des manifestations importantes. Lesquelles s'étaient prolongées après les élections anticipées de janvier, alors que l'opposition essayait de rejouer un scénario de révolution modale, autrement dite " de couleur ", cette fois-ci à l'encontre de M. Saakachvili, en contestant sa réélection. L'Église, quant à elle, en appelait à la transformation de l'État en monarchie. En sus d'une répression musclée, le président avait déclaré l'état d'urgence afin de mettre un terme aux manifestations, tout en blâmant Moscou qui, selon lui, essayait ainsi de le renverser[2]. Ces mesures exceptionnelles ont eu pour effet de distancer le peuple de son leader, les sociétés d'États post-socialistes goûtant souvent peu les répressions, quelles qu'elles soient.

 

Un parti pris radical

À l'inverse de son homologue ukrainien Viktor Iouchtchenko, Mikheïl Saakachvili n'a pas équilibré ses positions entre l'Est russe et l'Ouest européen et américain. Si le premier a choisi une politique équilibrée entre Moscou et Washington/Bruxelles, autant que faire se peut et malgré les désagréments politiques que cela engendre, le second s'est clairement engagé auprès des Occidentaux, réagissant ardemment et hardiment à chaque moment de tension avec la Russie. Pourtant, cette dernière avait deux atouts de poids vis-à-vis de la Géorgie : l'un économique, l'autre militaire. Le géant eurasiatique est encore effectivement très présent dans les investissements des pays de l'ex-URSS, voire même dans certains anciens pays satellites. Et militairement, comme les médias l'ont amplement relaté ces dernières semaines, la Russie était présente, dans le cadre de l'accord de Sotchi, en Abkhazie et en Ossétie du Sud, deux territoires officiellement géorgiens[3]. Il est clair aujourd'hui que s'être aliéné ce voisin à la dimension géopolitique colossale a conduit progressivement à la catastrophe dans laquelle se trouve le pays.

 

Présomption des soutiens occidentaux

Le président géorgien s'est toujours targué d'être proche des Occidentaux, ce qui peut difficilement lui être reproché, et d'ailleurs le soutien chaleureux du président George W. Bush à Tbilissi en 2005 en a été la meilleure démonstration[4]. Mais entre l'alliance stratégique et le soutien aveugle, il y a un fossé que les Occidentaux se sont empressés de ne pas franchir. Dans son bras de fer perpétuel avec Moscou, le président Saakachvili a estimé avoir le soutien sans faille des Occidentaux, chacun des deux blocs étant en opposition avec la Russie sur plusieurs sujets : énergie, droits de l'homme et sécurité pour les Européens, bouclier antimissile, proximité avec Téhéran et Pyongyang, démocratie, rivalité asiatique et polaire avec les États-Unis. Mais le chef d'État géorgien aurait bien fait d'imaginer qu'au lieu de jouer la confrontation avec la Russie, les Occidentaux hésiteraient à ajouter à leurs longues listes de litiges un conflit armé dans la poudrière caucasienne. Et, une fois encore, la Géorgie n'est ni territoire de l'Union européenne, ni partie de la sécurité collective otanienne. Les Occidentaux l'ont rappelé par leur inaction -hors médiation et appels au calme- face à l'entrée en scène de l'armée russe.
 

Le déclencheur du conflit

Le débat sur la question de l'agresseur, Russie ou Géorgie, n'a que peu d'importance. Si la Russie a largement dépassé, en intensité, en durée et en territoire, la défense de l'Ossétie, il reste que le déclenchement de la crise a été la tentative de récupération militaire du territoire sud-ossète par Tbilissi. C'est de là, très précisément, que la Russie tire toute sa légitimité d'action. En terme de droit de la guerre, comme dans l'accord de Sotchi de 1992, la Russie a pu en droit répliquer à l'intervention coercitive de la Géorgie. Non content d'offrir une légitimité à l'intervention d'une Russie qui n'en demandait pas tant, Tbilissi a provoqué la riposte russe qui s'est traduite par l'entrée des forces russes sur le territoire géorgien, et conséquemment par des pertes militaires, par la destruction d'infrastructures, par des pillages, mais surtout par des pertes humaines. Quelles que soient les justifications à posteriori du président Saakachvili, il restera historiquement celui qui a provoqué la confrontation armée.

 

L'usage de la force

La présidence géorgienne, qui prône activement son entrée dans l'UE, aurait dû à cet égard aussi y regarder à deux fois avant son intervention militaire. Car l'Union n'est pas une aire dans laquelle on emploie la force armée pour récupérer un territoire sécessionniste. L'UE a, tout au contraire, été créée afin d'éviter l'usage de ce type de "solution". Dans son esprit philosophique kantien, dans ses politiques, autant que par sa propension au soft power, l'UE est tout sauf une entité belligérante. La Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) se fait d'ailleurs uniquement autour des trois missions de Petersberg : imposition de la paix, maintien de la paix, et missions civilo-militaires. La rupture des accords de Sotchi par le président Saakachvili est absolument contraire à ces principes, et, au-delà, en terme strictement stratégique, les dégâts humains, physiques et financiers auraient pu faire l'objet d'une évaluation plus réaliste.

