Au-delà de la déroute afghane
La débâcle américano-occidentale en Afghanistan nous contraint à réfléchir sur nos engagements extérieurs. Depuis plusieurs décennies, les échecs se multiplient. Il s’agit de « retrouver le monde réel » et non celui que « nous rêvons d’offrir ». Nous ne sommes plus le centre d’un monde que nous pourrions remodeler seuls.
Un multilatéralisme est à reconstruire, sur des bases concrètes et à partir d’un diagnostic réaliste.
« On n’est frappé que par le destin qu’on n’a pas su maîtriser ; dans toute défaite, il y a un sens et une faute. » Stefan Zweig, Marie-Antoinette, Grasset, « Les cahiers rouges », 2002.
C’est la surprise devant la débâcle américano-occidentale en Afghanistan qui devrait nous surprendre. Il s’agit bien d’une débâcle, en dépit de son caractère prévisible et annoncé. Et cette débâcle réunit bien Washington et des alliés qui pensent, depuis trois décennies, représenter un Occident autour duquel serait condamnée à s’unir une humanité réconciliée. En réalité, la déroute nous apprend surtout que nous n’avons pas appris grand-chose de la seconde moitié du XXe siècle.
Engagement et désengagement américains
Nous n’avons, tout d’abord, tiré aucun enseignement des multiples engagements américains du siècle dernier. Obnubilés par la victoire contre l’hydre soviétique proclamée au pied du mur de Berlin, séduits par l’image de gendarme bienveillant alors revendiquée par Washington, impressionnés par sa puissance militaire écrasante, nous avons ignoré une réalité qui a la vie dure. Pour l’Amérique protestante, l’engagement militaire à l’extérieur a toujours été, et demeure, une plongée dans l’exceptionnalité, alors qu’il est familier pour la plupart des Européens : fond d’une culture collective imposée par l’Histoire, même si soixante-dix années de « non-guerre » ont pu éroder cet héritage. Outre-Atlantique, l’engagement est donc la plupart du temps longuement sollicité (sauf face à un événement qui hystérise la réaction, comme le 11-Septembre), ainsi qu’en témoigne la récurrente tentation de l’isolationnisme, loin d’être dépassée dans le débat politique américain. Décidé et assumé, l’engagement prend fin brutalement, sans autre explication que le taraudant besoin d’un « retour à la normale » du non-militaire.
Tous les engagements militaires extérieurs de Washington se sont terminés, au XXe siècle, de la même manière. Y compris à la fin du second conflit mondial, où les Américains ne sont pas « restés » en Europe, mais partis, puis revenus, avec l’Alliance atlantique, sur un argument antisoviétique. Le Vietnam, la Somalie, l’Irak, l’Afghanistan… racontent la même histoire. Contrairement à des Européens construits, modelés, par des conflits qui se sont presque toujours déroulés chez eux, les Américains ne sont pas familiers de la guerre. Leurs engagements des dernières décennies ne doivent pas cacher la réalité : ils s’y résolvent, souvent pour des raisons qu’ils jugent morales, puis s’en fatiguent et rompent brutalement.
Pour le dire aimablement, la concertation avec les Alliés n’a jamais conditionné les choix stratégiques de l’Amérique, et pas moins en Afghanistan qu’ailleurs. Ici, comme dans le cadre de l’Alliance atlantique, que les Européens soient informés, et c’est déjà beaucoup… Ils l’ont été, même si certains d’entre eux ont fait semblant de ne pas comprendre et d’ignorer l’issue inévitable.
L’échec militaire
Plus de cinquante ans après le désastre américain au Vietnam, qui parachevait nos déroutes coloniales, nous n’avons apparemment toujours pas compris que les armées industrielles, techniques, faites pour la guerre entre pairs, échouaient toujours face aux guerres dites « irrégulières ». En dépit de toutes nos expériences, de toutes les tentatives pour adapter ces armées à des formats et à des concepts nouveaux, il n’est pas possible de les convertir à des formes de guerre que n’intègrent ni leur héritage de pensée, ni leurs matériels, ni la société qui les soutient et leur donne sens. Dans la première décennie du XXIe siècle, les efforts américains et, ici ou là, européens pour redécouvrir – en particulier « au profit » de l’Afghanistan – les vertus des Sections administratives spécialisées de la guerre d’Algérie, de la bataille d’Alger elle-même, voire des écrits de David Galula, bref tout l’attirail de la contre-insurrection, auraient dû inquiéter. Ils dénonçaient simplement une incapacité à penser hors de notre logique d’Occidentaux dominants et de nos incontestables échecs.
Plan de l'article
- Engagement et désengagement américains
- L’échec militaire
- L’échec politico-stratégique
- Un échec moral
- La fin de l’intervention
- Retrouver le monde réel
> Article paru dans la revue Études, novembre 2021, n° 4287
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