Thierry de Montbrial : « Le rôle d’un géopoliticien n’est pas de porter des jugements mais de témoigner de la complexité des situations »
GRAND ENTRETIEN - Animé de la conviction qu’il vaut mieux analyser le monde tel qu’il est que tel qu’il devrait être, Thierry de Montbrial a tenu la chronique des désillusions de la fin de l’histoire. La lecture de son livre s’impose à qui veut comprendre notre temps.

Président fondateur de l’Institut français des relations internationales (Ifri), membre de l’Académie des sciences morales et politiques, Thierry de Montbrial est au premier rang de ceux qui ont donné ses lettres de noblesse à la géopolitique en France.
Polytechnicien, docteur en économie mathématique, premier directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie au ministère des Affaires étrangères de 1973 à 1979, il dirige depuis l’Ifri, think tank de réputation mondiale qui édite la revue Politique étrangère et le rapport annuel Ramsès. Arpentant sans répit la planète, il préside chaque année la World Policy Conference qui réunit des personnalités politiques, économiques et sociales des cinq continents pour faire progresser la réflexion sur les problèmes de notre temps.
Après avoir décrit, dans Vivre le temps des troubles (Albin Michel, 2017), les chocs suscités par la révolution numérique, il publie aujourd’hui L’Ère des affrontements (Dunod), qui retrace en temps réel, depuis 1988, la montée des périls au sein d’une société internationale que les idéologues promettaient pourtant à une paix perpétuelle. Opposant une lucidité dérangeante aux utopies du progressisme autant qu’aux formules toutes faites du néoconservatisme, il s’y impose comme le chef d’école d’un réalisme étranger aux simplifications rassurantes et sensibles aux dangers que font naître la gestion routinière de la politique et la perte du sens du tragique.
Vous vous réclamez d’une école réaliste en géopolitique, qui postule que les États sont mus par leurs intérêts, au contraire des idéalistes qui prétendent faire régir la politique internationale par des principes universels. Est-ce que cela revient à dire que le monde international est étranger à toute morale ?
Le réalisme consiste d’abord à regarder la réalité telle qu’elle est. Il me paraît indispensable chez un géopoliticien, qui n’est pas un diplomate à la poursuite d’un but politique, mais un analyste désireux de décrypter les faits. Son rôle n’est pas de porter des jugements, mais de témoigner de la complexité des situations en se gardant de les analyser avec l’idée que le Bien serait entièrement d’un côté, le Mal de l’autre. Partant de là, il doit tenter de comprendre quels objectifs poursuivent les acteurs internationaux et de prévoir par quels moyens ils peuvent tenter de les atteindre.
Ainsi, par exemple, très vite après l’invasion de l’Ukraine, en février 2022, ai-je pu annoncer qu’elle déboucherait vraisemblablement sur une partition de fait du territoire parce que les Américains sonneraient la fin de la guerre. Cela a suscité contre moi des invectives, mais je me fondais simplement sur une estimation des forces en présence, en même temps que sur une réflexion historique sur la situation. Ceux qui poussaient des cris d’orfraie proclamaient qu’une telle issue serait immorale. Mais l’observation de l’histoire suffit à démentir l’idée que les conflits s’achèvent nécessairement par le triomphe de la justice. Ils se terminent le plus souvent, comme le savait déjà Thucydide, en fonction d’un rapport de force.
Parfois, la situation est plus compliquée, évidemment. Les mécanismes de préparation des décisions échappent en effet à une rationalité simpliste. Un universitaire américain, Graham Allison, s’est fait connaître il y a plus de cinquante ans par sa thèse sur la crise des missiles de Cuba, dans laquelle il analysait les décisions gouvernementales à travers trois clés : la rationalité du décideur principal, qui poursuit en principe l’intérêt national, tel qu’il se le représente, mais qui peut aussi se tromper ; la rationalité limitée ou biaisée des différentes institutions gouvernementales, qui sont susceptibles de poursuivre leurs buts propres sans considération complète de l’intérêt général ; enfin les rivalités opposant les dirigeants entre eux et altérant leur rationalité par la confrontation des ego.
