Les marines occidentales au défi de « l'intimité stratégique »
La mer ne peut plus être considérée comme le sanctuaire relatif qu'elle a été au cours des dernières décennies. Elle s’affirme dorénavant comme un lieu de compétition entre États.
Le retour du combat naval devient une hypothèse de plus en plus crédible à laquelle les marines occidentales doivent activement se préparer, comme le rappellent la guerre en Ukraine ou les risques croissants d’action cinétique de la Chine à Taïwan.
Face à des compétiteurs de plus en plus agressifs, il est plus que jamais nécessaire de compter sur des alliés solides. La notion d’« intimité stratégique », proposée dans la Revue nationale stratégique de novembre 2022, s’applique ainsi avec force au domaine maritime. C’est en tout cas le message envoyé par les chefs d’état-major des marines française, britannique et américaine qui ont participé à la première « Conférence navale de Paris » en janvier 2023.
Plusieurs axes sont envisagés pour faire de cette connaissance mutuelle une réalité opérationnelle : gagner en interopérabilité par des déploiements et exercices conjoints, développer des systèmes connectés, renforcer les échanges réguliers de personnels, adapter les capacités et l’entraînement des équipages aux nouvelles formes de conflictualité multi-domaines et multi-milieux auxquels les marines occidentales sont aujourd’hui confrontées.
Une « intimité stratégique » face aux défis communs de l’espace maritime et du contexte géopolitique
Les mers sont le moteur de l’économie mondiale et participent à la libre circulation des ressources, des biens et des informations. Pourtant, ces mêmes spécificités qui permettent une telle liberté – absence de population, faible régulation – en font également un espace propice à la confrontation entre les États.
Cette dernière peut prendre plusieurs formes mais la fluidité de l’espace maritime, du fait de l’absence de barrières physiques entre ses usagers et du mélange entre intérêts civils et militaires, rend les stratégies hybrides particulièrement appropriées. Par des activités dites de « signalement stratégique[1] », des agressions « sous le seuil » ou « en zone grise », certains compétiteurs peuvent diluer leur responsabilité, limiter le degré de riposte, et ainsi minimiser leur exposition au risque. La Chine et ses pratiques en mer de Chine méridionale en sont un exemple connu, bien que d’autres cas existent, parfois plus proches de nous[2].
La course aux nouvelles technologies ouvre de nouvelles voies à la compétition stratégique dans le milieu maritime. La conquête des fonds marins et de la très grande profondeur (plus de 4 000 mètres) en offre un exemple. Les États qui disposent des technologies les plus matures et performantes peuvent s’approprier cet espace et en revendiquer la souveraineté, posant les jalons du droit international en la matière[3]. Tous ces éléments rendent d’autant plus urgente la réflexion sur les fonds marins au sein des marines occidentales : si cette problématique est prise en compte depuis la Guerre froide par les États-Unis, la France a adopté une stratégie dédiée en février 2022[4] et le Royaume-Uni multiplie dorénavant les expérimentations sur le sujet[5].
Enfin, face à des compétiteurs de plus en plus désinhibés, en mer comme dans les autres domaines de lutte, les démonstrations de solidarité et d’« intimité stratégique » entre les forces occidentales doivent être renouvelées. Ainsi, la présence en zone euro-atlantique, dans les premières semaines de la guerre en Ukraine, de cinq porte-avions et porte-aéronefs en provenance des États-Unis, du Royaume-Uni, de l’Italie et de la France, a envoyé un message clair d’unité. L’adoption d’un dispositif résilient et dissuasif sera d’autant plus nécessaire dans les mois et années à venir que la marine est la composante la moins affectée par l’attrition capacitaire russe actuelle.
La zone euro-atlantique n’est pas la seule à être confrontée au risque d’escalade : que ce soit en Méditerranée ou dans le golfe arabo-persique, la coordination des déploiements et des opérations navales, de réassurance ou de sécurité maritime sont autant d’occasions de démontrer une proximité entre marines occidentales et une capacité à manœuvrer conjointement à l’aide de systèmes interopérables.
