Trois fois deux pour l'Europe. Comment un renforcement des relations bilatérales France-Allemagne, Allemagne-Pologne et France-Pologne peut faire avancer l'UE
Au cours de l'année précédant le 30e anniversaire de l'accord de voisinage germano-polonais, le groupe Daniel Vernet et le groupe Copernic germano-polonais ont tenu une réunion conjointe à Genshagen. La note qui en résulte traite du potentiel des relations bilatérales entre l'Allemagne et la France, l'Allemagne et la Pologne ainsi que la Pologne et la France pour l'Union européenne.
- Les relations bilatérales en Europe ont perdu leur dynamisme
- Il est nécessaire d’élaborer de nouveaux programmes bilatéraux entre la France, l’Allemagne et la Pologne jusqu’à mi-2020 pour exploiter enfin le potentiel commun des trois pays
- Compte tenu des divergences fondamentales sur le plan politique, il importe de placer des projets au cœur des efforts
- Nous recommandons que les stratégies nationales prennent en compte et associent systématiquement les deux autres partenaires
- Nous recommandons d’intégrer la Pologne aux projets d’armement communs et d’intensifier la coopération militaire
- Nous recommandons une coopération trilatérale au niveau des collectivités locales
Le multilatéralisme est en pleine crise. Depuis au moins l’entrée en fonction du président américain Donald Trump en 2017, la coopération internationale entre les États établie de longue expérience sur des règles, est confrontée à une épreuve de vérité. Cependant les problèmes que l’Europe doit affronter ne sont pas seulement externes, mais aussi internes : le Brexit, la remise en question des notions d’état de droit et de démocratie dans plusieurs pays européens, la montée des nationalistes et des populistes, le scepticisme croissant vis-à-vis de la capacité de l’UE à régler les problèmes les plus urgents. C’est dans ce contexte que les Groupes Daniel Vernet et Copernic interrogent la capacité du bilatéralisme, c’est à dire la coopération entre deux pays ou la coordination de deux ou plusieurs relations bilatérales, à pouvoir endiguer, du moins partiellement, la crise du multilatéralisme.
Les relations franco allemandes, souvent citées comme un modèle de bilatéralisme réussi, subissent, elles aussi, une forte pression. Malgré la signature début 2019 du nouveau traité d’Aix la Chapelle, renouant avec le traité de l’Élysée de 1963, la coopération entre Paris et Berlin n’est pas sans frictions.
Les controverses liées à l’élargissement de l’UE, à l’OTAN et aux exportations d’armements montrent que les intérêts géopolitiques privilégiés par la France et l’Allemagne ne coïncident que partiellement. Cela pouvant engendrer des tensions, les rapports ont pu se refroidir.
Toutefois dans le traité d’Aix la Chapelle, les deux pays plaident en faveur d’une Europe forte, souveraine et solidaire. Ils veulent étendre leur collaboration bilatérale à de nouveaux domaines comme l’armement, la politique climatique ou encore l’intelligence artificielle. À l’échelle régionale, la coopération transfrontalière gagne de plus en plus d’importance et pourrait servir de modèle à d’autres pays de l’Union.
En revanche, il persiste des incertitudes quant à l’avenir du modèle de référence franco-allemand – et ses domaines d’action – au sein de l’UE. En effet, les institutions et les instances de coopération, généralement précurseurs dans ce domaine, comme les consultations intergouvernementales, les délégués spéciaux à la coopération, les échanges de jeunes, les jumelages de villes, la coopération transfrontalière, notamment des communes et des régions directement limitrophes, sont depuis longtemps déjà établies dans le cadre des relations germano-polonaises. Il serait erroné de les imaginer plus dynamiques au niveau franco-allemand qu’au niveau germano-polonais.
Par ailleurs, les déclarations d’Emmanuel Macron sur l’OTAN (« mort cérébrale ») se heurtent à l’opposition ouverte de la Pologne et d’autres pays d’Europe centrale et orientale (PECO), mais Berlin et Varsovie n’ont apporté aucune réponse commune au président français. Depuis l’arrivée au pouvoir du parti national populiste PiS en Pologne en 2015, il manque souvent à Varsovie, du point de vue allemand, la volonté politique de mener en commun un programme porteur d’avenir. La nouvelle victoire électorale du PiS en 2019 ne fait que prolonger cette phase de paralysie. Le PiS n’apporte, en effet, aucune proposition visant à approfondir la coopération au sein de l’UE.
Le constat semble bien différent en France. Emmanuel Macron n’a pas lésiné sur les propositions. Pourtant, malgré celles-ci, les réactions positives de Berlin semblent se faire attendre. Ainsi, ni le moteur franco-allemand ni la coopération germano polonaise ne développent actuellement de dynamique apparente pour l’Europe.
