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Circulation et commercialisation de chloroquine en Afrique de l’Ouest : une géopolitique du médicament à la lumière du COVID-19

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La publication le 25 février 2020 d’une vidéo montrant le professeur français Didier Raoult présentant en des termes laudateurs le résultat d’une étude chinoise sur l’effet de la chloroquine sur le coronavirus (SARS-CoV-2)[1] a jeté une lumière nouvelle sur cet ancien médicament. L’annonce, suivie par la mise en place du spécialiste des maladies infectieuses d’un protocole associant l’hydroxychloroquine[2] à un antibiotique, a depuis suscité de nombreuses réactions, des essais complémentaires et des scandales liés au processus de vérification des articles scientifiques.

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Au-delà des débats concernant l’efficacité de la chloroquine et de son dérivé contre le COVID-19, Interpol annonçait le 19 mars 2020, dans le cadre de l’opération internationale Pangea XIII, un doublement des saisies de chloroquine dans le monde[3]. L’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale n’ont pas échappé à ce mouvement. La circulation de la vidéo du professeur Raoult a été attestée dans plusieurs pays, avec pour conséquence une augmentation de la demande locale[4]. De son côté, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) publiait le 9 avril une alerte concernant la vente de « chloroquine falsifiée » au Cameroun, en République démocratique du Congo et au Niger[5], attirant l’attention sur l’impact de l’information partagée sur les réseaux sociaux[6] mais aussi sur le trafic de médicaments de qualité douteuse.

En prenant comme point de départ une analyse des produits présents dans la région, où médicaments falsifiés, mal manufacturés et vendus avec ou sans autorisation de mise sur le marché (AMM) se côtoient, cet article revient sur la circulation et la commercialisation de la chloroquine en Afrique de l’Ouest, et ce qu’elles révèlent du fonctionnement du secteur du médicament et de sa géopolitique[7].

Une prolifération de produits non autorisés

La chloroquine est un médicament bien connu en Afrique de l’Ouest. Elle a été l’un des antipaludéens les plus largement prescrits jusque dans les années 1980. Elle n’est cependant plus aujourd’hui, tout comme l’hydroxychloroquine d’ailleurs, utilisée contre le paludisme. En raison du développement de souches résistantes, l’OMS préconise en effet de la remplacer par des traitements à base d’artémisinine. Ainsi, au Bénin, aucun produit contenant de la chloroquine ou de l’hydroxychloroquine ne bénéficie d’une autorisation de mise sur le marché (AMM). Au Niger et en Côte d’Ivoire, la chloroquine n’est pas autorisée et seul un produit contenant de l’hydroxychloroquine (200 mg) dispose d’une AMM pour le traitement de maladies auto-immunes. Quant au Nigeria, de la chloroquine avec un dosage de 250 mg peut être vendue, là encore pour traiter des maladies auto-immunes.

De nombreuses boîtes de comprimés de phosphate de chloroquine dosés à 100 mg circulent toutefois dans la sous-région. Plusieurs ont en effet été saisies récemment. C’est le cas au Niger, comme l’a rapporté l’OMS dans son alerte du 9 avril, mais aussi au Mali[8] et en Côte d’Ivoire.

Ces différentes saisies ne constituent qu’un échantillon des produits en circulation. Elles permettent toutefois de faire deux constats. Le premier est que dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest – et très probablement tous – la chloroquine circule illégalement, ne disposant pas d’AMM. Le second est que des produits identiques ou très proches de la Nivaquine (chloroquine en 100 mg) du laboratoire Sanofi ont été observés dans différents pays comme le Nirupquin 100 mg en Côte d’Ivoire et au Sénégal, ou encore la Samquine 100 mg au Niger et au Bénin (avec de légères variations sur l’emballage dans ce dernier cas[9]).

Une chaîne d’approvisionnement ancienne

D’où viennent ces produits ? Pour certains, le fabricant n’est pas mentionné. Pour d’autres, il s’agit souvent d’entreprises indiennes. À noter, toutefois, que la mention d’un fabricant ne signifie pas que celui-ci existe ou fabrique véritablement le médicament : un faux nom peut être inscrit. Une partie des produits est cependant importée d’Asie et notamment d’Inde, qui produit 70 % de l’hydroxychloroquine[10] et près de 20 % des génériques vendus dans le monde[11].Selon un site commercial indien, de la Samquine 100 mg a en effet été exportée en 2016 au Bénin et plusieurs envois de Nirupquin ont eu lieu à destination de la Guinée entre 2014 et 2016[12].

Une autre partie des médicaments vendus comme de la chloroquine est probablement fabriquée dans des ateliers ou laboratoires clandestins en Afrique de l’Ouest. Plusieurs ont en effet été démantelés ces dernières années, par exemple au Nigeria, en Côte d’Ivoire et au Niger (il ne s’agissait pas de chloroquine).

