Conflits : derrière l'échec des interventions internationales, la crise du multilatéralisme onusien
Dans un contexte géopolitique en plein bouleversement et face à l’échec des interventions internationales, il est urgent de changer d’approche pour tenter de résoudre les conflits d’aujourd’hui. Depuis les années 1990, les interventions internationales visant à résoudre les conflits reposent toujours sur le même modèle : négociation d’un accord de paix, déploiement d’une force de maintien de la paix par l’ONU et élections sous supervision internationale.
Or si en Afrique certaines interventions ont effectivement abouti à la paix et des régimes stables (Liberia, Sierra Leone, Côte d’Ivoire), on note la persistance de régimes instables et de conflits de basse intensité dans plusieurs pays : République démocratique du Congo (RDC), Soudan du Sud, Mali, Centrafrique, Somalie, etc. Après s’être essoufflé, le peace template ne fonctionne tout simplement plus. Cette inefficacité est due à trois raisons principales : la transformation du maintien de la paix en un outil de statu quo militaire, l’échec des élections pour renouveler la classe politique et l’absence de leadership international.
Interventions internationales : le maintien mortifère du statu quo militaire
Loin de mettre en œuvre leur mandat « multidimensionnel » et « robuste » (selon la terminologie onusienne), les missions de maintien de la paix de l’ONU se contentent de maintenir un statu quo militaire entre rebelles et gouvernants et de veiller à ce que les lignes de démarcation entre eux soient plus ou moins respectées. En RDC, les 15 000 Casques bleus de la MONUSCO (créée en 1999) sont concentrés dans l’est du pays où le conflit a débuté et où opèrent toujours plus d’une centaine de groupes armés dans une impunité quasi totale. Depuis huit ans, les seules vraies réactions militaires de la MONUSCO ont eu pour objectif de maintenir le statu quo dans les Kivu après des tentatives de conquête de villes par des groupes armés : lors de la prise de Goma en 2012 par le groupe armé M23 et lors de la tentative de conquête d’Uvira en 2017 par un autre groupe armé, les Mayi-Mayi Yakutumba. En Centrafrique et au Mali, les Casques bleus servent essentiellement à sécuriser les capitales et quelques grandes villes. À défaut d’éviter la progression des groupes armés ainsi que les exactions sur les civils commises aussi bien par les rebelles que par les forces gouvernementales, les Casques bleus assurent dans les faits le gardiennage du régime en place.
- La plupart des contingents restreignent le « mandat robuste » qui leur est confié par le Conseil de sécurité à une interposition passive. Celle-ci constitue l’assurance vie du gouvernement face aux rebelles – comme l’a illustré l’assaut récent d’une coalition de rebelles en Centrafrique que les Casques bleus ont contribué à repousser. Ce n’est pas le cas quand le danger vient de l’intérieur, comme lors du putsch au Mali contre le président Ibrahim Boubacar Keïta en août 2020.
L’échec des élections en trompe l’œil
Alors que ces conflits mettent en évidence un besoin de rupture politique et de gouvernance démocratique, les élections organisées à la va-vite et sans souci de transparence par les internationaux échouent à faire émerger une alternative politique. Ces scrutins reconduisent très souvent au pouvoir une classe politique vieillissante et rétive à l’État de droit démocratique. Grâce à la manipulation du cadre légal, la corruption et l’utilisation des moyens financiers et coercitifs de l’État, l’élite politique parvient à contrer la demande populaire de changement, quitte à se « réinventer » en développant des stratégies politiques caméléonesques et en cooptant des opposants. Ainsi la liste des candidats aux élections en Côte d’Ivoire, en Centrafrique, etc., se lit comme le Who’s Who des régimes précédents. La fermeture du marché politique et l’acceptation par les bailleurs d’une compétition électorale fondamentalement déséquilibrée et d’un décompte des votes opaque consacrent ainsi l’impossibilité de l’alternance par les urnes. Avec la reconduction d’un personnel politique dont l’ethos est dominé par la corruption et l’autoritarisme, la démocratisation postconflit aboutit à une mascarade électorale. Elle équivaut à essayer de créer des démocraties sans démocrates. Il ne faut donc pas s’étonner de son échec systématique (RDC, Centrafrique, Soudan du Sud). Parfois, après un hold-up électoral légal, la frustration populaire explose comme l’a montré au Mali le Mouvement du 5 juin qui, en 2020, fut à l’origine de la chute d’Ibrahim Boubacar Keïta réélu pour un mandat de trop, deux ans auparavant.
