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Religions : «Il ne faut pas faire la politique de l’autruche sur l’identité chrétienne»

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Le patron de l’Institut français des relations internationales met en garde. « En faisant venir des millions de réfugiés, on risque une réaction de rejet populaire. » « La religion doit faire l’apprentissage de la paix. ».

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Thierry de Montbrial
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Fondateur et président de l’Institut Français des Relations Internationales (Ifri), fondateur et président de la World Policy Conference, Thierry de Montbrial rencontre depuis des dizaines d’années les dirigeants du monde, dont le Pape, comme d’autres prennent l’avion. Très au fait des soubresauts du monde, membre du fameux Groupe du Bilderberg (considéré comme une sorte de « shadow cabinet » mondial), il attire ce lundi soir la grande foule à Bruxelles à l’invitation du secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique, Hervé Hasquin et du Soir. Le thème, il faut le dire, renvoie à l’enjeu angoissant du moment : « Religion : guerres ou paix ? ».

Nous l’avons rencontré à Paris en préambule à cette soirée.

Quand on voit l’action et l’essor de Daesh et le recours fait à l’islam pour justifier la barbarie, on se dit que, oui, la religion c’est la guerre. On se trompe ?

Il faut avant tout se poser la question fondamentale : qu’est-ce que la religion ? Et là, il faut distinguer au moins 4 niveaux : anthropologique, ethnologique, sociologique et politique. Le niveau anthropologique recouvre le fait que l’Homme a une aspiration transcendantale et qu’il est dans sa nature de se poser la question de sa place dans l’univers. Beaucoup d’Hommes – c’est mon cas – ont une sorte de certitude que la réalité qui nous est accessible n’est qu’une partie d’une réalité plus vaste, supérieure. Les religions ont toutes des messages qui donnent du sens à la vie mais qui s’accompagnent aussi d’une morale. Même l’islam de ce point de vue – chez les soufistes il y a un travail énorme au cours des siècles sur la morale –, ne diffère pas autant qu’on le croit ce qu’enseignent le judaïsme ou christianisme.

Et puis vous avez les autres niveaux et c’est là que cela devient plus problématique. Le niveau ethnologique veut dire que dans l’histoire de l’humanité, surtout dans les époques reculées ou les gens vivaient en petits groupes, le besoin religieux devient une organisation identitaire du groupe ou de l’ethnie. Les difficultés commencent à apparaître car la religion devient un élément clé de l’identité nationale. Quand deux peuples se combattent, chacun brandit le drapeau de sa religion, de son dieu. Il n’y a pas si longtemps que cela, durant la Première Guerre mondiale, Allemands et Français s’élançaient les uns contre les autres au nom de « Dieu avec nous » et « Gott mit uns ». On était alors encore dans cette expression ethnologique, quasiment tribale, même en Europe occidentale et même pour des peuples très évolués et se réclamant du christianisme. Dans cette dimension ethnologique, la religion comme marqueur identitaire fait que des gens peuvent être pratiquants sans avoir la foi : on peut porter la kippa et le voile, parce que c’est un signe auquel on est attaché au plus profond de soi-même, mais on peut aussi le porter pour manifester son appartenance à un groupe, ce qui n’est pas nécessairement la même chose que l’aspect religieux.

Tertio, il y a l’aspect sociologique, très éloigné du religieux. Personne ne peut comprendre la peinture occidentale, jusqu’au 16 ou 17e siècle, sans avoir une culture religieuse. De grands spécialistes de l’art connaissent tout de l’islam, sans être croyants. Enfin, il y a l’utilisation politique qui peut se manifester à plusieurs niveaux. Dans le cas orthodoxe par exemple, les plans religieux et politique sont toujours aujourd’hui extrêmement proches. Dans la Russie post-soviétique, le peuple s’est retrouvé totalement démuni, car l’élément identitaire, tous les repères, liés au communisme et à l’empire avaient soudain disparu. Et c’est l’Eglise orthodoxe qui a rempli le vide. Aujourd’hui, le patriarche de Moscou et de toutes les Russies, Cyrille, que le Pape François vient de rencontrer à Cuba, est un peu l’alter ego de Poutine. L’autre exemple, évidemment, maléfique mais réel – je préfère y arriver et non le prendre comme point de départ car ce serait renverser la place des choses –, sont ces groupes qui se mettent à utiliser la religion, à l’interpréter et à la détourner à leur profit, à des fins politiques et qui peuvent, comme aujourd’hui au Moyen-Orient, prendre les formes les plus aberrantes, barbares mais deviennent des réalités politiques extrêmement puissantes.