L’acheminement de chloroquine de l’Asie vers l’Afrique de l’Ouest se fait principalement par bateau. Le trajet peut prendre plusieurs mois, avec de multiples points de transit et des passages par des zones franches. Il est probable que les principaux ports d’importation soient les mêmes que ceux utilisés pour d’autres médicaments, et que Lagos, Cotonou et Conakry soient d’importants points d’entrée. L’envoi par voie aérienne est également utilisé[13]. Pour circuler dans la sous-région, les trafiquants s’insèrent dans les flux de marchandises légales en dissimulant leurs produits ou en corrompant les forces de sécurité, ou utilisent des pistes isolées pour éviter les contrôles.

Les acteurs impliqués dans la fabrication, la distribution et la commercialisation de médicaments falsifiés ou de qualité inférieure sont nombreux, attirés par les profits liés à cette activité : cadres de l’industrie pharmaceutique, gérants de petites entreprises, grossistes accrédités ou non, transporteurs, petits revendeurs, etc.[14]

Un enjeu de santé publique

La chloroquine vendue en Afrique de l’Ouest – et cela n’est pas spécifique à cette région du continent – est souvent de mauvaise qualité. Selon une analyse de 18 comprimés publiée en 2011, deux avaient une substance active sous-dosée et le profil de dissolution n’était pas conforme pour dix d’entre eux (du fait des excipients utilisés, du processus de fabrication ou des conditions de transport et de stockage[15]). À cet enjeu s’ajoute l’achat dans des marchés de rue ou/et via des circuits informels auprès de vendeurs sans formation. Au total, selon l’OMS, les médicaments falsifiés ou de qualité inférieure seraient responsables de plus de 100 000 morts par an en Afrique[16].

Dans ce contexte, le COVID-19 constitue un facteur aggravant en accroissant la demande de produits potentiellement dangereux. Outre cet accroissement et les risques de complication liés à la prise de chloroquine en automédication, la perspective de profits importants constitue un appel d’air pour des acteurs en quête d’argent facile à travers l’importation ou la fabrication locale de produits de qualité inférieure voire sans substance active, ou la vente de substituts. Les autorités camerounaises ont d’ailleurs annoncé, fin mars 2020, le démantèlement d’une « usine de fabrication de chloroquine falsifiée[17] », et ce cas est probablement loin d’être isolé. Toujours au Cameroun – mais cette porosité entre la chaîne d’approvisionnement formelle et informelle se retrouve ailleurs en Afrique de l’Ouest – de la chloroquine non autorisée a été saisie dans des pharmacies et des hôpitaux, ce qui interpelle sur les pratiques de certains acteurs du secteur de la santé[18].

En outre, les restrictions temporaires d’exportations indiennes d’hydroxychloroquine[19] et la demande croissante en chloroquine dans le monde ont mis en lumière la dépendance des pays ouest-africains vis-à-vis d’acteurs externes, stimulant ainsi la production régionale de ce médicament[20]. L’entreprise pharmaceutique U-Pharma au Burkina Faso qui avait arrêté de produire ce médicament en 1994 en a repris la fabrication. Au Bénin, Pharmaquick a livré le 15 avril 2020, 4 millions de comprimés après avoir été sollicité par le ministère de la Santé, tandis qu’en parallèle le gouvernement annonçait subventionner l’achat dans les officines afin de limiter le recours au marché parallèle[21]. Au Nigeria, un mouvement similaire a été observé avec une commande fin mars de la National Agency for Food and Drug Administration and Control (NAFDAC) auprès de May & Baker Nigeria Plc à des fins d’essais cliniques.

La convention MEDICRIME et ses limites

La convention MEDICRIME[22], qui « criminalise la contrefaçon mais aussi la fabrication et la distribution de produits médicaux mis sur le marché sans autorisations », séduit de plus en plus de pays d’Afrique de l’Ouest. Outre la ratification par la Guinée, le Bénin et le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire l’a signée en juillet 2019. Quant au Mali, au Niger et au Sénégal, ils ont manifesté leur intérêt pour la ratifier.

L’exemple de la Guinée, premier État d’Afrique de l’Ouest à avoir ratifié MEDICRIME mais considérée comme un point d’entrée important de médicaments non autorisés dans la sous-région, rappelle cependant les défis en matière de mise en œuvre et la nécessité d’une volonté politique dans la criminalisation et la répression du trafic de médicaments[23]. De même, le caractère régional du marché du médicament et le poids de l’informel interpellent sur l’importance de l’harmonisation législative et de la coopération, de la lutte contre les marchés de rue – à commencer par ceux regroupant des grossistes irriguant les marchés nationaux et les pays voisins – et leurs filières d’approvisionnement, mais aussi de l’accès sur l’ensemble des territoires à une offre de produits agréés et contrôlés à des prix accessibles.

En cela, si la pandémie de COVID-19 – et l’émotion qu’elle suscite – accroît les risques liés aux médicaments falsifiés ou de qualité inférieure, elle constitue également, dans ses multiples dimensions, une opportunité en attirant l’attention sur le(s) (dys)fonctionnement(s) du marché du médicament en Afrique de l’Ouest, sa dépendance aux producteurs asiatiques mais également sur des tentatives de production locale. Malgré les ratifications de conventions et l’amélioration des législations nationales, les médicaments illicites prolifèrent, selon des circuits connus et parfois « protégés » politiquement. Cette question illustre les difficultés des systèmes sanitaires ouest-africains et, plus largement, des États à protéger leurs citoyens.