Il y a évidemment des décideurs plus ou moins inspirés ; il leur arrive de faire des erreurs de jugement. Quand Vladimir Poutine a lancé son offensive, il est vraisemblable que son but était tout simplement de renverser le régime de Kiev et de remplacer Volodymyr Zelensky par un gouvernement ami, comme les Américains ont voulu le faire eux-mêmes à plusieurs reprises, notamment au Panama ou en Irak. Il pensait y parvenir rapidement et s’est lourdement trompé. Il avait sous-évalué la manière dont les États-Unis avaient, depuis 2014, repris en main les forces ukrainiennes et il avait probablement surévalué les capacités de son armée, qui souffrait de graves défauts de fonctionnement et de commandement. C’est la raison pour laquelle j’avais pensé qu’il s’abstiendrait de se lancer dans cette aventure. Je me suis alors trompé en surestimant son degré d’information. Mais à partir du moment où « l’opération spéciale » s’est muée en véritable guerre, il était prévisible qu’elle serait longue, mais que, compte tenu du déséquilibre démographique, territorial, économique entre la Russie et l’Ukraine, et de la capacité de la Russie de mobiliser son économie, celle-ci ne pouvait pas perdre.
La réalité a aussi un aspect immatériel…
Dans les rapports de puissance, les forces morales jouent évidemment un rôle très important, elles aussi. Non pas tant la morale au sens de l’éthique, que les mœurs, les croyances, le soft power. À l’époque de la guerre froide, par exemple, les Soviétiques pouvaient compter sur les quelque 20 % d’Occidentaux qui étaient communistes et qui affaiblissaient les capacités de défense européennes, comme sur la mobilisation des pacifistes qui proclamaient qu’il valait mieux être « rouges que morts ». En 1914, le patriotisme de la paysannerie française a permis au contraire le coup d’arrêt de la Marne, parce que les Français ne voulaient pas laisser les Allemands prendre Paris. La force du courant nationaliste ukrainien a de même joué son rôle dans la vigueur de la résistance à l’invasion russe en 2022. Les réalités immatérielles sont donc, bien entendu, à prendre en compte.
Vous fustigez à de nombreuses reprises l’hypothèse de la fin de l’histoire, telle que Francis Fukuyama l’avait formulée en 1989 : l’idée que la démocratie libérale n’avait plus d’adversaire et qu’elle allait donc se répandre pacifiquement dans le monde entier. Votre livre s’étend sur les années qui ont suivi la chute du Mur, l’effondrement de l’URSS, et il peut s’analyser comme la chronique de tous les événements qui nous ont prouvé que c’était une dangereuse illusion. Le signal de ce retour au réel a été donné par l’expansion de l’islamisme qui a été rendue évidente par les attentats du 11 septembre 2001…
L’islamisme est apparu clairement dès 1979 avec l’avènement de l’ayatollah Khomeini en Iran. Il s’est immédiatement traduit par l’apparition d’un terrorisme d’État se déployant à l’échelle internationale. Dès novembre de la même année, s’est produite la prise d’otages de la mosquée Al-Masjid al-Haram à La Mecque. La raison pour laquelle les Soviétiques avaient décidé d’entrer en Afghanistan en décembre est qu’ils en avaient craint la contagion dans leurs républiques d’Asie centrale et en Russie. Ils avaient voulu soutenir le régime communiste de Kaboul, qui donnait des signes de faiblesse, parce qu’ils redoutaient d’y assister à l’apparition d’une république islamique.
On n’a pas pris tout de suite la mesure de ce bouleversement, parce que les dirigeants raisonnent souvent selon leurs routines. Il leur faut parfois des années pour comprendre qu’il se passe quelque chose de nouveau. Les yeux ne se sont complètement dessillés qu’avec l’attentat du World Trade Center en 2001. Ce genre d’aveuglement est fréquent. C’est pourquoi les hommes d’État ont toujours intérêt à compter dans leur entourage immédiat des voix dissonantes : des gens qui ne raisonnent pas de la même manière que les autres et qui peuvent attirer leur attention sur des choses que personne d’autre ne voit. C’est en quelque sorte le rôle du fou du roi.
