« Même si les Russes ne voulaient pas de cette guerre, ils attendent de leur président une victoire militaire convaincante »
Rétablissement de la grandeur, lutte contre le nazisme, rejet multiforme de l’Occident… telles sont les cordes sensibles sur lesquelles Vladimir Poutine joue pour susciter l’adhésion de la population à son intervention en Ukraine, analyse dans une tribune au « Monde » Tatiana Kastouéva-Jean, spécialiste de la Russie.
« Les Russes veulent-ils la guerre ? » Ainsi commence une célèbre chanson soviétique, devenue symbole du pacifisme dans le pays qui a subi les plus grandes pertes humaines lors de la seconde guerre mondiale. Pourtant, si le conflit que Vladimir Poutine livre à l’Ukraine horrifie une partie des Russes et pousse certains d’entre eux à protester ou à fuir à l’étranger, beaucoup semblent la soutenir.
Quelles fibres de l’âme russe le maître du Kremlin a-t-il réussi à toucher pour susciter une adhésion à sa sanglante aventure ? Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, la population russe baigne dans une propagande féroce. Omniprésente dans le champ informationnel russe, l’Ukraine était ces dernières années l’objet du mépris et de la haine d’innombrables commentateurs.
De nombreux Russes n’acceptent aujourd’hui que le récit diffusé par les chaînes publiques nationales, même face aux témoignages des parents proches ou aux vidéos des prisonniers russes en Ukraine, qu’ils considèrent comme victimes ou vecteurs de la propagande ennemie. Quant à la propagande russe, elle joue sur plusieurs cordes sensibles.
La quête d’une grandeur perdue
Tout d’abord, la nostalgie de l’URSS qui ne s’est jamais vraiment estompée : trente ans après sa disparition, 63 % des Russes continuent à regretter l’Union soviétique ; la majorité impute son effondrement à la « trahison des élites » et à la « perfidie de l’Occident ». Pour préserver la paix sociale, l’Etat russe n’a jamais officiellement condamné le Parti communiste. Lénine gît toujours dans son mausolée sur la place Rouge et Staline reste la personnalité historique la plus admirée.
Il n’y a pas eu de lustration en Russie, et les anciens agents du KGB tiennent aujourd’hui tous les rênes du pouvoir. Le travail sur la mémoire historique a été essentiellement mené dans les milieux intellectuels urbains, notamment par l’association Memorial, récemment dissoute. La population russe est vieillissante : parmi les 37 millions de retraités, nombreux sont ceux qui restent très attachés au passé soviétique et arrivent même à convertir une partie des jeunes à leur quête d’une époque perdue de grandeur nationale.
Cette grandeur passe aussi par l’influence dans les anciennes républiques soviétiques, dont l’aspiration à la souveraineté et au rapprochement avec les structures euro-atlantiques n’est ni comprise ni acceptée. Ensuite, un véritable culte de la « grande guerre patriotique » (désignation soviétique, puis russe, de la seconde guerre mondiale) s’est installé en Russie sous Vladimir Poutine.
Le culte de la victoire contre le fascisme
Ce culte de la victoire contre le fascisme et le nazisme fédère largement les Russes : la question de l’Ukraine, où certains mouvements nationalistes avaient collaboré avec les nazis, se révèle particulièrement sensible. De cette guerre, la société russe tire deux « enseignements », que le Kremlin instrumentalise à des fins de consolidation politique.
Premièrement, la Russie doit être prête à défendre – s’il le faut manu militari – sa place de puissance victorieuse dans l’ordre mondial dont l’Occident chercherait sans cesse à l’évincer. L’élargissement de l’OTAN est perçu comme une menace militaire directe ; celui de l’Union européenne ainsi que le partenariat oriental, comme un empiètement sur sa zone d’influence traditionnelle et des tentatives de détacher les anciennes républiques soviétiques de la Russie pour l’affaiblir.
Enfin, les opérations occidentales en ex-Yougoslavie, en Irak ou en Libye qui ne visaient pas directement la Russie ou les ex-républiques soviétiques ont convaincu Moscou qu’il en serait la cible un jour ou l’autre. De plus, la puissance qui a vaincu le Mal absolu ne mènerait que des guerres justes qu’elle ne pourrait que gagner.
Un fort sentiment contre l’Occident
Cette foi est accompagnée d’une grande confiance dans les forces armées modernisées sous Vladimir Poutine, mais aussi d’une militarisation de la société qui touche même les écoles secondaires, où les cours de préparation militaire initiale sont de retour. Même si les Russes ne voulaient pas de cette guerre de Poutine contre l’Ukraine, ils s’y préparaient et ils attendent aujourd’hui de leur président une victoire militaire convaincante qui en justifierait le coût humain et économique.
Enfin, l’anti-occidentalisme a progressivement dépassé le domaine sécuritaire et politique pour remplir la sphère culturelle et spirituelle. Les normes et valeurs de l’Occident sont désormais vigoureusement rejetées. En 2016, le patriarche de l’Eglise orthodoxe russe a dénoncé les droits de l’homme comme une « hérésie globale ». En 2019, Vladimir Poutine déclarait la fin du libéralisme.
En mars 2022, le même patriarche expliquait qu’il y aurait dans la guerre en Ukraine une signification métaphysique : la Russie lutterait contre l’Occident non seulement pour sa propre survie, mais pour « le salut humain ». Les sondages montrent que l’état de la démocratie, des droits de l’homme et de la liberté d’expression ne préoccupe qu’une minorité des Russes.
Un régime autoritaire qui bascule dans le totalitarisme
Le verrouillage progressif de la politique intérieure est l’un des facteurs essentiels de la politique extérieure agressive. Vaguement réformateur et occidentaliste à ses débuts, Poutine fait basculer aujourd’hui son régime autoritaire dans le totalitarisme en éliminant les derniers foyers d’expression libre et en interdisant jusqu’à l’emploi du mot « guerre ». Toutes ces cordes sensibles ont formé un nœud autour de l’Ukraine : rétablissement de la grandeur, lutte contre le nazisme, rejet multiforme de l’Occident…
Les Russes se laissent facilement convaincre que leur pays a été poussé à la guerre contre l’Ukraine, et que Moscou n’avait pas d’autre choix. La guerre fait monter en flèche la popularité de Poutine, qui a connu des pics semblables pendant les conflits militaires précédents, que ce soit en Tchétchénie, en Géorgie ou en Ukraine. Le temps montrera si le nouveau contrat social – grandeur nationale contre loyauté inconditionnelle – résistera à la dégradation des conditions économiques.
Par le passé, le peuple russe a démontré à plusieurs reprises sa capacité d’unité et de résilience. Les sanctions occidentales sont perçues comme une véritable guerre économique et la preuve tangible que l’Occident cherche bel et bien à détruire la Russie. Il est probable que les germes du ressentiment russe survivent même à Poutine, dont l’époque pourrait à son tour laisser derrière elle ses propres nostalgiques de la grandeur nationale et de la main forte.
Tatiana Kastouéva-Jean, chercheuse spécialiste de la Russie, est directrice du centre Russie/NEI à l’Institut français des relations internationales (Ifri)
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