Thomas Gomart : « Le risque chinois est sous-évalué »
Thomas Gomart, historien et directeur de l’Institut français des relations internationales, a accordé un entretien au Revenu, à l'occasion de la parution de son livre « L’accélération de l’histoire ».
Le Revenu : Dans votre ouvrage, vous constatez une accélération géopolitique et géoéconomique du monde. Quels changements cette accélération entraîne-t-elle ?
Thomas Gomart : Je définis cette accélération comme la multiplication des «actions intentionnelles» destinées à modifier un rapport de force stratégique. Parmi ces «actions intentionnelles», il y a celles des pays qu’on a appelés «émergents » dans les années 1990 et 2000 et dont l’émergence économique se transforme en revendications politiques.
Cette mutation, qui a pour enjeu un nouveau partage du pouvoir, entraîne une superposition de géographies de plus en plus complexes et au sein desquelles s’organise l’activité économique, selon qu’on est dans une zone OCDE, Brics, Alena ou transatlantique…
Les guerres sont également des facteurs d’accélération de l’histoire. Il ne s’agit pas du retour de la guerre en elle-même, car la conflictualité a toujours été présente. Mais certaines de ces guerres se passent dans un cadre interétatique et non plus infra-étatique. La guerre entre la Russie et l’Ukraine est la traduction de ce retour des conflits interétatiques.
Sa conséquence majeure, c’est qu’elle a fait perdre à l’Europe son principal avantage comparatif à l’échelle globale, qui était sa stabilité stratégique.
Le Revenu : Selon vous, le contrôle de trois détroits (d’Ormuz, de Taïwan et du Bosphore) conditionne une partie des rapports de force internationaux. Pourquoi n’avez-vous pas évoqué Panama ou Gibraltar ?
Pour des raisons personnelles, tout d’abord, car au début de 2023, j’ai navigué en mer de Chine sur La Lorraine. Ensuite, j’ai voulu, à travers ces trois détroits, polariser mon analyse sur trois pays clés, la Chine, l’Iran et la Russie.
Enfin, j’ai estimé, à travers ces trois détroits, qu’il y avait une forme de «pyramide de Maslow» stratégique, qui recense des besoins élémentaires (les céréales dans le Bosphore), énergétiques (le pétrole et le gaz à Ormuz) et plus sophistiqués (les puces électroniques dans le détroit de Taïwan).
Le Revenu : Qu’est ce qui se joue dans le Bosphore ?
Ce qui se joue, c’est l’équilibre en mer Noire et la montée en puissance d’une Russie qui a cherché à y être dominante. Notamment depuis 2004 et l’élargissement de l’Otan à la Roumanie et à la Bulgarie, puis, à partir de 2008, l’opération russe en Géorgie, l’annexion de la Crimée et l’intervention en Syrie.
Sous-jacent, il y a le contrôle du commerce des céréales. En 2010, 10% des exportations mondiales de céréales étaient assurées par l’Ukraine et la Russie. En 2022, avant l’invasion de l’Ukraine, c’était 30% environ. L’inflation provoquée par cette invasion a touché des pays méditerranéens ou africains, mais aussi certains pays européens.
Ce qui se joue dans le détroit d’Ormuz, ainsi que dans celui de Bab-el-Mandeb au large de Djibouti, ce sont les flux énergétiques,Thomas Gomart
Le Revenu : Quels sont les enjeux liés au détroit d’Ormuz ? Et au détroit de Taïwan ?
Ce qui se joue dans le détroit d’Ormuz, ainsi que dans celui de Bab-el-Mandeb au large de Djibouti, ce sont les flux énergétiques, tout d’abord dans les pays du Golfe persique, qui sont essentiels pour les économies japonaise et européenne et qui le deviennent pour les économies indienne et chinoise.
On a vu, après le 7 octobre, que le transit maritime et naval (c’est-à-dire militaire) pouvait être perturbé plus fortement, en l’occurrence par les Houthis au Yémen, soutenus par l’Iran qui, de son côté, a fait la démonstration qu’elle était capable de contourner les sanctions imposées par les Européens et les Américains. Le contrôle du détroit de Taïwan est la condition de l’intégration régionale en Asie du Sud-Est avec les économies de la République populaire de Chine, de la Corée du Sud, de Taïwan et du Japon.
Par ailleurs, cette région produit 80% des puces électroniques dans le monde. On peut imaginer les répercussions d’un éventuel problème géostratégique dans ce détroit sur les économies européennes et américaines !
Le Revenu : Selon vous, les États-Unis vont continuer d’occuper une place unique dans le monde. De quelle façon ?
Thomas Gomart : Les États-Unis se maintiennent à environ un quart du PIB mondial. C’est en outre un «pays continent», avec deux façades océaniques. Enfin, si Washington a peut-être renoncé à être le garant ultime du système de sécurité internationale, il n’a pas renoncé à être le primus inter pares et donc à être dans une logique de maximisation de ses propres intérêts nationaux, et ce quelle que soit la couleur de l’administration, démocrate ou républicaine.
Le Revenu : Est-ce que la Chine peut devenir une puissance globale ?
La Chine a très bien compris que, pour devenir une puissance globale, il fallait maîtriser les flux maritimes commerciaux et devenir une puissance navale. Peut-elle pour autant devenir une puissance thalassocratique ? La grande différence avec les États-Unis, c’est qu’elle n’a pas de large façade océanique et qu’elle n’a pas accès aux eaux profondes, d’où l’importance stratégique du détroit de Taïwan.
En plus, de façon paradoxale, la Chine est en train de remettre en cause la liberté de navigation en mer de Chine qu’elle souhaiterait transformer en un «lac chinois» –, alors qu’elle a bénéficié à plein de la mondialisation symbolisée par le trafic des porte-conteneurs. Sur les dix premiers ports maritimes dans le monde, on compte six ports chinois, auxquels il faut ajouter les participations dans des ports en Méditerranée.
Le Revenu : Vous faites remarquer que la Chine pose un dilemme pour les entreprises. Lequel ?
La première difficulté, c’est que les entreprises européennes sont dans un déficit commercial vertigineux vis-à-vis des entreprises chinoises, alors qu’elles n’ont presque plus rien à apporter à l’économie chinoise. Par ailleurs, celles qui se trouvent déjà sur le marché chinois sont obligées d’accepter des transferts de technologies, d’accès à leurs données, de propriété intellectuelle…
Enfin, le risque chinois est sous-évalué. D’un côté, l’Europe ne peut pas se passer des produits et du marché chinois et, d’autre part, elle n’est pas en position de force vis-à-vis de Pékin, d’autant plus que certaines entreprises européennes prennent le risque de perdre le marché américain si elles continuent à faire des affaires avec Pékin.
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Propos recueillis par Jannick Alimi
L’accélération de l’histoire, Thomas Gomart, 176 pages, 18,50€, Tallandier
> Lire l'interview sur le site du Revenu
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