Il est frappant de constater le peu d’écho rencontré par cette boussole dans le débat national français, alors même que la guerre en Ukraine plaçait les Européens face à leurs responsabilités. D’une lecture aride, elle n’a probablement pas fait l’objet d’un travail d’élaboration et de communication publique suffisant. C’est souvent le cas de ce type de production administrative. Mais surtout, elle intéresse peu, voire pas du tout, les forces politiques françaises qui consacrent peu de ressources politiques et intellectuelles aux questions internationales. Elles préfèrent les aborder à travers quelques totems, comme le commandement intégré de l’Otan. Il y a deux manières de lire ce document.
La première consiste à y voir une nouvelle étape dans l’émergence d’une culture stratégique européenne commune et un effort de synthèse utile de compréhension de l’environnement géopolitique. Effort appelé à être révisé régulièrement, « tous les trois ans, au moins ». Apparaît un monde multipolaire traversé par une politique de rapports de force, qui s’observe principalement dans les comportements de la Russie et de la Chine. Moscou « viole de façon flagrante le droit international et les principes de la charte des Nations unies, et porte atteinte à la sécurité et à la stabilité européennes et mondiales ». Quant à la Chine, avec laquelle il est possible de travailler sur le changement climatique, elle « est de plus en plus impliquée et engagée dans des tensions régionales », tout en cherchant à « achever la modernisation globale de ses forces armées d’ici à 2035, ce qui aura une incidence sur la sécurité régionale et mondiale ». Brièvement évoqués, les États-Unis sont présentés comme « une puissance mondiale qui contribue à la paix, à la sécurité, à la stabilité et à la démocratie sur notre continent ». Ils restent « le partenaire stratégique le plus fidèle et le plus important de l’UE ».
Suit alors un tour d’horizon, qui commence par les « Balkans occidentaux », théâtre de « l’augmentation des ingérences étrangères », et sur lequel le soutien à l’intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine mérite une attention particulière. L’ensemble du « voisinage oriental » est déstabilisé par l’agression de la Russie contre l’Ukraine et « la modification de son statut de pays dénucléarisé » par la Biélorussie. Dans la « région arctique », les tensions géopolitiques s’avivent en raison du réchauffement climatique. Le « voisinage méridional » reste perturbé par les crises en Libye et en Syrie, qui favorisent « les mouvements terroristes, la traite des êtres humains et la criminalité organisée ». En « Méditerranée orientale », persistent des risques d’escalade rapide à cause notamment « de l’instrumentalisation de la migration irrégulière ». D’« importance stratégique pour l’UE », le continent africain fait l’objet d’« une concurrence géopolitique croissante », qui s’observe au Sahel, en Afrique centrale, dans le golfe de Guinée, dans la Corne de l’Afrique et dans le canal du Mozambique. « Au Moyen-Orient et dans la région du Golfe au sens large », les conflits actifs persistent, ainsi que les risques de prolifération. La « région indopacifique » est présentée comme « un nouvel espace de concurrence mondiale » dans lequel la Chine est « incontournable », mais dont le comportement « de plus en plus affirmé provoque une réaction croissante ». Ce tour d’horizon se finit en « Asie » avec l’Afghanistan et la Corée du Nord, puis en Amérique latine avec notamment « la persistance de la crise au Venezuela ».
Une seconde lecture de ce document consiste à relever un décalage pour le moins problématique entre la résolution affichée de « défendre l’ordre de sécurité européen » et les capacités envisagées pour « agir ». La boussole constate d’emblée le « retour de la guerre en Europe » et envisage, en conséquence, de renforcer les opérations et missions civiles et militaires, « de développer une capacité de déploiement rapide » allant jusqu’à cinq mille militaires et de consolider les structures de commandement et de contrôle. Est-on sérieux ?
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