Lorsque l’Allemagne assumera pour six mois la présidence tournante du Conseil de l’UE, à partir de juillet 2020, elle devra d’abord être un intermédiaire sur d’importants sujets de discorde au sein de l’Union, comme par exemple le futur budget européen ou la politique climatique. Elle devra également, de manière plus générale, apporter son soutien à la nouvelle Commission européenne. Combien de temps et de possibilité d’action politique restera-t-il alors au gouvernement fédéral pour faire avancer les relations bilatérales ou les démarches multilatérales ? Dans l’idéal, il faudrait élaborer des programmes bilatéraux dès la première moitié de l’année 2020.
Les discussions et débats sur la répartition des ressources européennes, réduits en raison du Brexit, vont également diminuer les chances d’une coopération fructueuse avec la Pologne. En outre, la France et l’Allemagne évoquent avec la Commission la possibilité de conditionner dorénavant l’attribution de ces ressources au respect de la démocratie et de l’état de droit. Enfin, les objectifs climatiques des gouvernements à Paris et à Berlin butent eux aussi sur l’opposition de Varsovie.
De manière générale, la question qui se pose est celle du rôle des coopérations bilatérales dans le contexte européen. Doivent-elles être d’abord au service des rapports entre les deux pays concernés et de leurs citoyens ? Ou bien doivent-elles aussi faire progresser la collaboration et l’intégration dans l’UE ? Cette perspective européenne est fortement enracinée dans les relations franco allemandes depuis le traité de l’Élysée ; elle est reprise et développée dans le traité d’Aix la Chapelle.
A l’échelle des relations franco-polonaises et germano-polonaises ces disposition n’ont pas la même portée et ce d’autant moins depuis l’arrivée du PiS au pouvoir. L’objectif du PiS n’est pas une Europe sans cesse plus intégrée mais une Europe des États-nations souverains. Cela étant, il est possible que sur ce point précisément, les conceptions française et polonaise de l’Europe puissent trouver davantage de points de convergence qu’elles n’en auraient avec la conception allemande, qui porte la volonté d’une plus forte intégration.
Toutefois, ces différentes visions de l’avenir de l’Europe ne sont pas forcément un obstacle à la poursuite, au quotidien, de projets de coopération concrets. Si, en effet, les débats théoriques sur les conceptions de l’Europe freinent la coopération, les projets concrets pratiques, quant à eux, peuvent l’accélérer.
De tels projets sont concevables à trois niveaux : régional (y compris la société civile), national et européen. Dans l’idéal, ces trois échelles se complètent et se renforcent mutuellement. Lorsqu’un niveau est bloqué, la coopération dans les deux autres est à même d’apporter une sorte d’équilibre.
Les relations germano-polonaises manquent actuellement d’une articulation optimale de ces trois niveaux. Certes, la coopération transfrontalière des Länder avec les Voïvodies limitrophes ainsi que celle entre les communes frontalières sont bien ancrées dans le quotidien, et les rencontres de la société civile foisonnent grâce aux jumelages et à l’office pour la jeunesse. À l’échelle nationale cependant, si les réunions institutionnelles (p. ex. les consultations intergouvernementales) ont bel et bien lieu, elles restent néanmoins sans dynamisme en raison d’un manque de volonté commune entre les gouvernements. Le niveau européen est marqué quant à lui par les doutes de l’UE au sujet des questions liées à l’État de droit en Pologne et par les conflits autour du futur budget européen.
En même temps, les deux acteurs ont déjà fait l’expérience des conséquences et des limites liées à cette absence de coopération. Les procédures permises par l’état de droit n’entraînent pas nécessairement les sanctions prévues en théorie. Inversement, les autres PECO ne sont guère favorables à un modèle qui les placerait sous une direction polonaise pensée comme un contrepoids à la domination allemande. Au demeurant, l’Allemagne aspire à présent à devenir un membre actif de l’Initiative des trois mers.
La relation franco-allemande a connu depuis un an une nouvelle dynamique. Dans le cadre du traité d’Aix-la-Chapelle, la coopération transfrontalière s’est renforcée, notamment entre l’Alsace le Bade-Wurtemberg. Il existe cependant des opposants à ces relations renforcées. Le Rassemblement national mène une campagne très médiatisée contre le prétendu « abandon » des intérêts français à la frontière allemande. La coopération des sociétés civiles nécessite également une attention particulière, elle se doit d’atteindre un haut niveau d’exigence afin de permettre un renouveau positif de l’intérêt respectif de l’autre langue.