Une « intimité stratégique » autour de nombreux défis technologiques
Au durcissement des intentions s’ajoute un durcissement des moyens. Le volume croissant des flottes de combat en Asie mais aussi en Méditerranée est la manifestation la plus claire de cette tendance. Cette augmentation quantitative s’accompagne d'un développement qualitatif couvrant tout le spectre des opérations aéro-maritimes, qu’il s’agisse de sous-marins, de porte-avions, de flottes de surface, de capacités en matière de commandement et de contrôle ainsi que de renseignement et de ciblage, ou encore de capacités de frappe à distance et d’action dans les champs immatériels. L’éventail des menaces va des attaques de saturation au déni d’accès, en passant par le cyber[6]. Dans un tel contexte, le choix du format des marines est un enjeu crucial : en effet, du fait des durées importantes de certains programmes d’armement, qui peuvent aller de dix à trente ans selon le type de vecteur ou de capacités considérées, les décisions d’aujourd’hui feront les marines de demain.
Si le coût stratégique d’une mauvaise appréciation des besoins peut s’avérer élevé, le coût financier l’est également, car un rattrapage express d’une capacité négligée induit généralement un achat sur étagère et une perte de souveraineté. Il est aussi capital de prendre en compte à leur juste valeur de potentielles technologies de rupture comme l’intelligence artificielle et les méthodes quantiques, afin de partager les bonnes pratiques et les retours d’expérience. L’enjeu des marines occidentales réside désormais dans l’intégration et le contrôle de ces capacités, avec des systèmes en mesure de fusionner en temps réel l’ensemble des données collectées et de raccourcir les boucles de décision[7].
Les délais de conception et de mise en œuvre sont cependant retardés par les normes qui pèsent sur le cycle de production, risquant de rendre les technologies obsolètes dès leur mise au service actif. Pour gagner en agilité, les nouveaux équipements navals doivent être conçus pour être adaptables et permettre ainsi des cycles courts et itératifs d’amélioration technologique sur les systèmes embarqués[8].
Une « intimité stratégique » autour des valeurs de combativité et de résilience
Par-delà les défis technologiques, c’est le facteur humain qui reste peut-être l’enjeu le plus exigeant dans les décennies à venir. Face aux nouvelles attentes en matière d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée et aux aspirations différentes de carrière des nouvelles générations[9], les marines occidentales sont confrontées à des défis colossaux en matière de recrutement, de fidélisation, d’adaptation des cursus de formation au nouveau contexte ainsi que de développement de la combativité, de la résilience et de la relation au risque.
Les équipages devront s'entraîner avec plus de réalisme sur des scénarios régulièrement révisés[10]. La diversité des menaces et des missions des marines impose également une évolution vers un modèle d’institution apprenante, capable de modifier les schémas d’entraînement, d’une simple patrouille opérationnelle à un conflit majeur, en quelques minutes. Cela implique de pouvoir changer de plan et de perspectives dans un court laps de temps et d’être prêt dès le premier jour de combat.
Les équipages doivent par ailleurs tout à la fois maîtriser les performances des nouveaux systèmes embarqués mais aussi apprendre à opérer en mode dégradé afin de poursuivre le combat lorsque les fonctions automatiques et les asservissements sont interdits par les actions ennemies ou les frictions du champ de bataille. Il s’agit d’éviter « l’effet falaise » qui ferait passer les équipages des bâtiments de l’hyper-technologie à la paralysie totale en cas de défaut de certaines fonctions ou asservissements. Cette capacité à combiner systèmes et équipages dans les opérations navales sera l’une des principales conditions de succès à l’avenir.
Une « intimité stratégique » dans trois dimensions
Cette « intimité stratégique » peut donc se décliner dans trois domaines : le contexte géopolitique d’abord, avec des compétiteurs stratégiques de plus en plus présents et affirmés ; les nouvelles technologies ensuite, où la course effrénée vers des « armes de rupture » est susceptible de mettre à mal certains processus longs et coûteux de production ; le facteur humain enfin, essentiel pour préparer les équipages à l’hypothèse du retour du combat naval.
Si certains points de friction politique peuvent ponctuellement apparaître, les marines occidentales – France, Royaume-Uni et États-Unis en premier lieu – ont de nombreux atouts à mettre en commun, contrairement à des compétiteurs stratégiques dont le niveau de coopération réel reste, au-delà des effets d’annonce, faible.
[1]. Le « signalement stratégique » peut être caractérisé comme une action identifiable et attribuable, destinée à informer, démontrer ou persuader un ou des pays d’un potentiel militaire et/ou d’une intention politique.
[2]. J. Jabbour, « France vs. Turkey in the EastMed: A Geopolitcal Rivalry between a ‘Keeper’ of the Old Order and a Challenging Emergent Power », Briefings de l’Ifri, Ifri, mai 2021.
[3]. A. Férey, « Vers une guerre des normes ? Du lawfare aux opérations juridiques », Focus stratégique, n°108, Ifri, avril 2022.