Certaines religions sont-elles moins menacées que d’autres par ce syndrome guerrier ?

Non cela les concerne toutes. Prenez le Myanmar aujourd’hui, qui sort à peine d’une longue période de dictature militaire, et où il y a une relation extrêmement forte entre le pouvoir militaire et religieux : la Birmanie est un pays littéralement couvert de monastères, on y est soldat ou moine. La plupart des filles deviennent nonnes sans qu’on leur ait demandé leur avis. Et cela sans qu’un voyageur superficiel remarque un souffle particulièrement religieux dans le pays. Ce serait une erreur d’interprétation, car le sens est politique. Mais il est très compliqué aussi, car il est très difficile de pénétrer les consciences individuelles, de voir ce qui anime chacun ou pas. Dans l’histoire de France, tous ceux qui se sont penchés sur le Cardinal de Richelieu, ne doutent pas un instant qu’il ait été croyant et en même temps c’était un homme politique jusqu’à la racine des ongles.

Impossible de savoir si la religion fait la guerre pour conquérir les incroyants ou pour le pouvoir et l’argent ?

Dans le judaïsme, de par sa nature profonde, il y a une absence totale de prosélytisme. En revanche, il est dans la nature de la religion chrétienne d’être prosélyte, avec les meilleures intentions du monde évidemment. Quand l’ancienne alliance, entre Dieu et le peuple juif, devient l’alliance universelle entre Dieu et tous les hommes, les apôtres et leurs successeurs – l’Eglise – ont pour mission d’apporter la bonne parole au reste du monde. Dans le passage à l’acte, l’homme étant l’homme, il y a eu le mélange des genres et les croisades sont l’exemple typique de cette situation très complexe : parmi les gens qui guerroyaient, il y avait de tout, ceux qui croyaient ardemment à leur mission sacrée et puis les guerriers purs, pilleurs, voleurs. Dans l’histoire de l’islam c’est plus compliqué. Le Prophète est l’homme le plus remarquable qui ait jamais existé mais il n’est pas Dieu. Il est plusieurs choses à la fois, dont un guerrier, c’est incontestable. La conquête de l’islam reste aujourd’hui quelque chose d’extraordinaire parce que c’est par sa propagation qu’elle s’est faite, aussi bien vers l’est que l’ouest, dans des temps records. Je ne sais pas ce qui vit dans le cœur et l’âme des manipulateurs de l’islam d’aujourd’hui que sont les dirigeants des grands mouvements, Al-Qaïda, Al-Nosra, Daesh etc. Certains pensent probablement qu’ils ont une mission divine, d’autres – comme les dirigeants issus de Saddam Hussein – sont sans doute beaucoup plus cyniques. Mais deux grandes difficultés s’ajoutent. La première est qu’il est extrêmement difficile de juger une religion de l’extérieur. Déjà, de bons chrétiens très éduqués, qui ont appris les bases de leur religion à l’école, peuvent avoir beaucoup de difficultés à comprendre des extraits de l’ancien testament, qui comprennent nombre de passages horribles et guerriers. C’est dire si la lecture brute du Coran est extrêmement difficile pour quelqu’un qui n’a jamais étudié la religion musulmane, comprenant également les hadiths. Vu la nature même du Coran : dicté directement par Dieu, très dépendant de la langue arabe. J’ai une collection de traductions de Coran en français et en anglais, toutes différentes, au point qu’on peut se demander si on parle bien du même texte. Je ne veux pas être politiquement correct mais si on se met à s’en prendre directement à une religion alors qu’on n’a pas la formation nécessaire, on risque de souffler sur les flammes. Cela devient un exercice de combat et de défoulement extrêmement dangereux. Si on dit que les événements de Paris n’ont rien à voir avec l’islam, cela peut paraître d’une très grande naïveté, mais si on dit que cela a à voir, il faut être plus délimité, prudent.

Qui peut alors avoir le discours qui contredit et contrebalance la manipulation religieuse qui mène à la guerre ?

Sur le long terme, je pense que les religions en général doivent faire un travail de retour aux fondamentaux. J’emploie un mot très fort : les religions doivent se purifier, c’est-à-dire se débarrasser de toute la gangue, des aspects latéraux qui les ont polluées. Que ce soit sur le plan de la richesse, du mélange des genres avec la politique et même du sexe, car on découvre dans ces domaines des choses pas très jolies à voir… Ce qui m’intéresse, – bien avant les tragédies de ces derniers mois, – c’est le cheminement de l’Eglise catholique qui est assez extraordinaire, si on prend la séquence des derniers papes et notamment du tout dernier, François, qui n’hésite pas à bousculer tout le monde, en ce compris prêtres, cardinaux etc.

