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« Malgré les apparences, il y a des divergences structurelles entre la Chine et la Russie »

Interventions médiatiques |

interrogé par Pablo Maillé pour

  Usbek & Rica
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Comment comprendre le rapprochement récent entre le président russe Vladimir Poutine et son homologue chinois Xi Jinping ? Alors que la menace d’une intervention militaire de la Russie en Ukraine se précise un peu plus chaque jour, entretien avec Marc Julienne, responsable des activités Chine à l’Ifri (Institut français des relations internationales).

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Usbek & Rica : Vladimir Poutine et Xi Jinping se sont rencontrés le 4 février dernier à Pékin, dénonçant « l’influence négative pour la paix et la stabilité  » des États-Unis et de leurs alliés occidentaux. Ce rapprochement stratégique est-il complètement nouveau ?

Marc Julienne : Non, ce rapprochement n’est pas nouveau. Il se renforce depuis un certain nombre d’années, et particulièrement depuis quelques mois dans le contexte de la crise ukrainienne. L’année 2014 a été particulièrement significative pour la relation sino-russe : avec l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine s’est trouvé relativement isolé sur la scène internationale. La Chine est alors apparue comme un partenaire permettant de briser cet isolement. Cela a permis aux deux pays d’afficher leur partenariat sur la scène mondiale, notamment lors de l’édition d’octobre 2014 de l’exercice militaire régulier « Peace Mission, dans le cadre de l’Organisation de coopération de shanghai, une organisation à l’origine centre-asiatique aujourd’hui étendue à l’Inde, au Pakistan et à l’Iran.

À partir de là, les liens entre les deux voisins se sont renforcés. Et pour cause : plus les relations entre la Russie et l’Occident se dégradent, plus le partenariat avec la Chine devient pertinent pour la Russie ; de la même façon, plus les relations entre la Chine et l’Occident se dégradent, plus le partenariat avec la Russie devient pertinent pour la Chine. En ce moment, ces deux tendances ont la particularité de s’accentuer parallèlement. En Asie de l’Est et dans l’espace Indo-Pacifique, il y a une montée des tensions entre les États-Unis et la Chine, notamment au sujet de Taïwan. Les relations sont également de plus en plus tendues entre la Russie et le reste du monde occidental, non seulement à cause de la crise ukrainienne mais aussi en raison de l’influence russe à l’étranger, de cyberattaques, ou de ses activités en Afrique. Il y a donc une forte convergence des intérêts de la Chine et de la Russie du point de vue de leurs relations respectives avec les États-Unis et leurs alliés, et qui motive leur rapprochement.

[...]

Ce partenariat ne prend pas pour autant la forme d’une « alliance », car selon vous il y a surtout « une grande méfiance de part et d’autre, et surtout du côté russe ». Comment expliquer cette méfiance ?

Le partenariat se renforce, bien sûr, particulièrement dans le contexte géopolitique actuel. Mais je crois qu’il ne faut pas y voir plus qu’un partenariat – et certainement pas une « alliance  » comme on l’entend souvent. Ce rapprochement est très significatif en effet et, vu les tendances actuelles, il risque de continuer à s’approfondir. En revanche, une « alliance » implique généralement la signature d’un traité de défense mutuelle, ce qui est loin d’être le cas entre Pékin et Moscou. Par principe, la doctrine diplomatique de la Chine refuse d’ailleurs toute alliance, sauf avec la Corée du Nord pour des raisons historiques très particulières. Surtout, malgré les apparences, il existe des divergences structurelles entre la Chine et la Russie sur de nombreux sujets. Celles-ci sont simplement relayées au second plan pour mettre le plus possible en valeur les domaines de coopération.

Par exemple, en Asie centrale, zone d’influence traditionnelle de la Russie d’un point de vue historique, la présence de la Chine s’accentue depuis plusieurs années. On peut citer l’initiative des Nouvelles routes de la soie, lancée en 2013 par le président Xi Jinping depuis Astana au Kazakhstan, avec à la clé de nouvelles infrastructures de transport et d’énergie et un boom des échanges commerciaux. Parallèlement, Pékin intensifie la coopération militaire avec ses voisins centrasiatiques par le biais d’accords bilatéraux sécuritaires, d’exercices conjoints, de formation, de patrouilles frontalières communes. Bref, la Chine est est un acteur de plus en plus important en Asie centrale, aux dépens de la Russie.

De même, si la Chine investit depuis longtemps le continent africain, encore une fois à travers les Nouvelles routes de la soie, la Russie essaye justement de faire son grand retour en Afrique depuis quelque temps. La société militaire privée proche du Kremlin Wagner a déjà remporté de nombreux contrats auprès de dirigeants africains, notamment au Mali et en République centrafricaine, mais aussi au Soudan où la Chine est très présente. En relativement peu de temps, la Russie s’est fait une place en Afrique, concurrençant potentiellement la Chine.

Sur le fond, Xi Jinping et Vladimir Poutine se disent pourtant « préoccupés » à la fois par le rôle de l’OTAN mais aussi par la création en 2021 de l’alliance militaire des États-Unis avec le Royaume-Uni et l’Australie (AUKUS), estimant que cette union, notamment autour de la fabrication de sous-marins nucléaires, « touche à des questions de stabilité stratégique ». De quoi s’agit-il ?

