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Turquie : du kémalisme au néo-ottomanisme

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  Questions internationales
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La Turquie semble vivre une révolution. L'AKP (Adalet ve Kalkinma Partisi, Parti pour la justice et le développement), parti islamiste vainqueur des élections de 2002 et qui s'est maintenu au pouvoir depuis, s'emploie à renouveler de fond en comble la culture et la pratique politique turque, jusqu'à purger le pays de l'idéologie kémaliste dérivée et un peu désuète dans laquelle il baignait depuis les années 1920.

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Le leader de l'AKP, Recep Tayyip Erdogan, opère en fait une forme de synthèse historique, s'appropriant les institutions de la République et se coulant dans les habits d'Atatürk pour mieux le dépasser dans le cœur de son peuple. Pratiquant délibérément une réorientation vers l'Europe et le Moyen-Orient, le régime erdoganiste combine désormais personnalisation du pouvoir et autoritarisme, au service d'une ligne nationaliste et islamiste.

 

Les reliquats du kémalisme

La Turquie vit dans l'ombre du kémalisme depuis que Mustafa Kemal a remporté sa « guerre d'indépendance » en 1923, repoussant les occupants européens qui avaient liquidé l'Empire ottoman après la Première Guerre mondiale. Mustafa Kemal établit alors les fondements de l'État-nation turc et énonce ses principes de conduite des affaires publiques, les fameuses « six flèches »; républicanisme, nationalisme, laïcisme, populisme, étatisme et réformisme, ou esprit révolutionnaire, bases du catéchisme politique sur lequel, dans la Turquie du XXe siècle, tout nouveau programme a dû s'appuyer.

Le chef de guerre disparu précocement en 1938 était certainement un grand homme d'État. Il est parvenu à surmonter le traumatisme de la fin de l'Empire ottoman et à faire émerger une communauté sociale nouvelle, qu'il a voulue homogène pour la rendre plus solide. Parmi les piliers du kémalisme, deux éléments ont systématiquement été mis au service de cette homogénéité : le nationalisme, devenu au fil du temps la ressource la mieux partagée de toutes les forces politiques du pays , et le laïcisme, qui ne fait pas disparaître la religion mais assure plutôt ici son contrôle par l'État, assorti d'un effort constant d'unification religieuse au bénéfice de la majorité sunnite.

Atatürk, qui se voulait déjà sans rival, avait légué à son pays un parti unique, le Parti républicain du peuple (Cumhunyet Halk Partisi), devenu actuellement la principale force d'opposition à l'AKP. Le grand homme n'a pas eu de véritable héritier, et cette impossible succession l'a fait entrer dans la légende, comme fondateur et unique héros d'un récit national inlassablement répété par ses zélateurs. L'exégèse sommaire de sa pensée, régulièrement relancée, est progressivement devenue idéologie d'État. Par précaution, les militaires ont même inscrit le kémalisme comme inspiration officielle de l'État dans la Constitution de 1982. À la même époque, ils ont institué un culte de la personnalité qui est aujourd'hui tout juste concurrencé par le culte naissant rendu à Tayyip Erdogan.

Ce kémalisme réchauffé à la fin du XXe siècle ressemble à une caricature qui aurait mal vieilli : le nationalisme est devenu ultranationaliste, le laïcisme militant clive la société, l'étatisme bloque le développement économique, l'esprit révolutionnaire s'incarne dans des coups d'État militaires à répétition. De progressiste, le kémalisme est devenu un système idéologique conservateur qui garantit la domination de l'élite urbaine des « Turcs blancs », riches, occidentalisés et sécularisés. L'Etat kémaliste reste militariste, jacobin et purificateur, ennemi de toute diversité. Certains analystes le présentent ainsi logiquement à l'époque, comme incompatible avec les valeurs de l'Union européenne, cette communauté que la Turquie aspire justement à rejoindre.

 

La révolution AKP

L'AKP n'a pas tout simplement surgi de nulle part au moment des élections législatives de novembre 2002. ll est le dernier avatar efficace dune lignée ancienne, complexe et continue de partis et de pratiques islamistes en Turquie. À cet égard, il semble d'emblée se situer dans le camp des ennemis du kémalisme, puisque le séculansme d'Atatürk a muselé l'expression politique de la religion en Turquie pendant des décennies.