Ici, l’aveuglement a été renforcé par l’idéologie de la fin de l’histoire…
Fukuyama avait élaboré une théorie néohégélienne que l’on peut présenter comme une réaction chimique : l’idée était que démocratie + économie de marché = paix + prospérité. Si c’est une observation théorique, et si on en définit soigneusement les termes, elle a quelque chose de tautologique, qui ne nous apprend rien. Le problème est qu’elle a été considérée comme une prophétie eschatologique. Dans cette acception, elle était irréfutable, au sens de Karl Popper : elle sortait du cadre scientifique puisqu’elle annonçait l’avenir sans que personne ne puisse la confirmer non plus que la démentir. Le géopoliticien peut à la rigueur faire des prophéties, mais seulement au sens de l’Ancien Testament, quand le prophète annonce à Israël les châtiments que ses impiétés ne manqueront pas de susciter de la part de l’Eternel s’il ne change pas de comportement.
Lui ne connaît certes pas les desseins de la Providence, mais appuyé sur sa connaissance de l’histoire, de la géographie, des conflits d’intérêts et des rapports de force, il peut avertir que telles décisions peuvent potentiellement déboucher sur tels types de conséquences. Quand il annonce le déroulement de l’histoire et en dessine le cours inévitable, comme l’a fait Fukuyama après les marxistes, il adopte en revanche une démarche qui n’a plus rien de rationnel. Le problème est que cette démarche a conduit les nombreux dirigeants américains qui en étaient imprégnés à mener une politique d’intervention tous azimuts pour accélérer l’histoire en prétendant propager la démocratie. Le moins que l’on puisse dire est que les résultats n’ont pas été à la hauteur de leurs espérances.
C’est ce qu’on a appelé la politique de changement de régime.
Cette illusion a été fortement entre tenue par le spectacle que donnait la Russie durant les années 1990. Le pays était complètement effondré, la Russie était K.-O. debout. La population était réduite à la misère (j’ai connu des professeurs de lycée qui étaient devenus chauffeurs de taxi pour ne pas mourir de faim). Les entreprises américaines et européennes se ruaient sur le pays pour prendre en main ses immenses ressources, un peu comme les Occidentaux l’avaient fait en Chine à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.
On allait faire de la Russie un prolongement de l’Occident et on la convertirait, pour son bien, à la démocratie. Quelques libéraux russes, admirateurs des États-Unis, poussaient à la roue. Le projet était certes contraire à toute la culture russe, mais on s’autorisait du précédent du Japon et de l’Allemagne de 1945. On avait seulement oublié que ceux-ci s’étaient laissé rééduquer parce qu’ils avaient perdu la guerre. L’Allemagne était alors un champ de ruines ; le Japon avait subi deux bombardements nucléaires. Il n’en allait pas de même en Russie. À la fin des années 1990, celle-ci était en attente d’un homme fort qui rétablirait la « verticale du pouvoir », mettrait fin à l’anarchie et rétablirait la souveraineté du pays. C’est ce qui a fini par arriver avec Poutine.
Est-ce à dire que, selon vous, la démocratie n’est pas universalisable ?
Elle le serait dans un monde idéal. Dans le monde réel, deux grands paramètres gouvernent la survie d’un régime politique : la légitimité et l’efficacité. J’appelle légitimité l’adhésion de l’ensemble de la population au fonctionnement régulier des institutions. Le sentiment général qu’en dépit des critiques de détail que l’on peut toujours formuler, la plupart des gens trouvent normal d’obéir ; qu’ils acceptent les décisions même quand ils n’étaient pas nécessairement d’accord avec elles à l’origine. L’efficacité, c’est la capacité d’un gouvernement à identifier les problèmes qui se posent à la communauté, à élaborer des solutions propres à les résoudre, et à les faire exécuter.
Mon expérience de la vie internationale et ma réflexion sur l’histoire m’ont conduit à observer que les deux, à long terme, doivent aller de pair. Un régime qui est accepté mais qui se révèle, de manière récurrente, inefficace, perd sa légitimité ; un régime efficace sur le long terme finit par devenir légitime, quelle que soit la manière dont il a été institué. Or, il arrive, on en a maints exemples, qu’un régime qui n’est démocratique ni par ses origines ni par son fonctionnement cumule pendant un temps ces qualités : jusqu’au moment où il devra faire face à une aspiration de sa population à la liberté qui deviendra elle-même l’une des difficultés qu’il lui faudra résoudre, s’il veut conserver son efficacité… et donc sa légitimité. Il s’agit ainsi d’un processus progressif et complexe. Prétendre l’accélérer et poursuivre le bien des peuples en changeant les régimes par la force, c’est souvent ouvrir la voie à un chaos et à une anarchie qui peuvent se révéler bien pires que l’absence provisoire de démocratie.