C’est à l’échelle nationale que le paradoxe franco-allemand est le plus manifeste. Tandis que des deux côtés du Rhin, les gouvernements et les parlements ont permis le franchissement d’un nouveau palier pour leur coopération bilatérale avec le traité d’Aix la Chapelle, les malentendus et les conflits d’intérêt se multiplient cependant dans le quotidien politique. Cela affecte surtout le niveau européen qui pourtant devrait profiter au premier chef de la coopération bilatérale. Le « moteur » franco-allemand pour l’Europe, si souvent invoqué, est pratiquement à l’arrêt. Seule la nouvelle Commission européenne porte encore une signature franco-allemande.
Nul ne saurait prévoir pour l’instant si, et de quelle manière, Emmanuel Macron et Angela Merkel parviendront à retrouver un discours commun. Il serait faux cependant de réduire les relations franco allemandes aux seuls dirigeants. En effet, malgré les différends actuels, les deux pays portent des projets économiques bilatéraux et européens, comme en témoignent le projet d’une batterie-énergétique commune ou les programmes dans le domaine de l’intelligence artificielle et de la construction de superordinateurs. En matière d’armement et de défense, la coopération franco-allemande a également atteint de bons résultats, ce qui pourrait même servir de point de liaison avec la Pologne.
Des démarches réalistes pour catalyser un rapprochement durable
Il semble impossible de prévoir dans quelle mesure le bilatéralisme serait capable d’apporter une réponse à la crise du multilatéralisme. Car les relations franco allemandes, souvent citées comme modèle de bilatéralisme réussi, sont devenues elles-mêmes problématiques. À l’échelon européen, elles paraissent toujours essentielles, mais actuellement pas assez suffisantes pour être un facteur de progrès. Le Brexit a par ailleurs accentué la crainte d’une prépondérance allemande ou franco-allemande.
Même une relation aussi réussie du point de vue historique et aussi profondément ancrée dans les institutions que le tandem franco-allemand doit se réexaminer et se renouveler régulièrement. C’est là l’objectif du traité d’Aix la Chapelle, qui est bien plus qu’une simple « mise à jour » censée dépoussiérer le traité de l’Élysée. L’article 25 le munit justement d’un mécanisme conçu afin de soumettre la coopération à un examen régulier.
Néanmoins, le traité d’Aix la Chapelle ne saurait servir de référence pour les rapports avec la Pologne, malgré quelques idées qui méritent réflexion. Les relations germano polonaises, tout comme le « triangle de Weimar », doivent développer leur propre action indépendamment du modèle franco-allemand. Compte tenu des problèmes actuels sur la scène politique, le moyen le plus susceptible d’y parvenir serait celui des projets concrets. Or cela nécessite aussi une volonté politique adéquate et des moyens financiers suffisants.
La politique du statu quo entrave un bilatéralisme pourtant efficace au niveau européen. Aussi, la France, l’Allemagne et la Pologne doivent tenter de réorienter leurs relations et d’exploiter enfin leur potentiel commun. C’est une tâche de longue haleine dont la solution échoue pour l’instant en raison des blocages évoqués. Dans le contexte actuel, il importerait de se concentrer, en matière de coopération, sur des démarches réalisables et pragmatiques à même de produire à long terme un rapprochement durable entre les trois pays.
L’année 2019 a été riche en commémorations d’événements historiques symboliques qu’il est essentiel de célébrer en commun, tels que le déclenchement de la guerre de 1939, la chute du mur de Berlin de 1989, le traité de l’Élysée de 1963, à travers son renouvellement à Aix la Chapelle en 2019, la messe de réconciliation germano-polonaise de 1989 à Krzyzowa/Kreisau et les gestes de réconciliation franco-allemands à Verdun. Or ce qui importe davantage, ce sont les expériences positives dans la mise en pratique de la coopération politique concrète au quotidien. Ici, la France, l’Allemagne et la Pologne manquent actuellement de dynamisme, tant sur le plan bilatéral que trilatéral.
À ce jour, le plus faible des trois bilatéralismes est celui entre la France et la Pologne. Il s’agit de le renforcer pour accroître le potentiel de la coopération trilatérale au sein du triangle de Weimar. La première visite d’État d’Emmanuel Macron en Pologne début février 2020, au lendemain du Brexit, a en tout cas permis l’ouverture d’un nouveau chapitre des relations franco polonaises, tendues depuis 2016. En dépit de leurs divergences, les deux acteurs ont célébré et qualifié de réussite ce rapprochement avec ses projets constructifs voués entre autres à la transition énergétique. Emmanuel Macron l’a d’ailleurs explicitement présenté comme une chance pour la coopération trilatérale avec l’Allemagne. Qui plus est, une intensification de la coopération franco polonaise pourrait aussi contribuer à apaiser dans les deux pays la crainte d’une trop forte prédominance allemande.