Pourtant, les relations entre la République et l'islam ont toujours été négociées, et ce sont aussi les militaires qui, réprimant la gauche turque et dans une moindre mesure l'extrême-droite, ont laissé s'épanouir les partis islamistes après le coup d'État de 1980. Les succès de l'AKP à partir des annees 2000 traduisent l'expression politique d'une base sociale qui est restée, tout au long du siècle, massivement conservatrice et religieuse en Turquie.

L'AKP est issu de la scission de l'aile moderniste d'un précédent parti islamiste, le Parti de la vertu (Fazilet Partisi), lui-même issu du Parti du bien- être (Refah Partisi), compagnons emmenés par Tayyip Erdogan dans une équipée électorale dont le succès a dépassé les attentes. Erdogan avait été élu maire d'Istanbul à 40 ans, en 1994, sous l'étiquette du Refah, grâce notamment à son programme anticorruption. ll a ensuite été envoyé brièvement en prison pour « activités anti-laïques », et en a tiré des leçons sur la façon de progresser en politique dans un contexte encore balisé par les militaires.

En 2002, son programme électoral s'appuie sur une volonté d'intense modernisation, visant à sortir de l'impasse une Turquie socialement figée, politiquement corrompue et économiquement mise à terre par la grave crise financière des années 2000-2001. L'AKP va contester l'héritage kémaliste sur trois points : la place de l'armée, gardienne autoproclamée du kémalisme depuis 1980, dans le système politique ; la négation du caractère multiculturel de la société turque par un État ultra-jacobin, bourreau des minorités , et l'absence de « liberté religieuse », qui brime l'expression de la religion dans l'espace public.

Sur ces trois sujets, le parti se retrouve en phase avec les libéraux européens, qui accueillent favorablement les intentions réformatrices des nouveaux venus. Le processus d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne s'ouvre officiellement en 2005, et sera pendant quèlques années un des axes principaux du gouvernement turc.

Les politiques menées par l'AKP vont effectivement bouleverser le paysage. La doctrine économique du parti est libérale. Celui-ci profite des mesures d'assainissement du système bancaire décidées sous l'égide du Fonds monétaire international (FMI) et poursuit l'ouverture entamée par Turgut Ozal dans les années 1980. La Turquie connaît alors un spectaculaire rattrapage de croissance, triplant son produit national brut (PNB) par tête en dix ans. La classe moyenne turque s'élargit et, avec elle, la base électorale de l'AKP. Le petit capitalisme anatolien conservateur - on a pu parler de « calvinistes islamiques » - se développe et dispute les marches aux grands groupes de la Turquie de l'Ouest, c'est la revanche de la « Turquie noire ».

L'équipe au pouvoir va aussi mettre au pas les militaires : le Conseil de sécurité nationale, qui contrôlait le gouvernement dans l'ombre, s'ouvre aux civils, de grands procès permettent de « nettoyer » l'armée de ses éléments les plus anti-islamistes, et le Premier ministre nomme lui-même les hauts grades. Ouvrant largement la scène politique à l'expression de la difference ethnique et religieuse, il tente dans un premier temps de normaliser la question kurde, ralliant au passage une bonne partie du vote conservateur à l'Est du pays. La minorité kurde, jusqu'alors victime d'assimilation forcée, obtient des droits culturels inédits. Un processus de paix est même ouvert avec la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en 2013.

Enfin, la religion reprend toute sa place dans la vie sociale turque et bientôt en politique. Le gouvernement exalte les valeurs morales de l'islam et affiche sa propre foi : les épouses voilées des responsables politiques font au depart scandale auprès de la vieille bourgeoisie kémaliste, maîs bientôt les discours politiques eux-mêmes seront truffés de références au Coran et de plus en plus fréquemment accompagnés de prières. L'autorisation du voile à l'université est vécue par la communauté de l'AKP comme une victoire des libertés , l'enseignement primaire retrouve peu à peu ses repères religieux.

 

Aspects du néo-ottomanisme

L'expression « néo-ottomanisme » a été forgée pour décrire la politique étrangère audacieuse menée par l'AKP sous la conduite d'Ahmet Davutoglu, ancien ministre des Affaires étrangères et Premier ministre de Tayyip Erdogan. Elle désigne le retour de la présence turque dans les anciens espaces ottomans, des Balkans au Moyen-Orient. Ahmet Davutoglu rêve d'une Turquie puissance, qui valoriserait sa situation de pivot entre les continents en rayonnant « à 360 degrés ». ll est aussi le théoricien d'une forme de soft power qui privilégie l'influence sur la force, en faisant de l'économie un instrument central de sa politique étrangère.