Trop de bonnes volontés internationales tuent la bonne volonté
Enfin, le conflit attire trop de « bonnes volontés ». De très nombreux acteurs se bousculent pour soutenir les processus de paix : des organisations multilatérales, des églises, des ONG spécialisées dans la médiation, la justice transitionnelle, la gestion des conflits, etc. Sur le terrain, l’afflux d’intervenants extérieurs aux rôles redondants et aux intérêts différents crée de la confusion politique. Il permet aux acteurs locaux de les mettre en concurrence pour les salaires, les financements, les voyages et autres avantages. Cet afflux transforme le processus de paix en un désordre où chacun essaie de se donner le beau rôle, quitte même à créer plusieurs processus concurrents : en Centrafrique, en 2018, l’Union africaine et la Russie avaient chacune son initiative de négociation entre le gouvernement et les groupes armés simultanément à des processus religieux et communautaires. Cet excès de bonnes volontés, pas toujours désintéressées, ne serait pas contre-productif si le marché de l’aide était régulé et coordonné. Or l’inflation des intervenants va de pair avec une très faible coordination. Dans la « famille onusienne », la coordination s’incarne à travers l’idée de one mission qui met sous une direction unique – le « coordonnateur résident » et son équipe – toutes les agences onusiennes intervenant dans le pays. Or malgré une débauche de réunions de coordination, chaque agence continue de mener sa politique et de défendre jalousement ses prérogatives. Au Sahel, les plus importants bailleurs ont décidé de travailler ensemble pour fournir une réponse de développement cohérente à la crise politico-sécuritaire, sous la bannière de « l’Alliance Sahel », « une plate-forme de coopération internationale pour intervenir davantage et mieux au Sahel ». Autrement dit : il s’agit de coordonner les actions de 14 bailleurs selon les priorités définies par les pays du Sahel. Mais là aussi, l’objectif est loin d’être atteint. Au lieu d’aboutir à une priorisation et une coordination des interventions, l’Alliance Sahel s’apparente à un exercice de compilation d’une liste d’environ 800 projets classés en six secteurs prioritaires. Loin de fournir l’exemple d’une aide internationale focalisée sur des problèmes et des zones spécifiques, l’Alliance Sahel reflète son éparpillement brouillon.
Le logiciel du multilatéralisme oligarchique est dépassé
Si le logiciel international de la résolution de conflit semble cassé, c’est parce que les conditions politiques de sa réussite n’existent tout simplement plus. Conçu au temps de la pax americana et de l’hyperpuissance américaine des années 1990, il est dépassé. Ce logiciel reposait sur le multilatéralisme oligarchique qui existait à l’époque de sa conception, quand le club des cinq membres permanents du Conseil de sécurité était de facto réduit à trois. Or les dix dernières années ont rendu évidents la contestation des régulations de l’ordre international, le retour d’un nationalisme belliqueux et l’avènement d’un désordre mondial conflictogène.
Les puissances émergentes remettent en cause ouvertement les règles du multilatéralisme établies à la fin du xxe siècle, dont l’idée de la démocratie et des droits de l’homme comme normes internationales et la légitimité d’une juridiction pénale internationale. Elles s’efforcent d’asseoir leur rang par tous les moyens et stratégies, y compris en jouant au pompier-pyromane dans certains conflits (Somalie, Yémen, Libye, Centrafrique, etc.).
- d’une part, les missions de maintien de la paix sont condamnées à s’enliser. Systématiquement renouvelées par un Conseil de sécurité en crise et trop divisé pour promouvoir une véritable initiative, leur durée de vie et leur coût s’allongent. Leur enlisement en fait une rente pour plusieurs acteurs : les gouvernants en place, l’élite locale qui trouve une source d’emplois, les pays contributeurs de troupes qui n’ont plus à assurer la prise en charge financière de leurs soldats de la paix, etc. L’inutilité coûteuse de certaines missions est telle que le Conseil de sécurité a fini par annoncer récemment leur désengagement progressif au Darfour (Soudan) et en RDC.
- d’autre part, la résolution des conflits est compliquée et même, dans certains cas, bloquée par la multiplication des ingérences de l’étranger proche et lointain. Si hier les conflits se régionalisaient, aujourd’hui ils s’internationalisent naturellement, rendant leur règlement de plus en plus improbable.
Face à ces échecs répétés dans la résolution des conflits, il revient aux acteurs internationaux responsables d’inventer un nouveau peace template qui soit à l’unisson de notre époque, c’est-à-dire qui s’appuie sur un multilatéralisme renouvelé et non sur quelques idées dépassées de la fin du xxe siècle.
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Thierry Vircoulon est chercheur associé à l'Ifri, coordinateur de l'Observatoire de l'Afrique australe et centrale.
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