La démocratie est par ailleurs difficile à définir. Elle varie dans le temps et dans l’espace. Dans le temps : en 1962, quand le général De Gaulle a institué l’élection du président de la République au suffrage universel, tous les partis se sont mobilisés contre une réforme qui leur paraissait renouer avec les plébiscites de Napoléon III ou avec l’aventurisme du général Boulanger. Aujourd’hui, celui qui voudrait revenir dessus serait accusé d’être le fossoyeur de la démocratie. Dans l’espace : aux États-Unis, en 2000, George W. Bush a été élu grâce à une décision de la Cour suprême à une voix de majorité. Une partie de la presse française a dénoncé cela comme totalement antidémocratique. Mais les Américains l’ont parfaitement admis, puisque les règles du jeu avaient été respectées.
Vous insistez à plusieurs reprises sur le fait que la disparition de l’URSS a été considérée, à juste titre, en Occident comme la chute du communisme, mais que l’on n’a pas voulu voir que c’était en même temps la dislocation de l’Empire russe. Quelles ont été les conséquences de cette erreur d’analyse ?
Les Russes y ont contribué puisqu’ils ont procédé eux-mêmes au démembrement de leur empire, quand Eltsine a fait sécession de l’URSS au nom de la Russie pour échapper à la tutelle de Gorbatchev. En Occident, cet effondrement a suscité une certaine euphorie, puisqu’il est survenu sans guerre, et qu’il a vu la disparition soudaine de la superpuissance qui tenait, depuis un demi-siècle, l’Europe centrale sous sa domination, et qui menaçait la sécurité du « monde libre » avec ses missiles. Mais le démantèlement d’un empire ne pouvait être en réalité indolore. Il posait des problèmes liés au tracé des frontières, les délimitations internes de l’Union soviétique devenant soudain des frontières internationales alors qu’elles ne correspondaient pas nécessairement à des réalités géopolitiques : c’était notamment le cas avec l’Ukraine, qui incluait la Crimée, que tous les Russes considèrent comme leur patrimoine historique, ou avec le Donbass, peuplé en majorité de russophones.
Un peu partout, des minorités ethniques se retrouvèrent écartelées entre plusieurs pays, ou soumises à la domination de majorités parfois agressives ; des découpages peinaient à assurer la viabilité de nouveaux États. La situation du Caucase est à cet égard emblématique, comme a été également révélatrice la guerre effroyable qu’a suscitée la dislocation de la Yougoslavie. L’Occident a souvent réagi avec un enthousiasme irréfléchi à des indépendances nationales qui étaient porteuses de conflits meurtriers. Il aurait fallu prendre en compte cette réalité complexe en dessinant une nouvelle architecture de sécurité pour l’Europe. Cela aurait pu passer par la redéfinition de certaines frontières, ailleurs par la mise en place de garanties pour les minorités. Les dernières années de la guerre froide avaient permis l’organisation d’un processus de désarmement contrôlé qui aurait dû rester pérenne, être adapté aux réalités nouvelles. On a préféré le jeter aux orties, dans l’ivresse suscitée par la perspective d’une paix universelle dont il fallait, disait-on, « toucher les dividendes ».
Estimez-vous que, par exemple, la guerre d’Ukraine est au fond une réplique prévisible de cette fin d’empire ?
Évidemment. La question de l’Ukraine avait été identifiée et théorisée, notamment par Zbigniew Brzezinski, que j’ai fort bien connu. Polonais d’origine, conseiller à la sécurité nationale du pré sident Carter, resté très influent par la suite, il avait écrit, en 1997, dans Le Grand Echiquier, que l’Ukraine était le pivot du continent eurasiatique, la clé de son avenir, et il avait fixé comme objectif aux États-Unis de la détacher de la Russie afin de faire de celle-ci une puissance secondaire. Il disait que l’Occident devait mettre l’Ukraine dans son giron pour affaiblir la Russie. À la fin de sa vie, il a cependant reconnu que cela pouvait déclencher une catastrophe et il a mis beaucoup d’eau dans son vin. Reste que ses idées ont eu un grand retentissement : les néoconservateurs et les démocrates les ont faites leurs.