 

 

[1]. « Coronavirus : vers une sortie de crise ? », Flash Info Méditerranée Infection, 25 février 2020

[2]. L’hydroxychloroquine est un dérivé de la chloroquine. Il s’agit de deux molécules très proches avec le même mode d’action mais un profil de sécurité d’utilisation différent. L’ajout d’un dérivé hydroxydé permet en effet de réduire la fréquence des complications.

[3]. Les opérations Pangea sont mondiales et ciblent la vente en ligne de produits de santé contrefaits et illicites. L’augmentation des saisies de chloroquine n’est pas forcément liée à une augmentation de la production, mais peut être la conséquence d’une plus grande attention des forces de l’ordre et de mouvements conjoncturels résultant de la demande.

[4]. « Démunie face au coronavirus, l’Afrique se jette sur la chloroquine », Le Temps, 2 avril 2020.

[5]. « Alerte produit médical n° 4/2020 », Organisation mondiale de la santé, 9 avril 2020.

[6]. A. Desclaux, « La mondialisation des infox et ses effets sur la santé en Afrique : l’exemple de la chloroquine », The Conversation, 19 mars 2020.

[7]. Cet article s’appuie sur plusieurs entretiens réalisés en avril et mai 2020. L’auteur remercie Nina Krotov-Sand et l’équipe de l’Ifri pour leur relecture.

[8]. Sauf dérogation, la chloroquine est interdite au Mali depuis 2007.

[9]. Les génériques sont parfois copiés pour imiter les marques les plus demandées/réputées.

[10]. « Why the World Is Hungry for a Coronavirus Drug made in India », Deutsche Welle, 9 avril 2020.

[11]. « The World’s Pharmacy », The Telegraph, 20 avril 2020.

[12]. Il s’agit du site www.zauba.com. Le Nirupquin circulait déjà en Afrique de l’Ouest dans les années 2000.

[13]. « Transnational Organised Crime in West Africa: A Threat Assessment », Organisation des Nations unies contre les drogues et le crime, 2013.

[14]Ibid.

[15]. C. W. Ouedraogo et al., « Quality of Chloroquine Tablets Available in Africa », Annals of Tropical Medicine and Parasitology, vol. 105, n° 6, septembre 2011, p. 447-453.

[16]. « Togo : un sommet contre le fléau du trafic de faux médicaments en Afrique », Franceinfo, 16 janvier 2020.

[17]. « Cameroun : Un réseau de fabricants de fausses chloroquines démantelé à Bafoussam », 237 Online, 31 mars 2020. Aucune substance pharmaceutique active n’était présente.

[18]. « Fake Versions of COVID-19 Drug Chloroquine Seen in Africa », Securing Industry, 3 avril 2020. Cette porosité est plus ancienne que la crise du COVID-19. Exemple parmi d’autres, les auteurs de l’étude publiée en 2011, citée précédemment, ont analysé pour le Mali de la chloroquine 100 mg venant de pharmacies alors que ce produit est interdit dans le pays depuis 2007 !

[19]. « Amendment in Export Policy of Hydroxychloroquine », Gouvernement indien, 25 mars 2020.

[20]. Selon les sources disponibles, la substance active était toujours importée, très probablement de Chine.

[21]. « Le Bénin produit déjà 4 millions de comprimés de chloroquine », 24hauBenin, 17 avril 2020.

[22]. Pour plus de détails sur la convention MEDICRIME, voir : www.coe.int.

[23]. « Réduction des importateurs de médicaments : les grossistes menacent d’assigner l’État en justice », Guinéénews.org, 20 janvier 2020.

 

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979-10-373-0198-7

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Circulation et commercialisation de chloroquine en Afrique de l’Ouest : une géopolitique du médicament à la lumière du COVID-19

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Centre Afrique subsaharienne
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Créé en 2007, le centre Afrique subsaharienne de l’Ifri produit une analyse approfondie du continent africain, de ses dynamiques sécuritaires, géopolitiques, politiques et socio-économiques (en particulier le phénomène d’urbanisation). Le Centre se veut à la fois, via les différentes publications et conférences, un espace de diffusion d’analyses à destination des médias et du public mais aussi un outil d'aide à la décision des acteurs politiques et économiques à l'égard du continent.  

 

 

Le centre produit des analyses pour différents organismes tels que le ministère des Armées, le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’Agence française de développement (AFD) ou encore pour différents soutiens privés. Ses chercheurs  sont régulièrement auditionnés par les commissions parlementaires.

 

 

L’organisation d’événements de divers formats complète la production d’analyses en amenant les différentes sphères de l’espace public (académique, politique, médiatique, économique et société civile) à se rencontrer et à échanger outils d’analyse et visions du continent. Le Centre Afrique subsaharienne accueille régulièrement des responsables politiques de différents pays d’Afrique subsaharienne. 

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