Migrations et COVID-19 : un quitte ou double pour l’Europe ?
Depuis 2015 et l’arrivée d’un million de migrants sur les côtes européennes, tout le monde était à l’affût d’une prochaine « crise migratoire ». On scrutait en Europe les rives orientales et méridionales de la Méditerranée. Aux États-Unis, l’urgence était décrétée à la frontière avec le Mexique, inquiet à son tour des flux venus d’Amérique centrale. Cet enjeu des migrations avait fini par cristalliser les interrogations sur les bienfaits de l’ouverture et du multilatéralisme ou, à l’inverse, sur ceux de la fermeture et du « réalisme ».
Or, tout a changé dans un temps extrêmement court. Qui, il y a encore deux mois, aurait prédit que ce qui mettrait durement, et sans doute durablement, la réalité des frontières des États-nations à l’épreuve n’aurait rien à voir avec les migrations ? C’est là sans doute la première leçon à retenir de la crise sanitaire qui secoue aujourd’hui la communauté internationale. Les frontières nationales sont devenues autre chose qu’un outil de gestion des flux migratoires et il n’a fallu que quelques semaines pour que l’on voie ces frontières se fermer presque partout dans le monde, de façon plus ou moins totale.
Une nouvelle crise qui pèse sur l’avenir de l’Union européenne
En Europe, d’abord, l’existence de l’espace Schengen est aujourd’hui en suspens. Cette suspension ne se limite pas à la liberté de circulation des citoyens européens. Elle revêt aussi une dimension politique profonde dès lors qu’elle remet en question le rôle même de l’Union européenne (UE).
On sait que la construction d’un espace de libre circulation en Europe dans les années 1980 avait conduit les institutions européennes à développer une politique commune d’asile et d’immigration. La levée des frontières internes avait eu pour conséquence logique la mise en commun des frontières externes. À l’heure où la politique migratoire européenne fait déjà l’objet des assauts de plusieurs États membres et où l’UE a perdu l’un de ses membres, le Royaume-Uni, en grande partie pour cette raison, que restera-t-il du projet européen si l’espace de libre circulation cède lui-même face aux enjeux liés au COVID-19 ?
On a vu, à la fin du mois de mars 2020, 15 pays de l’espace Schengen rétablir les contrôles à leurs frontières. Les modalités et les procédures mises en place ont certes varié. Mais, à peu d’exceptions près, cela s’est fait unilatéralement, sans concertation avec les institutions européennes ou les voisins concernés – et sans même les avoir informés au préalable. Ici réside la principale différence avec la situation de 2015. À l’époque, le rétablissement des contrôles aux frontières s’était effectué dans un semblant formel de légalité, en s’inscrivant dans les procédures dérogatoires prévues par le code Schengen. Le rétablissement des contrôles frontaliers s’est rapidement accompagné de la fermeture de frontières dans 20 pays européens. Là encore, les modalités et l’ampleur des fermetures divergent d’un État à l’autre, notamment sur les exemptions concernant les ressortissants européens et non européens résidant dans le pays, les déplacements non essentiels ou les métiers essentiels.
Alors même qu’elle est la garante du respect du droit européen, la Commission européenne n’a eu d’autre choix que de laisser faire les États membres. Rapidement, elle a dû se résoudre à suivre les États et à leur proposer des lignes directrices pour tâcher de maintenir le fonctionnement du marché intérieur et garantir le principe de solidarité européenne. La Commission a tenté de reprendre la main en proposant le 16 mars une « restriction temporaire des voyages non essentiels vers l’Union européenne », proposition validée par le Conseil européen du 17 mars. En dépit de la prudence des mots utilisés, il s’agit ni plus ni moins que d’une interdiction générale d’entrée dans l’UE. Cette décision est intervenue quelques jours à peine après le Europeans Travel Ban du président Trump, pourtant fortement critiqué par les responsables européens. Force est de constater que la mesure poursuit un objectif moins sanitaire que politique. Elle vise à montrer aux opinions publiques que l’UE agit.
Que reste-t-il du droit d’asile ?
Dans ce contexte, il reste à savoir la forme que prendra le régime mondial de l’asile. Le COVID-19 pourrait avoir un impact profond, le contexte européen, à nouveau, l’illustre très bien. La fermeture des frontières internes et externes de l’UE a des conséquences immédiates pour les personnes en situation de migration, en premier lieu, pour celles ayant des besoins de protection internationale.
Rappelons que le droit international, la législation européenne et de nombreuses constitutions nationales obligent les pays à laisser entrer sur leur territoire les personnes qui cherchent asile. Cependant, seuls trois États membres et la Norvège ont explicitement exempté les demandeurs d’asile de leurs interdictions d’entrée. À l’inverse, certains pays ont profité du COVID-19 pour dérouler des mesures migratoires non permises par le cadre européen et sans établir de lien entre l’immigration et la pandémie. Sans surprise, c’est le cas de la Hongrie qui a interdit l’entrée des demandeurs d’asile, les contacts avec les organisations non gouvernementales (ONG) et a suspendu la procédure d’asile. Mais beaucoup d’autres pays, dont la France, ont également de facto suspendu le droit de demander l’asile invoquant l’impossibilité de garantir les conditions sanitaires dans les administrations pertinentes. Enfin, l’Italie et Malte ont déclaré que leurs ports n’étaient plus sûrs en raison de la pandémie, laissant peu de chances de survie aux personnes qui tentent encore la traversée de la Méditerranée.
