Thomas Gomart : « Les Européens doivent évidemment se réarmer »
L’historien plaide pour un véritable débat politique sur les grands choix stratégiques, à la veille des élections européennes. Invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022, tensions permanentes entre la Chine et Taïwan, attaque d’Israël par le Hamas en 2023…
Les Européens doivent sortir rapidement de leur «isolement mental» face à l’augmentation des conflits et la nouvelle donne géoéconomique, analyse Thomas Gomart. Historien et directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) depuis 2015, il publie L’Accélération de l’histoire. Les nœuds géostratégiques d’un monde hors de contrôle (Tallandier).
LE FIGARO. - L’invasion de l’Ukraine par la Russie il y a deux ans et les attaques terroristes du Hamas en Israël le 7 octobre dernier ont rebattu les cartes sur la scène internationale. Qui sont les gagnants?
THOMAS GOMART. - Si l’on relie les deux théâtres, ce sont certainement les pasdarans iraniens. Tout en réprimant les protestations internes, ils contribuent à l’insécurité européenne en armant les Russes et en accélérant leur programme nucléaire. Leur soutien au terrorisme militarisé du Hamas leur a permis d’abattre le mythe de l’invincibilité d’Israël. En devenant les hérauts de la cause palestinienne, ils stoppent momentanément le rapprochement entre Israël et l’Arabie saoudite, tout en rejoignant les Brics+ (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Arabie saoudite, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie). Pays lourdement sanctionné par les Occidentaux, l’Iran renvoie ces derniers à leur vulnérabilité maritime en appuyant les houthistes en mer Rouge.
Et les perdants?
À l’échelle globale, ce sont les Russes et les Européens, mais de manière différente. Décision personnelle de Vladimir Poutine, la guerre d’Ukraine est le point d’orgue de son règne. Il s’est lancé dans un projet néo-impérial présenté comme une revanche de l’histoire. Parallèlement, il s’est déclaré en guerre contre l’«Occident collectif» accusé de tous les maux. Soutenu militairement par l’Iran et la Corée du Nord et politiquement par la Chine, il se voit désormais comme l’avant-garde de la désoccidentalisation du monde. Il faut relire son discours de juin dernier lors de la chevauchée d’Evgueni Prigojine pour comprendre son isolement intellectuel.
Même les Chinois, dont il devient le vassal, le constatent. L’Ukraine et le Levant renvoient les Européens à leur impréparation stratégique dans un monde où des acteurs, comme la Russie ou l’Iran, veulent délibérément les marginaliser. Unis sur l’Ukraine, désunis sur le Levant, ils ont, depuis deux ans, accentué leur dépendance militaire et énergétique à l’égard des États-Unis, leur dépendance financière et énergétique à l’égard des pays du Golfe et leur dépendance commerciale à l’égard de la Chine.
S’il est élu président des États-Unis en novembre prochain, Donald Trump a déjà annoncé qu’il arrêterait le soutien militaire américain à l’Ukraine dès son arrivée à la Maison-Blanche. Cela précipiterait-il la nécessité d’un accord entre Kiev et Moscou?
Une chose est sûre: comme en 2016, Vladimir Poutine, à l’instar de Benyamin Netanyahou, votera Donald Trump, qui a annoncé qu’il réglerait le conflit «en vingt-quatre heures» en obligeant les autorités ukrainiennes à une partition territoriale. Une autre chose est sûre: à la différence des soldats russes mobilisés, les Ukrainiens savent pourquoi ils se battent. Ils ont parfaitement compris que Vladimir Poutine n’avait nullement renoncé à son projet d’asservissement de leur pays. L’inconnue fondamentale réside, d’une part, dans leur détermination à résister et, de l’autre, dans l’attitude qu’adopteront les Européens dans l’hypothèse d’une réélection de Donald Trump.
Les conflits en Ukraine et au Proche-Orient ont détourné les États-Unis de la priorité indo-pacifique fixée par Barack Obama. Après l’élection présidentielle à Taïwan de Lai Ching-Te, défenseur de la démocratie, quelle pourrait être l’attitude des États-Unis en cas d’attaque de l’île par Pékin?
Ce qui se joue dans le détroit de Taïwan, c’est non seulement l’ambition de la République populaire de Chine, qui place la «réunification» au cœur de son projet idéologique, mais aussi les modalités du commerce international, qui repose sur la liberté de navigation. Pour les États-Unis, c’est leur ambition globale à travers leur système d’alliance qui est en jeu. Si tout le monde a objectivement intérêt au statu quo, il ne faut jamais exclure la possibilité d’un passage en force, sans oublier non plus l’imprévisibilité de la Corée du Nord.
Dans votre livre, vous citez trois nœuds géostratégiques que sont les détroits de Taïwan, d’Ormuz et du Bosphore. Pourquoi?
Ce livre est né en mer de Chine lors d’un embarquement sur la frégate Lorraine. Je l’ai écrit pour analyser les effets de bord entre ces trois théâtres, qui, même lointains, concernent directement la sécurité des Européens, engoncés dans leur provincialisme stratégique. En outre, je me suis aussi penché sur trois marchandises clés pour leur appareil productif qui transitent par ces détroits: le blé, le pétrole et les microprocesseurs. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment des territoires aimantent des flux et d’analyser les conséquences pratiques.
Vous mettez en garde contre «la fausse sécurité donnée par le statut de puissance nucléaire». C’est-à-dire?
Puissance nucléaire, Israël déplorait, le 7 octobre dernier, plus de 1400 morts sur son propre territoire. Depuis lors, les Israéliens considèrent qu’ils livrent une guerre existentielle à Gaza. Un haut responsable français rencontré au cours de la rédaction du livre m’a dit: «On ne sera pas demain un pays agressé, car nous sommes un État doté.» Je comprends la logique de la dissuasion entre États ; je peux aussi envisager des situations de contournement. En recourant à une rhétorique nucléaire, Vladimir Poutine a donné à ce conflit une «dimension injustifiée», pour reprendre la formule d’Emmanuel Macron. Il nous oblige à repenser sur le plan militaire l’articulation entre les stratégies conventionnelles et les stratégies nucléaires.
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