Nous appelons les trois gouvernements à considérer, lorsqu’ils élaborent une nouvelle stratégie nationale, ses effets pour les deux autres partenaires ainsi que les possibilités de coopération qui pourraient être envisagées, que ce soit dans le domaine du numérique, de l’industrie ou de la sécurité. L’intégration précoce d’experts des deux autres pays pourrait y être utile, tout en rappelant à la population qu’au-delà des mécanismes déjà existants, les trois pays prennent au sérieux la concertation européenne et la considèrent comme une plus-value.
Nous recommandons d’étendre activement la coopération franco-allemande en matière d’armement, comme les projets communs d’avion de combat ou de char d’assaut, à la Pologne. Car il ne suffit pas d’affirmer que la coopération franco-allemande est en principe ouverte à des tiers. Paris et Berlin doivent résolument attirer Varsovie. Cela complexifiera certes les concertations d’ores et déjà difficiles entre industriels de l’armement français et allemands, mais les risques politiques seraient nettement plus élevés si les pays orientaux de l’UE avaient l’impression que leur collaboration aux projets communautaires n’était pas souhaitée.
Nous suggérons d’élargir les politiques d’échange entre officiers des trois pays. Si chaque année deux à quatre élèves officiers suivent leur formation dans l’un des deux pays partenaires, on comptera d’ici dix ans plusieurs dizaines de cadres militaires qui se seront familiarisé aux principes et à la logique stratégique des partenaires. En tant que multiplicateurs au sein de leurs propres forces armées, ils pourraient amplifier la capacité de coopération de manière significative.
Enfin, les collectivités territoriales et les entreprises regorgent d’un énorme potentiel pour la coopération dans le cadre du triangle de Weimar. Aussi l’article 17 du traité d’Aix la Chapelle encourage-t-il expressément la collaboration des communes, et ce non seulement au niveau frontalier où elle fonctionne déjà souvent très bien, mais aussi à l’intérieur du pays. Dans de nombreux domaines, les communes sont aujourd’hui des laboratoires pour la maîtrise de grands défis comme les migrations de masse, la transformation numérique ou le changement climatique. Nous appelons à mener des échanges intensifs sur les pratiques exemplaires entre les collectivités locales françaises, allemandes et polonaises. Contrairement à l’image répandue, la vague migratoire la plus importante de ces dernières années ne se déroule pas entre l’Afrique et l’UE, mais entre l’Ukraine et la Pologne. Ce sont les communes polonaises qui ont supporté l’essentiel de l’effort d’intégration de quelque deux millions d’Ukrainiens. Les territoires sont par ailleurs le théâtre de l’action de la société civile et offrent le réseau idéal pour resserrer davantage les liens entre les sociétés civiles française, allemande et polonaise. Nous sommes fermement convaincus que la coopération trilatérale des communes n’affaiblit aucunement la cohésion de chaque État-nation et qu’elle renforce de surcroît la solidarité des trois pays dans le cadre européen. Nous appelons à développer des formats de dialogue concrets pour encourager les échanges constructifs entre les représentants des territoires et de la société civile locale. À cette même échelle communale, des entretiens trilatéraux pourraient également avoir lieu entre les entreprises pour évoquer et comparer les besoins du marché du travail ou des différents secteurs et mutualiser les expériences. Une fois de plus, il est évident que le temps des relations économiques et culturelles à sens unique entre l’Ouest et l’Est est depuis longtemps révolu et que nous pouvons tous apprendre les uns des autres.
Cette publication a été réalisée avec l’aimable soutien de :
Editorial disponible en allemand : Drei mal Zwei für Europa: Wie eine Stärkung der bilateralen Beziehungen Deutschland-Frankreich, Deutschland-Polen und Frankreich-Polen die EU voranbringen kann (pdf).
Le Groupe Daniel Vernet (anciennement Groupe de réflexion franco-allemand) a été fondé à l’automne 2014 à l’initiative de la Fondation Genshagen ; soutenu depuis 2015 par le Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) de l’Institut français des relations internationales (Ifri), il compte 20 membres français et allemands issus de la recherche, de l’économie, des médias et autres domaines connexes.
Les membres du Groupe Daniel Vernet se rencontrent à intervalles réguliers à Genshagen et Paris pour discuter de l’avenir de l’Europe et des relations franco-allemandes. Le Groupe s’appuie sur une analyse commune pour adopter des recommandations concrètes, suggérer des actions et développer des thèses qui sont publiées ensuite dans un document commun. Selon les thématiques abordées, ses conclusions s’adressent aux politiques, aux diplomates, à des groupes cibles spécifiques ou à un public plus large. L’objectif du Groupe Daniel Vernet est d’apporter une impulsion au débat pro-européen en France et en Allemagne.
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