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Modernisation de l'économie russe : les quatre causes d'un échec

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  La Tribune.fr
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Des conditions de privatisation empêchant l'arrivée de nouveaux acteurs, une vision rétrograde, des entreprises publiques peu efficaces, et peu de soutien aux technologies de pointe : voilà les quatre causes majeures du retard de l'économie russe. Par Vladislav Inozemtsev, docteur ès sciences économiques, directeur du Centre de recherches des sociétés postindustrielles (Moscou).

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L'économie russe est en récession depuis huit trimestres. La production industrielle a enregistré en septembre la baisse la plus importante de l'année en cours. Le poids du secteur de l'extraction ne cesse de croître tandis que l'industrie manufacturière s'effondre. Tout cela repose encore et toujours la même vieille question : pourquoi la Russie est-elle incapable de sortir du cercle vicieux de l'économie de rente pour se moderniser ? Pourquoi les Russes échouent-ils là où Taiwan, la Corée du Sud et la Chine, mais aussi les Émirats arabes unis, le Qatar et le Koweït ont réussi ?

 Il existe à mon sens quatre explications majeures à cet état de fait, et aucune d'entre elles n'est exclusivement économique.

1 - Les conditions de la privatisation ont fait obstacle à l'arrivée de nouveaux acteurs

La première remonte aux années 1990. À cette époque, les autorités ont privatisé les grandes entreprises à un prix extrêmement bas (dix sociétés dont la capitalisation cumulée approchait, à la veille de la crise de 2008, 90 milliards de dollars avaient été vendues en 1995 pour 650 millions de dollars). Les heureux bénéficiaires de ces ventes ont ainsi obtenu plusieurs longueurs d'avance sur d'éventuels concurrents : acheter au prix fort, investir pour rattraper les écarts, résister dans la guerre des prix face aux premiers favoris s'est avéré dissuasif pour de nouveaux investisseurs désireux d'entrer sur le marché. À la différence de ce qui s'est passé en Chine, où l'État a conservé la propriété des plus grandes compagnies tout en stimulant le développement de nouvelles entreprises, la privatisation des actifs industriels telle qu'elle a été conduite en Russie a fait obstacle à l'arrivée de nouveaux acteurs économiques sur le marché.

Depuis 1991, une nouvelle raffinerie, deux nouvelles cimenteries et quelques usines occidentales de montage d'automobiles ont seulement été construites en Russie. Même l'extraction de pétrole et de gaz reste au même niveau qu'en 1990 — alors qu'au Kazakhstan voisin, par exemple, elle a été multipliée par trois sur la même période. L'objectif des réformateurs russes n'était pas de créer de nouvelles richesses mais de redistribuer les richesses existantes — c'est pourquoi, à ce jour, il n'y a pas de création d'entreprises mais seulement des changements de propriétaire (comme on l'a vu dernièrement dans le cas de Bachneft). La politique a eu raison de l'économie russe dès les années 1990, et il est grand temps de le reconnaître.

2 - Difficile d'aller de l'avant en regardant en arrière

La deuxième explication est encore plus « politique ». En règle générale, les modernisations surviennent au moment où il se forme un large consensus dans la société autour de l'idée qu'on ne peut plus continuer de vivre comme avant, que le pays se trouve au bord du gouffre (c'est ce qui s'est produit aussi bien en Asie orientale qu'en Amérique latine ou encore dans le Golfe persique) et que les réformes sont vitales. Or, l'élite au pouvoir en Russie met constamment en valeur l'amélioration du niveau de vie de la population depuis l'arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine et ne cesse de convaincre que sa politique est optimale. Il n'est pas surprenant que dans ces conditions, en Russie, les appels à la réforme n'atteignent pas les masses et restent purement rhétoriques.

Pourquoi mener des changements si la politique menée par le gouvernement est déjà la meilleure possible ou en tout cas présentée comme telle ? En outre, les dirigeants du Kremlin tendent, à des fins idéologiques, à idéaliser à la fois l'Union soviétique et l'Empire russe, ce qui crée le sentiment que l'âge d'or du pays appartient au passé et qu'il faut revenir à ces modèles d'antan au lieu d'en chercher des nouveaux. Cette approche suscite notamment le rejet des concepts d'emprunt technologique et d'économie ouverte — des idées qui ont joué un rôle fondamental dans toutes les modernisations qui se sont déroulées au cours du dernier demi-siècle. On ne peut pas aller de l'avant en regardant vers l'arrière ; c'est pourtant exactement ce qu'on essaie de faire à Moscou.

3 - Pas de recherche d'efficacité dans les grandes entreprises publiques

La troisième explication a trait aux spécificités du secteur public et des finances de l'État russe. Pour faire des bénéfices et renflouer le budget russe, les entreprises publiques — de Gazprom aux Chemins de fer de Russie (RZD) — n'ont d'autre choix que d'augmenter leurs tarifs. En effet, ces mastodontes ne se distinguent guère par leur efficacité et rentabilité : les RZD emploient plus d'1,1 million de personnes, contre 240.000 à la SNCF, alors que les revenus par employé de Gazprom sont six fois inférieurs à ceux de Shell). La hausse des tarifs provoque la hausse des prix sur toute la chaîne — et c'est précisément pour cette raison que l'économie russe avance comme une chenille : toutes les sept-huit années, la croissance est interrompue par une dévaluation qui réduit drastiquement les coûts, mais aussi les bénéfices.

Or, la modernisation est précisément la recherche d'efficacité et de moindre coût. Le meilleur exemple d'une modernisation durable est fourni par le secteur technologique : les ordinateurs, les téléphones portables, les appareils photo, etc. coûtent de moins en moins cher tandis que leurs qualités d'usage s'améliorent sans cesse. En Russie, le développement de ce secteur a toujours été, et reste aujourd'hui, à la traîne, car son fonctionnement tranche totalement avec la façon habituelle dont on y mène des affaires — à savoir un grossissement artificiel des coûts combiné à une limitation de la concurrence. L'économie russe ne crée pas d'incitation à la recherche de l'efficacité.

4 - Les technologies de pointe peu soutenues

Le quatrième élément est relatif à l'absence de lobby puissant représentant les acteurs économiques qui opèrent dans le secteur des technologies de pointe. Le principal lobby industriel russe est celui des producteurs de pétrole et de gaz, des engrais, des métaux et de l'industrie du bois (c'est-à-dire le secteur des ressources naturelles). De l'autre côté, on retrouve les propriétaires et les dirigeants des entreprises de télécommunications et de l'Internet, des banques et des assurances (des secteurs qui ne produisent rien puisque les équipements technologiques sont importés en provenance de pays étrangers).

Ajoutons que le secteur militaro-industriel, qui vit grâce à des commandes publiques et non à la demande du marché, emploie 30% des ressources humaines et représente 50% de la production brute de l'industrie manufacturière. C'est pourquoi il ne faut pas s'attendre à l'apparition en Russie d'un Steve Jobs ou d'un Elon Musk. L'absence d'une industrie développée et compétitive exclut l'émergence d'une demande durable d'innovation, ce qui entrave également toute tentative de modernisation.

Bien sûr, il existe d'autres obstacles à la modernisation russe : la population, échaudée, est rétive à toute tentative de « développement accéléré » ; le niveau de compétence des spécialistes qualifiés est en chute libre ; tout ce qui vient de l'étranger est considéré avec méfiance ; sans oublier une bureaucratisation et une corruption omniprésentes... Mais les quatre phénomènes analysés ci-dessus suffisent à comprendre que ce n'est pas demain que la Russie pourra devenir une économie moderne compétitive.

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