Migrants massés à la frontière par la Biélorussie : « Cette crise peut servir la Pologne dans ses contentieux avec l’UE »
En jouant sur la peur d’un afflux massif de migrants, Varsovie veut pousser l’Union européenne à fermer les yeux sur ses entorses à l’Etat de droit, souligne le chercheur Matthieu Tardis, spécialiste de la politique européenne d’immigration.
La tension continue de monter entre l’Union européenne (UE) et la Biélorussie. L’autoritaire président biélorusse, Alexandre Loukachenko, est accusé d’avoir orchestré la venue de plusieurs milliers de migrants à la frontière avec la Pologne, depuis le début du mois d’août, afin de faire pression et d’obtenir la fin des sanctions économiques décidées contre son régime, en 2020, après sa répression brutale de l’opposition.
Ces personnes, parmi lesquelles se trouvent des enfants et des femmes, vivotent dans des conditions difficiles. La nuit, les températures descendent sous zéro degré.
Mercredi 10 novembre, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a affirmé que l’UE allait procéder, en réponse, à un « élargissement des sanctions » contre Minsk, lundi 15 novembre, lors d’une réunion des ministres des affaires étrangères, à Bruxelles.
Jeudi 11 novembre, sur RMC et BFM-TV, le secrétaire d’Etat français aux affaires européennes, Clément Beaune, a estimé que la crise à la frontière polonaise était une « attaque migratoire » et un « test » pour l’UE. « On doit agir avec fermeté. Nous sommes solidaires de la Pologne (…). C’est l’Europe qui est testée », a-t-il déclaré.
Matthieu Tardis, chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI) et spécialiste de la politique européenne d’immigration, analyse la réponse apportée par l’UE depuis le début de cette crise. Selon lui, les personnes migrantes sont « les oubliées » de cette épreuve de force.
Quelles sont l’ampleur et la nature de la crise qui se joue à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie ?
Le nombre de personnes qui se trouvent actuellement à la frontière est limité [entre 2 000 et 4 000 migrants seraient présents entre les deux pays]. La situation n’a rien à voir avec celle qui existait en Grèce, en 2015, lorsque des migrants ou réfugiés, majoritairement syriens, sont arrivés en Europe après avoir traversé la Turquie. Ce n’est pas une crise migratoire qui se joue en ce moment, mais une crise politique entre la Biélorussie et l’UE, une crise qui est construite de toutes pièces par Alexandre Loukachenko.
En réponse à la crise, l’Union européenne s’apprête à prendre de nouvelles sanctions à l’égard de la Biélorussie. Au-delà de ces dernières, quelle est la marge de manœuvre de l’UE face à cette situation ?
La marge de manœuvre de la Commission européenne est assez limitée. La Pologne est souveraine sur son territoire pour prendre un certain nombre de décisions relatives à l’immigration. Le pays a d’ailleurs refusé l’aide de Frontex, l’agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes.
Sur le plan politique, la Commission, sans forcément approuver la réponse polonaise, ne la condamne pas non plus. Pourtant, la manière dont la Pologne répond à cette situation, d’un point de vue migratoire, n’est pas conforme aux standards européens et internationaux, puisque ce sont clairement des refoulements qui sont effectués à la frontière [le principe de non-refoulement est consubstantiel au droit d’asile et consacré par l’article 33 de la convention de Genève de 1951]. La Commission européenne, qui est la gardienne des traités, devrait le dénoncer, mais ne le fait pas pour des raisons politiques.
En ce qui concerne les Etats membres, les déclarations visant à rappeler à la Pologne les règles internationales sont très discrètes. Chez beaucoup de responsables européens, il reste un traumatisme très important lié à l’afflux de migrants, en 2015, et la crainte de revivre la même situation.
Comment analysez-vous la position de la Pologne depuis le début de cette crise ?
Au-delà de considérations relatives à la politique intérieure du pays, cette situation permet à la Pologne de faire pression et de mettre de côté toute une série de contentieux qu’elle a avec l’Union européenne, notamment sur la question du respect de l’Etat de droit. Actuellement, l’UE se retrouve dans la position où elle cautionne les agissements de la Pologne à la frontière, alors qu’il s’agit aussi de remises en question des règles de droit.
Au-delà des refoulements, les ONG et les médias n’ont pas accès aux migrants, et il n’y a pas de condamnations des instances européennes. Tout cela peut servir la Pologne dans ses contentieux avec l’UE.
Que révèle cette crise de la politique migratoire européenne ?
Il y a encore plus de tensions entre les Etats membres, sur la question migratoire, qu’il ne pouvait y en avoir en 2015, et il n’y a toujours pas de vision commune sur le droit d’asile. La Biélorussie a bien compris que c’était notre point faible. Ce n’est d’ailleurs pas le seul Etat à s’en servir. Dans un autre contexte et suivant des intérêts différents, la Turquie avait orchestré, en 2020, l’arrivée à la frontière grecque de 10 000 migrants. En mai, le Maroc a laissé passer plusieurs centaines de migrants à Ceuta et Melilla dans le cadre d’un contentieux avec l’Espagne.
On voit que des pays utilisent l’immigration comme un pion dans le jeu diplomatique vis-à-vis de l’UE, où l’opinion publique est chauffée à blanc sur ces questions, directement par certains gouvernements. Finalement, l’UE a organisé sa propre faiblesse, alors qu’en réalité, si l’on regarde à l’échelle mondiale, nous ne faisons plus face à de forts flux migratoires. Les migrations sont d’abord des dynamiques régionales, la plupart des réfugiés se situent dans des Etats voisins de leur pays de départ.
Quelles sont les solutions pour les personnes migrantes actuellement bloquées à la frontière ?
Ces personnes sont les oubliées de cette crise. Le débat sur la situation humanitaire n’existe pas, ou très peu. Actuellement, seule la Pologne pourrait décider de les laisser entrer, mais elle n’a aucune intention de le faire. Dans le « Pacte européen sur la migration et l’asile » [actuellement en discussion entre les Etats membres], la Commission européenne propose de créer des mécanismes de filtrage aux frontières extérieures de l’UE, où les dossiers d’asile seraient directement étudiés. Des formes de « hot spot », déjà mis en place en 2015 en Grèce et en Italie. Sur le papier, cela peut être une solution, mais cela n’a pas toujours fait ses preuves.
En outre, le principe d’un mécanisme de répartition entre les pays membres, un dossier très sensible, est aussi discuté. Cela aurait pu être une solution, consistant à laisser entrer quelques milliers de personnes et, ensuite, les répartir sur l’ensemble du territoire de l’UE.
Juliette Bénézit
Lire l'entretien sur le site du Monde
Média
Partager