Entre son arrivée au pouvoir et le déclenchement des printemps arabes, l'AKP a ainsi signé des accords de libre-échange et de libre circulation avec la plupart des pays d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Un projet d'intégration régionale comprenant la Syrie, le Liban et la Jordanie a même été envisagé en 2010, le « Quartet du Levant », baptisé « espace ShamGen » (Sham pour Damas) de façon ironique et en réference a l'espace de libre circulation européen.

La promotion d'une « Turquie puissance » bienveillante passe aussi par l'activation de canaux d'influence culturels. L'État inscrit les communautés turcophones - depuis les Turkmènes du Moyen-Orient jusqu'aux Ouighours du Xmjiang chinois - dans son agenda diplomatique. L'enseignement du turc est largement promu à l'étranger, avec l'aide notamment des écoles de la confrérie de Fethullah Gulen. Celle-ci, aujourd'hui vouée aux gémonies, a contribué de façon décisive à la diplomatie informelle de l'AKP pendant les années 2000. La ligne du gouvernement turc est de plus en plus ouvertement pro-sunnite et revendique la religion comme un outil d'influence extérieure.

Mais le tournant néo-ottoman est aussi sensible à l'intérieur de la Turquie même. On le décèle en particulier dans l'attitude de l'AKP vis-à-vis des minorités ethniques et religieuses, vers lesquelles des ouvertures sont tentées. La fraternité avec les religions minoritaires, judaïsme et christianisme, est mise en scène • entre dialogue et protection, l'AKP propose une version modernisée du système des millet, qui organisait sous l'Empire ottoman la hiérarchie entre les communautés, sous la domination de l'islam, religion du sultan et largement majoritaire.

L'exaltation de la grandeur ottomane passe aussi par la rénovation du patrimoine de l'époque : l'architecture ottomane d'Istanbul est systématiquement mise en valeur. Une véritable « ottomania » saisit ainsi la Turquie et se répand au Moyen-Orient, avec l'aide de séries télévisées à grand spectacle qui restituent les beautés de la vie dans l'Empire au XVIe siècle. Avec davantage de faste chaque année, les Stambouliotes célèbrent en mai l'anniversaire de la prise de Constantinople (1453).

Le neo-ottomanisme de l'AKP s'est exprimé de façon de plus en plus ostensible avec la montée des troubles au Moyen-Orient, qui ont été perçus par Ankara comme une opportunité d'étendre son influence. Au début des printemps arabes, la Turquie s'est trouvée promue « modèle » pour des transitions politiques en quête de repères. La popularité d'Erdogan auprès des opinions arabes a connu alors un pic, avant de retomber. Désormais, les ambitions néo-ottomanes de Tayyip Erdogan sont perçues et craintes dans la région comme un retour de l'impérialisme.

 

Le blocage autoritaire

ll est vrai que la redécouverte tardive du passé ottoman longtemps occulté va de pair avec la tentation de réécrire ses épisodes les plus douloureux. Une forme de révisionnisme pointe par exemple clairement lorsque le discours officiel turc conteste les pertes consécutives à la défaite de l'Empire. Tayyip Erdogan critique le traité de Lausanne de 1923, qui a acté les frontieres de la Turquie actuelle, il fait régulièrement l'apologie de la continuité de territoire et de culture entre la Turquie et le nord de la Syrie (Alep), l'Irak (Mossoul, Erbil et Kirkouk), Chypre, et même la Grèce (Thessalonique et les îles de la mer Egée).

Ce discours nationaliste contribue a détourner l'attention des difficultés internes auxquelles le president fait face. La tentative de putsch matée au mois de juillet 2016 a en effet meurtri et polarisé encore davantage un pays déjà très divisé. Imposant une personnalisation autoritaire du pouvoir, Erdogan remodèle les institutions en fonction de ses propres besoins et neutralise l'opposition avec violence. Rêvant de marquer définitivement le siècle - il programme son action à l'horizon 2023, pour le centenaire de la République -, il remplace peu à peu le culte d'Atatürk par le sien. Une course de vitesse s'est enclenchée pour rattraper l'histoire ; entre néo-ottomanisme et Erdoganisme, le kémalisme abattu n'a pas cédé le pas à la démocratie libérale.

Dorothée SCHMID, responsable du Programme Turquie / Moyen-Orient de l'Ifri.

 

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Dorothée SCHMID

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Responsable du programme Turquie/Moyen-Orient de l'Ifri