Là encore, la réponse de la Commission européenne est timide en dépit des efforts de la commissaire Ylva Johansson en charge des Affaires intérieures. La Commission est réduite à inciter les États membres à maintenir a minima les procédures d’asile, de réinstallation des réfugiés et de retour, tout en se retenant de commenter la décision des gouvernements italien et maltais. De toute évidence, le maintien des régimes de protection internationale n’est pas la priorité des Européens confirmant une tendance observée avant la pandémie, notamment à l’occasion du soutien quasi unanime aux autorités grecques dans sa gestion des tensions migratoires à sa frontière avec la Turquie début mars.
Des lignes de fractures à surveiller
Plus globalement, au-delà de la situation européenne, c’est le système migratoire international lui-même qui est ébranlé par la crise du COVID-19 et le retour des frontières nationales. Or, ce système migratoire constitue aujourd’hui une dynamique d’interdépendance étroite entre les régions de la planète, UE comprise.
Une première situation à surveiller concerne les transferts d’argent des migrants vers leurs pays d’origine (migrant remittances). Ces transferts représentaient 550 milliards de dollars en 2019. La Banque mondiale prévoit déjà une chute de 20 % en 2020 en raison de la fermeture des frontières liée au COVID-19 et de la récession durable dans les pays où sont installés les migrants. Il s’agit là d’un facteur multiplicateur des effets de la récession attendue des économies nationales pour les pays qui dépendent le plus de cet argent des migrants. Dans des pays comme l’Égypte et les Philippines, les transferts représentent près de 10 % du PIB (respectivement 8,9 % et 9,9 %). En Haïti, ils atteignent 37 % du PIB dans un pays déjà exsangue.
Dans les pays développés aussi, l’impact de la crise du COVID-19 sur les migrations, leur perception et les politiques de frontières ne sera sans doute pas neutre. Les migrations interrompues pourront rendre les opérateurs économiques moins réactifs à la reprise de l’activité à la fin de la période de confinement, en raison de tensions de recrutement dans certains secteurs. Dans la période de transition entre l’arrêt des économies nationales et la reprise de l’activité productrice, ce sont précisément ces travailleurs indispensables mais inscrits dans les formes d’emploi parmi les plus précaires qui seront sans doute les premiers fragilisés.
Partie émergée de l’iceberg, l’augmentation du chômage pourra masquer le renforcement d’un marché du travail moins protégé (voire sans droits) qui puisera alors dans le réservoir d’une immigration irrégulière dont la régularisation pourra être de plus en plus difficile à justifier aux yeux d’opinions publiques. De fait, les discours populistes et nativistes qui agitent les pays occidentaux depuis plusieurs années vont s’emparer du précédent que constitue aujourd’hui la fermeture des frontières en période de COVID-19 pour défendre l’option d’une fermeture des frontières aux migrations. On imagine alors le cercle vicieux dont il serait difficile de sortir entre une action publique incitée à prendre des mesures restrictives pour « rassurer » l’opinion et des acteurs économiques réticents à recruter des migrants en raison de politiques d’immigration restrictives. Ces facteurs risquent de ralentir à moyen terme et durablement la reprise économique attendue après la fin de la pandémie. Ils risquent également de renforcer la crise de la citoyenneté libérale représentative au nom de conceptions dures de la sécurité et de la définition des identités.
À quitte ou double ?
Cependant, un autre scénario est certainement possible. La crise sanitaire a démontré aux opinions publiques l’importance des professions occupées en grande partie par les travailleurs étrangers et immigrés – à l’hôpital, dans les métiers de la propreté, les transports, l’agriculture. Pourra-t-on y trouver la ressource d’une évolution des attitudes à l’égard de ces membres des sociétés européennes d’immigration, essentiels à leur développement ? Pour ces raisons, les régularisations par le travail des immigrés en situations irrégulières seront-elles un outil normalisé des politiques migratoires ?
Le COVID-19 a donc rendu possible ce qui semblait relever de l'impensable il y a encore deux mois. La fermeture des frontières et ses conséquences en matière migratoire étaient encore de l'ordre du fantasme pour certains et du cauchemar pour d'autres. Cependant, la pandémie est également un détonateur susceptible de reconfigurer les perceptions des frontières et de l'immigration. À ce jour, chacun peut trouver dans la situation actuelle une confirmation des thèses les plus contradictoires : d'une part, des frontières qui protègent des dangers venus de l'extérieur ; d'autres part, l'immigration qui, non seulement ne constitue pas cette menae, mais fait partie de la solution.
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