 

Le perdant se défausse

Il est étonnant de constater que la Géorgie, pourtant déclencheur de la confrontation militaire, en ait appelé, dès ses premières défaites opérationnelles, à la cessation des hostilités. Ces hostilités ont été, sinon souhaitées (les combats contre les sécessionnistes étaient certainement prévus, mais pas ceux contre les forces russes), en tous cas ouvertes, tout en connaissant l'hostilité de la Russie à une Ossétie du Sud géorgienne, comme au président Saakachvili lui-même. Comment donc, en toute morale politique, souhaiter une action, puis, dès que celle-ci n'évolue pas dans le sens souhaité, se retirer du jeu en criant à l'injustice ? Victime, la Géorgie l'est, à n'en pas douter. Elle est victime d'une réponse militaire russe excessive, disproportionnée. Mais ses dirigeants portent essentiellement la charge des politiques qu'ils ont eux-mêmes mises en œuvre et ne peuvent objectivement s'en défausser. Il est probable que le peuple géorgien comme le peuple ossète reconnaîtront là un manque de responsabilité de la part du président Saakachvili qui, désormais, est bon gré mal gré obligé de s'accommoder de la situation inextricable dans laquelle il a plongé son pays. Le chaos est certes rondement organisé par la Russie, mais la décision politique initiale est sienne.
 

L'OTAN s'éloigne

Certes, lors du sommet de Bucarest, les dirigeants de l'Alliance atlantique avaient annoncé que l'Ukraine et la Géorgie feraient un jour partie intégrante de l'OTAN[5]. Certes aussi, la chancelière allemande a confirmé ce dessein[6]. Mais la chose n'est pas faite, et la crise actuelle retardera certainement cette intégration, par la situation sur le terrain[7] autant que par la réticence des actuels membres devant un président qui, face au séparatisme, a choisi une solution militaire, sans en mesurer les conséquences pour son pays comme pour ses alliés[8]. Plus réticents que les Américains à une intégration rapide du pays caucasien, les Européens -au premier rang desquels la France et l'Allemagne, qui avaient milité pour un retardement de son intégration au sommet de Bucarest-, devraient se faire encore plus lents à formaliser cette idée. Encore une fois, la décision d'intervention se révèle contre-productive.

À l'image de la région caucasienne, la Géorgie est sans nul doute prisonnière des pressions de grands blocs, dont les trois principaux -américain, européen et russe- ont leurs parts respectives de responsabilité dans cette explosion de violence. Mais la fuite en avant n'a jamais constitué une solution politique durable, pas plus que la contrainte militaire imposée à un peuple indépendantiste n'a réussi à terme à assimiler un territoire. Et si la Géorgie a plus que jamais besoin d'aide et de soutien stratégique -ne serait-ce que pour sa population et pour la stabilité régionale- ses dirigeants devront intégrer que ni la coercition militaire ni l'irresponsabilité politique n'ont leur place en Europe.

 


[1] L'opposant Okrouachvili extradé en France, dépêche de l'AFP du 09/01/2008.

[2] ICG, Géorgie : vers l'autoritarisme, Bruxelles, ICG, Rapport Europe, n°189, 19 décembre 2007.

[3] La Géorgie avait d'ailleurs intégré la Communauté des États indépendants (CEI) précisément en raison de l'instabilité de ces deux territoires, après une habile manœuvre de la Russie pour récupérer le pays caucasien dans son orbite et imposer ses soldats sur son territoire comme garantie de stabilité.

[4] Voire à ce propos le communiqué de presse de la Maison-Blanche du 10 mai 2005, President Addresses and Thanks Citizens in Tbilissi, Georgia, disponible sur .

[5] Selon la Déclaration du Sommet de Bucarest, l'" OTAN se félicite des aspirations euro-Atlantiques de l'Ukraine et de la Géorgie, qui souhaitent adhérer à l'Alliance. Aujourd'hui, nous avons décidé que ces pays deviendraient membres de l'OTAN. " Communiqué de presse de l'OTAN (2008)049, 3 avril 2008, §23.

[6] Angela Merkel déclarait en août, à Tbilissi : " la Géorgie va devenir membre de l'OTAN si elle le souhaite. Et c'est ce qu'elle veut. " Source : A. Merkel, " La Géorgie sera dans l'OTAN ", Euronews, 17 août 08.

[7] L'ancien chancelier allemand, Gerhard Schröder, proche du Kremlin, déclarait " les chances de Tbilissi d'adhérer à l'Alliance de l'Atlantique Nord ont été repoussées par les derniers événements ". Source : " Caucase : l'ex-chancelier allemand accuse Tbilissi de l'aggravation de la situation ", Dépêche RIA-Novosti, 16 août 2008.

[8] Gerhard Schröder a également qualifié le président géorgien de " joueur frénétique ", qualité qui risque fort d'effrayer les membres de l'OTAN qui ne souhaiteraient guère être embarqués dans un conflit avec la Russie par l'un d'entre eux sur une initiative individuelle, le principe de l'Organisation étant qu'une agression contre un des pays de l'OTAN est une agression contre tous.

 

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Centre Russie/Eurasie
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Fondé en 2005 au sein de l’Ifri, le Centre Russie/Eurasie produit de la recherche et organise des débats sur la Russie, l’Europe orientale, l’Asie centrale et le Caucase du Sud. Il a pour objectif de comprendre et d'anticiper l'évolution de cette zone géographique complexe en pleine mutation pour enrichir le débat public en France et en Europe, et pour aider à la décision stratégique, politique et économique.

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