En Russie, la situation était telle que certains dirigeants s’effrayaient de voir leur pays rétrécir jusqu’aux frontières du grand-duché de Moscou. Puis, s’est produite en 2004 la révolution orange, avec la perspective du passage de l’Ukraine à l’Ouest alors qu’entraient dans l’Otan les pays Baltes, la Slovaquie, la Slovénie, la Roumanie et la Bulgarie. Or, les Russes s’étaient dotés, depuis 2000, de l’homme fort que tous attendaient, sans savoir s’il viendrait de l’armée, de l’ancien KGB ou de la société civile. En 2007, un an avant de devenir provisoirement Premier ministre et de laisser son fauteuil présidentiel à Medvedev, Poutine a fait son fameux discours à Munich, dans lequel il réclamait une nouvelle architecture de sécurité européenne.
La réponse de l’Otan a été de déclarer, en avril 2008, à Bucarest (malgré la résistance de la France et de l’Allemagne), que l’Ukraine et la Géorgie avaient vocation à entrer dans l’Otan. C’était véritablement agiter le chiffon rouge, susciter chez les Russes, un sentiment d’encerclement. Quelques mois plus tard, les chars russes entraient en Géorgie.
Cela ne consistait-il pas pourtant à imposer aux Russes seulement de rester chez eux ? C’est à quoi se sont résolus les Turcs après la guerre de 1914-1918 et le démantèlement de l’Empire ottoman…
Le contexte est différent. L’Empire ottoman avait été militairement vaincu, ce qui n’était pas le cas de la Russie. Et son démantèlement ne s’est pas fait lui non plus sans tragédies. Il s’est traduit, quelques années à peine après le génocide des Arméniens, par l’expulsion massive des Grecs qui vivaient en Asie Mineure depuis le VIIIe siècle av. J.-C. Mais la grande différence tient à ce qu’Atatürk a fait l’unité de son pays autour de l’idée de nationalisme, qui était alors au sommet de sa vigueur. Or, l’attachement patriotique des Russes à leur pays est d’une tout autre nature. La Russie n’a pas de frontières naturelles.
Le siège de son pouvoir a migré de Kiev à Moscou et jusqu’à Saint-Pétersbourg. Elle n’a jamais, historiquement, tendu à devenir un État-nation. Elle a toujours abrité en son sein d’innombrables minorités ethniques. Elle s’étend en Sibérie sur des territoires infinis et à peine peuplés (moins de 30 millions d’habitants pour 10 millions de km²). Elle a toujours été, dès lors, non une nation, mais un empire. Pas au sens des empires coloniaux, qui étaient des possessions lointaines de la France et de l’Angleterre, et qui ne participaient pas à la vie nationale de la métropole.
"La Russie est consubstantiellement un empire. C’est son identité même. L’idée de la réduire à un État-nation est absurde et impraticable, tant sont intriquées les populations sur son territoire, tant sont présentes les minorités russes dans son « étranger proche ». Comparer sa relation avec les pays qui l’entourent – et qui ont participé à son histoire, qui vivent aux côtés des Russes depuis des siècles – avec la présence française en Algérie, et vouer son empire à une décolonisation de tout ce qui ne serait pas authentiquement russe est absurde. Il faut n’avoir jamais mis les pieds dans ce pays (n’avoir même pas lu Michel Strogoff !) pour penser qu’un tel processus pourrait se dérouler sans tragédie."
Le retournement politique opéré par Donald Trump vous semble-t-il annoncer une paix prochaine en Ukraine ?
En mathématiques, quand un problème n’a pas de solution, on change le problème pour qu’il en ait une. Le problème de l’Ukraine, c’est que l’on oublie qu’elle n’a jamais existé en tant qu’État, sauf pendant trois ans après la Première Guerre mondiale, de 1917 à 1920, à la faveur de la révolution d’Octobre et dans des frontières différentes de celles d’aujourd’hui. Quand on parle de la nécessité de sauvegarder les frontières de l’Ukraine, on ne prend pas en compte le fait qu’il n’y a pas de coïncidence entre la nation ukrainienne et les frontières de 1991, qui englobent à l’est des provinces russophones, à l’ouest, des populations très proches de la Pologne. En Ukraine, le maintien des frontières de 1991, le droit des minorités et l’état des forces ne permettent pas, dès lors, de sortir pacifiquement du conflit. Il faut donc rebattre les cartes si l’on veut arrêter la tuerie. Il faut un cessez-le-feu, mais il faut aussi un système de sécurité qui permette de s’assurer de la stabilité structurelle, sur une période de temps longue, de la ligne de cessez-le-feu. Un peu comme ce qui se passe depuis soixante-dix ans entre la Corée du Nord et la Corée du Sud.