Cela a pris tant de temps…

Oui, parfois on aimerait que cela aille plus vite mais chaque chose a son moment et vient en son temps, et cela passe souvent par des tragédies.

On pourrait penser que pour faire revenir les religions à l’essentiel et les remettre à leur place, on doit les sortir de la sphère publique, les cantonner à la sphère privée ?

Là aussi, c’est très difficile, car pour les gens pénétrés de la dimension religieuse – cela existe, pas seulement en islam, – c’est toute leur vie qui est imprégnée et donc l’idée d’une séparation totale entre les sphères publique et privée me paraît impossible. En revanche, ce qui paraît possible, c’est de chercher à faire des institutions dont les bases soient suffisamment raisonnables pour permettre une séparation raisonnable entre le gouvernement et la liberté de conscience. Ce que je dis est un peu abstrait mais il se fait qu’il y a eu un génie dans l’histoire des Lumières qui a fait un travail considérable sur ce thème : Emmanuel Kant était protestant, mais son génie était d’avoir formulé de façon universelle et donc en raison pure, un certain nombre de postulats qu’on peut qualifier de morale universelle, mais qui au bout du compte reviennent à « ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse » et ces postulats auxquels les gens raisonnables et de bonne volonté devraient pouvoir se conformer. Cela a une apparence universelle, mais est-ce vraiment partagé par le monde entier ? Je trouve cela passionnant dans le monde actuel – mais tragique à bien des égards : on s’aperçoit que les principes universels hérités des Lumières, ne sont pas si convaincants qu’on le croyait, pour répondre à des problèmes pratiques du moment.

Vous estimez qu’on ne reconnaît pas assez les valeurs chrétiennes, qui sont aujourd’hui brandies par Sarkozy ou Orban pour « contrer » la « menace » que les réfugiés musulmans feraient peser sur l’Europe ?

Il faut à nouveau distinguer l’aspect culturel au sens strict et religieux, et des convictions intimes. Faire la politique de l’autruche sur les racines chrétiennes est ridicule, d’autant que l’apport des Lumières est aussi extraordinairement important. Aujourd’hui, je vois beaucoup de jeunes, de la génération des 20-30 ans qui ne connaissent rien de l’histoire dont ils sont issus. Ils voient la peinture et la statutaire dans des musées, et ne savent pas les interpréter.

Malheureux les peuples qui perdent leurs racines ? Orban aurait-il raison de revendiquer la chrétienté pour justifier sa politique ou est-ce une manipulation de la religion qui répond sur le même mode, à celle de Daesh avec l’islam ?

Sarkozy avait essayé de lancer un débat sur l’identité nationale, très mal engagé car sans le niveau d’érudition nécessaire et tout le monde s’est mis à se bagarrer. Sur ces questions, il faut lire « Identités malheureuses », d’Alain Finkielkraut. Mais il y a un autre aspect : qu’est-ce qui va se passer si on pratique la politique de l’autruche et qu’on refuse de parler de racines chrétiennes ? Je me place du point de vue du politologue : on va faire venir 10.000, 300.000, un million de réfugiés etc., et inéluctablement il y aura un jour une réaction, pas populiste, mais populaire, de rejet. On n’en est probablement pas très loin. A un moment ou l’autre, il peut y avoir une crise extrêmement forte en Allemagne, surtout si cela continue. Le piège aujourd’hui, c’est que si nous ne disons rien ou si nous refusons de revendiquer ces racines chrétiennes en mélangeant tous ces niveaux – anthropologique sociologique, etc., au nom de bons sentiments et du politiquement correct, il y aura des explosions. On peut arriver à un moment ou ce sera trop tard. Et évidemment, les populistes s’insèrent entre les deux.

Vous n’excluez pas une guerre de religion, un véritable affrontement, sur notre territoire ?

