Turquie/Israël : « ce sont deux puissances régionales qui n’ont pas intérêt à entrer en conflit »
Israël et la Turquie ont annoncé ce mercredi 17 août le rétablissement complet de leurs relations diplomatiques et le retour des ambassadeurs dans les deux pays. C’est la fin de plus de 10 ans de brouille. Depuis quelques mois, les échanges s’étaient multipliés. Entretien avec Dorothée Schmid, responsable du programme Moyen-Orient à l’IFRI et spécialiste de la Turquie.
RFI : Pourquoi cette réconciliation maintenant ?
Dorothée Schmid : C’est un processus de réconciliation qui est en cours depuis pas mal de temps. Après la grande brouille de 2010 suite à l’affaire du Mavi Marmara [le navire turc visé par Israël au large de Gaza, neuf militants turcs avaient été tués, NDLR], on a eu l’initiative de réconciliation sous Barack Obama et depuis, on a des pays qui « se flairent », je dirai, régionalement. Ce sont deux puissances régionales qui n’ont pas intérêt à entrer en conflit. Les Israéliens sont très gênés par le soutien qu’apporte la Turquie à la cause palestinienne. Les Turcs, eux, ont des enjeux en Syrie et Israël est un acteur voisin, non négligeable, de la stabilisation de la Syrie. Et vous savez que les Turcs souhaiteraient lancer une nouvelle opération militaire en Syrie. Donc, on peut imaginer qu’il y a pas mal de dossiers régionaux à discuter entre ces deux pays, au-delà des relations bilatérales où il y a aussi des enjeux économiques.
Justement, on sait que la Turquie est en pleine crise économique avec une forte inflation. Est-ce que ça a pu jouer dans le fait de renouer totalement ses relations diplomatiques avec Israël ?
Je pense que là, on a plutôt le résultat indirect des accords d’Abraham. La Turquie emboîte le pas finalement aux pays du Golfe dans leur réconciliation avec Israël. La Turquie s’est réconciliée elle-même avec les Émirats arabes unis avec qui elle était à couteaux tirés durant un certain temps. Donc, on a plutôt une sorte d’évolution régionale positive vis-à-vis d’Israël. Et je crois qu’il ne faut pas non plus mettre sur le compte de la crise économique en Turquie toutes les avancées diplomatiques du pays. Le but d’Erdogan (le président turc Recep Tayyip Erdogan, NDLR) est de montrer que la Turquie est une puissance centrale, stabilisatrice, une sorte de force positive dans son environnement régional et au-delà.
Et quid d’une coopération énergétique, sur le gaz notamment, entre Israël et la Turquie ?
C’est un vieux fantasme. Il n’est pas du tout évident que ce soit mené à bien parce que l’exploitation du gaz en Méditerranée orientale dépend à la fois du marché du gaz, de la capacité des pays à se mettre d’accord sur leurs limites maritimes, ce qui n’est pas du tout évident puisque Israël est déjà en conflit avec le Liban. Les Turcs, eux, sont très agités autour des frontières de Chypre et sont en conflit avec la Grèce sur les délimitations maritimes. Et puis on a une question financière : jusqu’à quel point de très gros investissements comme la construction de pipes serait-elle rentable à terme ? Évidemment, la crise ukrainienne donne une visibilité un peu différente à cette question. Mais j’ai des doutes sur le fait que le gaz en Méditerranée orientale puisse être extrait de la région et exporté uniquement à la suite de la crise russo-ukrainienne. En revanche, les Turcs ont besoin d’investissements plus largement et, grâce à la normalisation avec Israël, ils peuvent espérer des retombées.
Avec le rétablissement des relations diplomatiques avec Israël, la Turquie affirme néanmoins qu’elle « continuera de défendre » les Palestiniens. Que faut-il en penser ?
On a là effectivement une grosse contradiction. Les Turcs, depuis une dizaine d’années, ont vraiment pris en main le dossier palestinien sur la scène internationale, au détriment des pays arabes qui s’en sont un peu détournés. Et les Turcs sont accusés par Israël d’avoir des relations très proches avec le Hamas. Ça veut dire qu’on aura certainement une coopération sécuritaire qui se mettra en place et l’éventualité d’un renvoi de personnalités du Hamas vers Israël n’est pas impossible. Mais les Turcs sont un peu gênés aux entournures. Le ministre des Affaires étrangères Mevlüt Cavusoglu s’est empressé de dire que ça ne changerait rien sur la cause palestinienne, mais c’est un peu difficile d’avaler cette annonce d’échange d’ambassadeurs avec Israël, au moment où on a de nouveaux affrontements à Gaza.
> Lire l'interview sur le site de RFI
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