On me dira qu’accepter la partition de l’Ukraine serait entériner une violation du droit international. Mais la plupart des gens et les acteurs internationaux eux-mêmes avaient fini par oublier, durant la guerre froide, que les pays Baltes et la Moldavie avaient été annexés par les Soviétiques entre 1940 et 1944. Il avait bien fallu s’en accommoder, plutôt que d’entrer dans une guerre potentiellement nucléaire.
"Dans un monde devenu très interdépendant, les foyers possibles de conflits sont multiples. Avec eux, les occasions de les voir dégénérer"
On peut vouloir rompre avec la Russie, mais il faut alors prévoir que, comme pendant la première guerre froide, les Russes vont de leur côté développer des actions de nuisance contre nos intérêts, comme ils le font aujourd’hui au Maghreb, au Sahel, en Afrique noire. La deuxième guerre froide ne sera pas nécessairement de tout repos. Que ferons-nous si, d’aventure, il vient l’idée aux Russes de s’installer militairement en Algérie et d’y déployer des batteries de missiles, comme l’Union soviétique avait prétendu le faire à Cuba ? Ce sont des risques qui doivent aussi être pris en compte. Ils nous obligeraient à faire face à des menaces que nous aurions largement contribué à créer.
Dans un monde devenu très interdépendant, les foyers possibles de conflits sont multiples. Avec eux, les occasions de les voir dégénérer. On me dit parfois qu’il est irresponsable d’évoquer de telles perspectives. Ce qui serait irresponsable, ce serait d’écarter par principe le risque d’une catastrophe.
Quelle logique vous paraît animer la politique américaine ?
Le bilan de la guerre, pour les États-Unis, est positif. Trump a tordu le bras de Zelensky pour se faire largement rembourser les sommes investies par Biden et l’obliger à entrer dans ses vues. Et les Européens ont dû constater qu’ils n’avaient pas les moyens de se substituer aux États-Unis. Nous nous sommes coupés du gaz russe, ce qui a lourdement affaibli la compétitivité de nos économies. Nous sommes donc plus dépendants que jamais des États-Unis. L’Otan survivra car elle reste la seule organisation politique capable d’assurer le lien transatlantique.
La Russie a montré de son côté qu’elle n’était pas toute-puissante, puisqu’elle a eu du mal à contenir l’armée ukrainienne, soutenue par l’Otan.
Trump est tout sauf un imbécile. Son principal objectif, c’est la Chine. Il veut liquider le conflit avec la Russie pour se consacrer à la rivalité qui dominera, à ses yeux, le XXIe siècle. C’est la préoccupation qui hante les élites américaines. Ils en ont été distraits par le 11-Septembre et la lutte contre l’islamisme, puis par la résistance de la Russie à l’élargissement de l’Otan. Il veut désormais se concentrer là-dessus. Sa priorité est d’empêcher une dépendance irréversible de la Russie vis-à-vis de la Chine.
Quel est le bilan pour l’Union européenne ?
Il est négatif. L’Union européenne n’est pas un État fédéral et elle n’est nullement en situation de le devenir. C’est une association d’États-nations qui ont chacun leur propre vision politique des choses, leur perception des questions de sécurité, et elle l’a montré dans la crise. Les dirigeants européens ont annoncé un énorme effort de financement de matériel militaire pour faire face à la perspective d’un désengagement américain, mais nous n’avons pas défini rigoureusement nos intérêts majeurs et ils ne sont clairement pas les mêmes pour tous. Il est évident que pour les populations française, italienne ou espagnole, le danger d’une invasion russe n’est pas une préoccupation de tous les instants.
La France n’a été envahie par la Russie qu’après la défaite de Napoléon et encore, c’était plutôt amical, le temps de changer de régime. Alors que pour les pays Baltes ou la Pologne, la menace peut paraître existentielle. Ces derniers sont indifférents, en revanche, aux problèmes d’Afrique du Nord ou du Sahel qui nous semblent cruciaux. La menace que pourrait faire peser sur l’Europe son flanc sud, ce conglomérat de nations musulmanes qui va de l’Atlantique au Pakistan et qui compte, comme l’Europe, 400 millions d’habitants, n’y est pas ressentie. On déplore que l’Europe n’ait pas de politique étrangère ou d’armée commune. Mais la question essentielle est : pour quoi serions-nous prêts à mourir ? Force est de constater que nous ne lui donnons pas tous la même réponse.
