Trump face à Moscou, éviter le manichéisme
Le bras de fer qui oppose Washington et Moscou en matière de cyberespace ne peut se comprendre qu'à la lumière de l'histoire des vingt dernières années, explique le directeur de l'Institut françaisdes relations internationales.
La transition entre les administrations Obama et Trump n’a pas donné lieu à un apaisement politique, mais à un emballement médiatique, qui laisse présager une présidence agitée. De manière inédite, le président sortant a pris des décisions lourdes de conséquences : résolution de l’ONU dénonçant la colonisation israélienne des territoire occupés, expulsion de diplomates russes.
Le président élu, quant à lui, a fait ses premiers pas internationaux par une série de tweets trouvant, à chaque fois, un large écho planétaire, et suscitant de vives réactions en Chine et au Mexique. Dans le même temps, il a refusé les briefings de la communauté du renseignement. Le successeur d'Obama est désormais au centre de l’attention globale.
L’exploitation, par le président, de son capital médiatique au moyen d'Internet devrait être le cœur de son activité diplomatique. Cela risque de modifier en profondeur la nature des relations entre la Maison blanche et la communauté du renseignement, qui structurent les mécanismes présidentiels de décision. Ce combat souterrain pour l’élaboration et la conduite de la politique américaine a déjà commencé.
La campagne, l’élection et la période de transition sont marquées du sceau de la Russie, c’est-à-dire de l’infamie pour la quasi-totalité de la communauté américaine du renseignement. Un retour vingt ans en arrière s’impose pour comprendre ce qui se joue actuellement entre services russes et américains.
En 1996, l’administration Clinton a exercé une ingérence en Russie pour permettre la réélection in extremis de Boris Eltsine et éviter le retour des communistes au pouvoir.
Toujours en 1996, se sont tenues à Moscou, dans le secret, les premières négociations russo-américaines sur le cyberespace. A l’époque, la partie russe souhaitait une régulation sous l’égide des Nations Unies pour bannir les « bombes logiques » (charges actives de virus dont le déclenchement s'effectue à un moment déterminé) et les opérations de désinformation, en incluant notamment les activités terroristes dans ce domaine, afin de limiter les risques de déstabilisation intérieure. La Russie venait alors d’être défaite en Tchétchénie et les djihadistes menaient des opérations de grande envergure sur le territoire de la Fédération.
La partie américaine, quant à elle, s’opposait à toute idée de régulation par des traités internationaux pour des raisons à la fois idéologiques et opérationnelles. Washington voyait alors le cyberespace comme un moyen d’affirmer sa domination économique, notamment sur ses alliés européens, d’accentuer son avance technologique sur ses rivaux stratégiques et de propager ses valeurs aux sociétés civiles.
Vingt ans plus tard, les Etats-Unis, la Chine et la Russie sont engagés dans de vastes opérations défensives et offensives dans le cyberespace auxquelles participent, directement et indirectement, une nébuleuse d’acteurs non-étatiques, de groupes industriels et d’individus opérant seuls ou en réseau.
La souveraineté numérique et la maîtrise des données sont devenues la condition sine qua non de l’autonomie stratégique.
Ayant logiquement alloué l’essentiel de ses ressources à ses priorités stratégiques – lutte contre le terrorisme et maintien de la suprématie à l’égard de la Chine – la communauté américaine du renseignement s’est détournée de la Russie, considérée comme une simple « puissance régionale ».
La détermination idéologique de Moscou, sa remontée en puissance militaire, ainsi que ses investissements dans le champ numérique ont moins été sous-évalués qu’analysés séparément. Or, la Russie de Vladimir Poutine a su exploiter le dédain américain pour élaborer et conduire une stratégie intégrale. Combinant divers registres d’action, celle-ci lui a permis d’obtenir un ascendant psychologique sur plusieurs dirigeants occidentaux, au premier rang desquels figure désormais Donald Trump.
A ce stade, deux écueils doivent être évités. D’une part, il serait absurde d’expliquer uniquement la victoire de Donald Trump par des opérations cyber russes. Les rapports en tous genres entretiennent un brouillage médiatique qui fait perdre de vue l’essentiel. Le phénomène Trump correspond à une transformation sociologique profonde des Etats-Unis et de leur rapport au monde. La constitution de classes moyennes émergentes s’est faite aux dépens des classes moyennes américaines, qui viennent, en élisant Donald Trump, de se rappeler au bon souvenir de leur establishment.
Chaos piloté
Pour autant, il serait bien imprudent d’exonérer la Russie, à l’instar d’autres puissances, d’opérations de désinformation visant à discréditer les régimes politiques d’adversaires. A Moscou, l’heure est désormais au « chaos piloté », c’est-à-dire à une phase de déconstruction de l’ordre occidental, qui passe notamment par une dévalorisation des régimes démocratiques pour mieux justifier les régimes autoritaires. Hier, le discours sur les valeurs y était présenté comme une hypocrisie occidentale ; aujourd’hui comme un folklore européen.
Donald Trump a annoncé une politique unilatéraliste et transactionnelle. A brève échéance, elle pourrait se heurter à trois obstacles. Tout d’abord, sa première rencontre avec Poutine fera l’objet d’une attention médiatique globale, qui l’obligera à afficher des résultats s’il veut apparaître comme un président à la hauteur de son discours. Il sera sous la surveillance étroite de sa propre communauté du renseignement, prête à interpréter toute concession comme la conséquence de ses liens de dépendance réels ou supposés.
Ensuite, Donald Trump risque de fédérer contre lui les deux principaux courants qui structurent le champ numérique : celui de la Silicon Valley qui fustige ce produit de la téléréalité, celui du complexe militaro-numérique qui s’inquiète de ses vulnérabilités. Enfin et surtout, Donald Trump va devoir répondre dans la pratique à la question de Platon : qui garde les gardes ? Lui en principe, mais il n’est pas sûr qu’il y parvienne longtemps à coup de tweets intempestifs.
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