On est au cœur du sujet. C’est le point de convergence le plus central entre Moscou et Pékin. La colonne vertébrale du partenariat entre la Chine et la Russie, c’est l’opposition aux États-Unis et leurs alliés, et l’opposition aux volontés supposées d’élargissement de l’OTAN, et de renforcement des alliances militaires dans l’Indopacifique.

Ce fameux partenariat de sécurité entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni , l’AUKUS, a été annoncé le 15 septembre 2021. Il a constitué, d’une certaine manière, une rupture stratégique, en tout cas dans les mentalités : certes, l’Australie ne disposera pas du jour au lendemain d’une flotte de sous-marins à propulsion nucléaire, mais le fait même de consentir à transférer des technologies nucléaires militaires crée un précédent. Les États-Unis brisent ici un tabou potentiellement dangereux, puisque d’autres États pourraient utiliser ce précédent pour chercher à se doter eux-mêmes de sous-marins à propulsion nucléaire. En plus d’AUKUS, l’administration Biden a également renforcé ses alliances avec la Corée du Sud et le Japon, ainsi que sa coopération avec Taïwan, tandis que le Dialogue de sécurité Quadrilatéral (Quad), entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie, a été vivement relancé en 2017. Quoiqu’il en soit, personne n’est dupe, et surtout pas Pékin, sur le fait que l’approche américaine en Indo-Pacifique est essentiellement dirigée contre la Chine. 

Après son entretien avec Xi Jinping, le président russe a salué les relations d’une qualité « sans précédent » de son pays avec la Chine, tandis que Xi Jinping a souligné sa volonté « d’injecter plus de vitalité » entre les deux pays. Pour vous, ce genre de flatteries ne reflètent pas la réalité ? En tout cas pas celle d’une alliance ?

Je pense que la rencontre entre les deux chefs d’Etat a permis d’afficher leur « amitié sans limite ». Il est très intéressant d’observer que la longue déclaration conjointe qui a été publiée à l’issue du sommet est exclusivement consacrée aux questions internationales – vision alternative de la démocratie, réforme du système onusien, critique de l’OTAN et d’AUKUS… – et n’aborde pas du tout l’approfondissement de la relation bilatérale. La seule annonce concrète sur le plan bilatéral qui est ressortie de la rencontre est la signature d’un contrat pour la fourniture de 100 millions de tonnes de pétrole russe à la Chine, via le Kazakhstan, sur dix ans, et d’un autre contrat pour la fourniture de 10 milliards de mètres cubes de gaz par an, via l’extrême orient russe. Ces contrats sont très significatifs par leur envergure, mais ils ne démontrent pas une coopération étroite entre les deux États dans tous les domaines. 

A nouveau, la question de l’alliance renvoie à une convergence politique et idéologique profonde et implique un engagement de défense mutuelle. Pékin et Moscou sont encore très loin de ce type d’engagement.

Le jeudi 27 janvier, le ministère des Affaires étrangères chinois a déclaré son soutien aux « préoccupations raisonnables » de Moscou vis-à-vis de l’Ukraine. Quel est son intérêt dans ce conflit ?

Il y a une analyse partagée à Moscou et Pékin selon laquelle les États-Unis sont une puissance déclinante et qu’elle n’a plus la volonté politique, ni le soutien populaire, pour s’engager dans des conflits de haute intensité, contre des armées étatiques puissantes. Les échecs en Irak et en Afghanistan, face à des ennemis nettement moins puissants, tendent à renforcer ce sentiment. La crise ukrainienne est à ce titre un test pour cette hypothèse : jusqu’où les États-Unis sont-ils prêts à aller pour défendre leurs valeurs ?

De plus, il existe une certaine similitude entre les velléités irrédentistes de la Russie et celles de la Chine. Moscou cherche à incorporer l’Ukraine dans son territoire national, tandis que Pékin vise à faire de même avec Taïwan et la mer de Chine méridionale, sur laquelle il revendique des « droits historiques » inexistants en droit international. 

Taiwan est d’ailleurs un enjeu d’une grande volatilité actuellement. Tous les spécialistes s’accordent à dire que la Chine n’a pas les capacités militaires suffisantes pour entreprendre une invasion. Et pourtant, le discours de Pékin est extrêmement menaçant et agressif – et pas que son discours, puisque l’armée chinoise mène aussi très régulièrement des opérations aériennes dans des zones contestées. Il y a à la fois un discours clair et des gesticulations qui visent à démontrer la détermination de Pékin à unifier Taïwan par la force. 

Ainsi, la réaction de l’Occident sur la question ukrainienne pourra être interprétée par Pékin à l’aune de ces velléités en Asie de l’Est. L’absence de réaction des Occidentaux pourrait alors signifier que Pékin à les mains libres pour envahir Taiwan.

 

Retrouver l'entretien en intégralité sur le site d'Usbek & Rica.

 

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Marc JULIENNE

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Directeur du Centre Asie de l'Ifri