Dans la crise ukrainienne, tous ont adopté la même rhétorique sur la menace que ferait peser la Russie sur le continent. Les Russes ont répondu en s’en prenant notamment à nos intérêts en Afrique. Or ces intérêts laissent nos partenaires très indifférents. Si la tension s’aggravait, ce genre de situation pourrait devenir problématique.
L’Europe a décidé de se réarmer pour assurer son indépendance militaire à l’égard des États-Unis en même temps que sa sécurité vis-à-vis de la Russie. Fort bien, mais mesure-t-on que cela ne peut pas répondre dans l’immédiat aux difficultés auxquelles nous faisons face ? Il faudra peut-être quinze ans pour mener à bien cet effort. Cela ne sera évidemment pas indolore pour le niveau de vie des populations, qui devront consentir à de douloureux sacrifices (la manne ne tombera pas du ciel) et cela ouvrira une course aux armements que gagnera l’économie la plus puissante. Sommes-nous certains que ce sera la nôtre ?
L’alternative, c’est, tout en consentant un effort de défense adapté à une juste compréhension des menaces, de rechercher par la négociation un nouveau système de sécurité européen, en sachant que cela sera très complexe et prendra du temps. Pour établir une paix durable, il faut que chacun accepte de faire des concessions sur ce que l’autre considère comme ses intérêts fondamentaux, même si ça ne plaît pas à tout le monde. Lors de la guerre du Kippour, les Américains ont empêché les Israéliens d’aller jusqu’au bout de leur avantage. Ils pensaient que cette approche donnerait de meilleures chances à la négociation. C’était difficile à admettre pour Israël, mais pas nécessairement contraire à ses intérêts à long terme. Le réalisme, cela implique de réfléchir aux conséquences de ses actions. C’est s’inscrire dans un schéma itératif, comme aux échecs : en raisonnant sur le coup d’après et sur les interactions prévisibles des partenaires et des adversaires. Cela s’appelle faire de la stratégie.
"J’entends dire que Poutine ou que Trump ne comprennent que les rapports de force. Mais c’est aussi vieux que le monde ! Que serait un dirigeant qui ne comprendrait rien aux rapports de force ?"
Le monde vous paraît-il devenu plus dangereux qu’auparavant ?
L’idée de gouvernance mondiale ou de multilatéralisme a volé en éclats, sans que cela mette fin pourtant à la globalisation, donc à l’interdépendance des États. Un conflit local peut dès lors dégénérer plus facilement en affrontement général. Il me semble, par ailleurs, que nous avons assisté depuis quelques années à l’émergence de dirigeants peu préparés par la culture générale, par le sens de l’histoire, à comprendre les événements. Cela peut les conduire à raisonner faussement, à mal interpréter les situations et à commettre des erreurs importantes. J’entends dire que Poutine ou que Trump ne comprennent que les rapports de force. On s’en étonne et on s’en scandalise. Mais c’est aussi vieux que le monde !
Que serait un dirigeant qui ne comprendrait rien aux rapports de force ? La culture historique de bien des élites se limite à une connaissance superficielle de la Seconde Guerre mondiale. Elle les convainc que le monde est le théâtre d’un affrontement du Bien et du Mal. Ils sont dès lors réceptifs au discours qui assimile perpétuellement tout adversaire au fascisme, à Hitler, tout partisan de la diplomatie pour prévenir ou résoudre les conflits, à un Munichois préparant par faiblesse d’âme les tragédies de demain. Cette paresse intellectuelle condamne à ne rien comprendre de la complexité des situations auxquelles il nous faut faire face. Poutine n’est pas Hitler non plus que ne l’étaient Saddam Hussein, Slobodan Milosevic ou même Bachar al-Assad. Cela ne veut pas dire qu’ils n’étaient pas dangereux : seulement que c’est plus compliqué que cela.
[...]
Cet entretien est paru dans Figaro Histoire « 1453 : les derniers jours de Constantinople ».
>Lire l'interview sur le site du Le Figaro Histoire
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