D’abord nous aurons d’autres actes terroristes. Comment en Belgique ou ailleurs réagirons-nous à cela ? Il peut y avoir des mouvements d’opinion sur lesquels les terroristes spéculent. Mais indépendamment de ces actes terroristes, on peut avoir des mouvements dans les banlieues, dans les endroits que la police contrôle peu ou mal, des événements catastrophiques qui peuvent entraîner des réactions extrêmement violentes. Le mot que je ne veux pas employer car j’essaye de bien calibrer le vocabulaire, c’est le mot de « guerre civile ». Mais on peut avoir des éléments de grande violence, dans n’importe quel coin en Europe. C’est facile d’accuser et de blâmer Orban ou d’autres de populisme, mais je comprends aussi très bien ce qu’il cherche à éviter, en faisant ces déclarations.

Qui peut réguler et empêcher ces réactions ? Vous désespérerez de l’Europe ?

Je ne suis désespéré de rien du tout, car je suis au contraire un homme d’espérance. Je pense souvent à Stefan Zweig qui s’est suicidé fin 1942 car il désespérait de l’avenir de l’Europe. Mais s’il avait ouvert un peu plus les yeux, 1942, c’était le moment où les choses se renversaient. En revanche ce que je crois c’est que nous allons avoir des difficultés pour assez longtemps. Car pour surmonter ces difficultés, il y a plusieurs niveaux d’action. Primo, il faut reprendre la politique au Moyen Orient sur des bases sensiblement différentes de celles qui ont prévalu depuis au moins 25 ans, et la chute de l’Union Soviétique. On a cherché naïvement à propager la démocratie avec une ignorance complète de la situation. Les chrétiens d’Orient donnaient des avis qui n’ont jamais été écoutés, en disant par exemple que c’était de la folie de mettre comme préalable à la paix le renversement d’un régime comme celui de Bachar El Assad. Il y a un problème de « politiques » dans cette région, avec beaucoup de travail pour remettre les choses en marche. D’autant que les grandes puissances régionales sont en opposition les unes avec les autres. Même si pour moi, l’évolution en Iran est un vrai motif d’espoir. Mais quand on voit les rapports avec la Turquie, l’Arabie saoudite, tout cela est d’une très grande complexité. Mais il faut commencer par fixer les problèmes les plus urgents, pas forcément avec des régimes politiques comme on en rêverait mais il faut qu’on arrête de s’entre-tuer en Syrie. Tout cela ne peut se faire du jour au lendemain. Secundo, en ce qui concerne l’Europe, je crains malheureusement qu’on suspende Schengen – en gros –, ce qui va tarir le flux des malheureux qui cherchent à fuir la guerre ou des réfugiés économiques. Pour les réfugiés qui sont déjà sur terre européenne, ou vont arriver dans les mois prochains, il faut trouver des éléments de solidarité minimaux entre les pays européens. Laisser la Grèce qui est déjà extrêmement ébranlée par la crise économique, se dépatouiller avec des milliers de réfugiés, est extrêmement dangereux. Donc il faut trouver des mécanismes de solidarité. Mais chacune de ces étapes est douloureuse et cela va perdurer. Et comme c’est douloureux et que cela va perdurer, il faut faire extrêmement attention à ne pas envenimer les passions. Il y a deux extrémités à éviter : d’une part le politiquement correct qui revient au déni de réalité, or rien n’est plus dangereux que le déni de réalité. Ce n’est pas du cynisme, mais il faut commencer par voir ce qui est, avant que cela aille mieux. Ce que je trouve tragique dans un discours politiquement correct qu’on entend en permanence c’est précisément ce déni de réalité, en France notamment qui nie l’existence de communautés. D’autre part, il faut éviter l’inverse, le discours qui sous prétexte de réalité, va beaucoup plus loin et exacerbe les conflits. C’est pourquoi il fait faire extraordinairement attention à ce qu’on dit : il y a des choses horribles mais qui ne sont pas des guerres civiles. Quand on dit guerre civile, on pense souvent guerre de religion, mais tout n’est pas la Saint-Barthélémy. Il faut faire très attention à ce qu’on raconte.

La religion peut être facteur de paix ?

Au niveau politique, je dirais qu’il faut qu’elle en fasse l’apprentissage car, dans l’histoire, elle a plus souvent été facteur de guerre que de paix. Une fois qu’elles auront fait leur examen de conscience, les religions doivent contribuer à la paix d’une façon beaucoup plus visible. Donc à votre question, je réponds oui, mais comme un espoir, une tendance, plus que comme une réalité.

 

Entretien paru dans LE SOIR. Propos recueillis par Béatrice Delvaux

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Thierry DE MONTBRIAL

Thierry de MONTBRIAL

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Fondateur et Président de l'Ifri - Membre de l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques)

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