[4]. Ministère des Armées, Stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins, février 2022, disponible sur : www.defense.gouv.fr.
[5]. A. Salerno-Garthwaite, « Seabed Warfare is a ‘Real and Present Threat’ », Naval Technology, 20 décembre 2022, disponible sur : www.naval-technology.com.
[6]. Le développement d’une composante cyber robuste est un enjeu majeur, afin de mener des attaques sur des infrastructures physiques (câbles sous-marins, stations au sol, satellites...), conduire des activités d’espionnage et de surveillance, ou encore protéger les capacités d’observation, de navigation et de communication des forces navales déployées.
[7]. Plusieurs projets existent pour renforcer la boucle OODA (« Observer, Orienter, Décider et Agir ») au sein de différentes armées, tels que le Defense Space Architecture Multi Orbit aux États-Unis, le Space Ground Integrated Network Information en Chine ou le Sphera Project en Russie.
[8]. La Marine nationale envisage ainsi de mettre les commandants de bâtiments en relation régulière avec les ingénieurs de la Direction générale de l’armement (DGA), afin de réduire le cycle de conception des nouveaux équipements.
[9]. Pour le cas français, lire A. Muxel, « Observatoire de la génération Z », Étude de l’IRSEM, n° 89, Institut de recherche stratégique de l’École militaire, octobre 2021. Pour le cas américain, lire S. Villegas, « The Mess versus Millennial and Gen Z Sailors » in Proceedings, vol. 146, U.S. Naval Institute, février 2020.
[10]. POLARIS a réuni six pays, 24 navires, 65 avions et 6 000 militaires, dont 4 000 marins. Lire « La Marine nationale a conduit l’exercice Polaris 21 du 18 novembre au 3 décembre », Marine & Océans, 3 décembre 2021, disponible sur : marine-oceans.com.
Contenu aussi disponible en :
Régions et thématiques
ISBN / ISSN
Utilisation
Comment citer cette étudePartager
Téléchargez l'analyse complète
Cette page ne contient qu'un résumé de notre travail. Si vous souhaitez avoir accès à toutes les informations de notre recherche sur le sujet, vous pouvez télécharger la version complète au format PDF.
Les marines occidentales au défi de « l'intimité stratégique »
Centres et programmes liés
Découvrez nos autres centres et programmes de rechercheEn savoir plus
Découvrir toutes nos analysesEntre ambitions industrielles et contribution à l'OTAN, les défis de la European Sky Shield Initiative
La guerre en Ukraine et la reconnaissance de la Russie comme principale menace pour la sécurité européenne poussent les Alliés à réinvestir dans leur défense sol-air et antibalistique.
Les mots, armes d'une nouvelle guerre ?
Les Mots armes d’une nouvelle guerre rappelle une vérité souvent oubliée : les mots tuent. Ils préparent l’action militaire et lui donnent un sens. Alors que chaque événement retentit désormais dans le monde entier, répercuté de smartphone en smartphone ou d’ordinateur en ordinateur, tout acte de guerre tend à devenir un acte de communication, et inversement. Les états-majors l’ont aujourd’hui bien compris et se saisissent de cette guerre des récits faite d’armes immatérielles pour intimider des ennemis, rassurer ou galvaniser des opinions publiques chauffées à blanc par le flot d’images reçues sur les réseaux sociaux.
Après la mort de Nasrallah, quelle stratégie régionale pour l’Iran ?
Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, a été tué dans une frappe israélienne à Beyrouth le 27 septembre. La milice et son dirigeant étaient considérés comme le fer de lance de l’Axe de la Résistance, cette coalition de groupes miliciens majoritairement chiites qui sont au coeur de la stratégie régionale de l’Iran.
Devenir secrétaire général de l'OTAN. Entre critères objectifs, coutumes et homogénéité
Après dix ans à la tête de l’OTAN de 2014 à 2024, un record de longévité dû au contexte particulier de la guerre en Ukraine, le Norvégien Jens Stoltenberg quitte ses fonctions de secrétaire général. Son successeur, choisi par les chefs d’État et de gouvernement des États membres, sera Mark Rutte, Premier ministre des Pays-Bas pendant près de quatorze ans. Cette nomination invite à questionner les critères et les logiques de sélection des secrétaires généraux, alors que de nombreuses études démontrent l’importance significative du secrétariat international et le rôle croissant du secrétaire général dans le fonctionnement interne de l’Alliance.