L’Union européenne à la croisée des chemins entre décrochage et rebond de puissance
L’Union européenne, confrontée à des rivalités sino-américaines grandissantes et à l’accroissement de son retard en matière de technologies d’avenir, doit trancher entre immobilisme et volonté de puissance.
L’année 1842 est bien connue des jeunes élèves chinois : c’est le début du « siècle des humiliations », période durant laquelle les Occidentaux se sont livrés à une politique de prédation sur l’empire du Milieu, privé de nombreux territoires à coup de traités inégaux suite aux guerres de l’opium. Ainsi, au début du XXe siècle, la Chine a perdu sa souveraineté sur de nombreux territoires (dont les fameux Hong Kong et Macao) et 16 de ses villes les plus importantes sont contrôlées par les Européens. La plupart des historiens s’accordent à dire que le délitement du puissant empire Qing est dû au fait que la Chine n’a pas su, et n’a pas voulu, prendre le tournant de la révolution industrielle. C’est pourtant cette même révolution qui a permis aux Européens de se tailler d’immenses empires coloniaux aux XVIIIe et XIXe siècles.
Aujourd’hui, alors que l’Union européenne (UE) est aux portes du déclin économique et que l’écart industriel se creuse entre la Chine et les États-Unis, les diplomates européens regardent avec angoisse le « siècle des humiliations », comme si le philosophe grec Héraclite avait finalement raison et que l’histoire était bien cyclique.
Le temps de l’autonomie stratégique
Face à la noirceur de ce tableau il est toutefois de bon ton, dans les cercles de réflexions stratégiques européens, d’affirmer qu’il est temps pour l’Europe de prendre son autonomie stratégique. Bien que ce concept soit flou et sujets à des nombreux débats sémantiques, l’idée est celle d’une émancipation à l’égard d’un grand frère Américain de moins en moins fiable. La confiance des Européens dans le parapluie américain, incarné par l’Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN), a en effet été minée par les soubresauts de la présidence Trump et plus récemment par le départ précipité d’Afghanistan ainsi que par la création surprise de l’Aukus. Cette alliance stratégique pour l’Indo-Pacifique, conclue entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis, s’est nouée au détriment des intérêts français. L’Hexagone a en effet vu s’envoler un juteux contrat de 60 milliards d’euros pour la construction de 12 sous-marins destinés à l’armée australienne ; cette dernière préférant ceux des États-Unis pour leur propulsion nucléaire. Ces revers subis par les Européens ont une signification claire : le centre d’intérêt des États-Unis n’est plus l’Europe – s’il l’a même jamais été – ni même le Moyen-Orient mais bien l’Indo-Pacifique où l’oncle Sam veut contrer la montée en puissance du géant chinois.
Face au désintérêt américain pour les affaires du Vieux contient, des hommes politiques comme Emmanuel Macron se sont engouffrés dans la brèche et prônent la création d’une armée européenne, mantra de la politique étrangère du Président français depuis son arrivée à l’Élysée. La volonté d’indépendance en matière de sécurité n’est toutefois qu’un volet parmi d’autre de l’autonomie stratégique. Cette dernière passe aussi par la création d’une industrie européenne de pointe et la sécurisation des approvisionnements vitaux.
Une bureaucratie européenne sortie de sa torpeur
L’évolution de la grammaire européenne en matière d’autonomie est due à plusieurs facteurs plus ou moins nouveaux. D’abord, la fin du mythe de la convergence a fait ouvrir les yeux aux élites néo-libérales européennes. A la manière d’une « Fin de l’Histoire » prédite par Francis Fukuyama suite à l’explosion de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) en 1991, de nombreux économistes et politiques pensaient que la convergence entre l’économie chinoise et les économies occidentales allait conduire à une convergence politique et idéologique. Au contraire, bien que l’intégration économique ait eu lieu, les différences idéologiques se sont accentuées. Cela a donné lieu à une politisation du commerce international où l’intégration des économies est perçue comme une faiblesse pour des États en situation de rivalité stratégique constante. L’utilisation massive de taxes douanières par l’administration Trump à l’encontre de la Chine mais aussi de l’UE en est l’exemple même.
La pandémie de Covid-19 a aussi mis en lumière la trop grande dépendance de l’Union européenne à l’égard de la Chine en matière d’approvisionnement dans des secteurs clés, comme celui de la production de vaccins par exemple. Cette dépendance concerne aussi les terres rares, dont 85% de la production mondiale est assurée par l’empire du Milieu. Ces ressources naturelles sont pourtant nécessaires pour l’industrie des technologies de pointe comme les batteries électriques, les smartphones, l’armement, les éoliennes on encore les panneaux photovoltaïques. L’Union européenne est également contrainte en matière de puces électroniques comme l’a montré, cet été, l’arrêt temporaire d’usines de Volvo ou d’Audi par manque de ces précieuses technologies, dont 50% du marché mondial est contrôlé par l’entreprise taïwanaise TSMC (Taïwan Semiconductor Manufacturing Company).
La pandémie de Covid-19 et la quasi guerre froide à laquelle se livrent la Chine et les États-Unis ont donc au moins permis de réveiller la bureaucratie européenne alors que ces dépendances sont dénoncées de longues dates par de nombreux économistes.
Rester à la pointe en matière de technologies et d’innovation
- Selon Marie Krpata, chercheuse au Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa) et spécialiste dans les relations internationales de l’UE, « la Commission européenne se veut géopolitique et veut apprendre à parler le langage de la force du fait d’une rivalité sino-américaine de plus en plus importante.
On voit à travers des personnalités comme Thierry Breton, commissaire en charge de la politique industrielle européenne, qu’il y a une véritable volonté de rester à la pointe en matière de technologies et d’innovation par rapport à des concurrents de plus en plus visibles qu’ils soient étatiques ou privés comme les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) ou leur équivalent chinois les BATX1. L’UE souhaite se doter d’une politique industrielle à travers des secteurs clé comme les batteries avec le projet d’alliance européenne « l’Airbus des batteries »2 ou ceux des semi-conducteurs, de l’hydrogène et du numérique avec Gaia-X3 ». C’est dans cette logique que la Commission européenne a produit, en mai dernier, une analyse sur 14 secteurs clés, que sont notamment les ingrédients pharmaceutiques actifs ou le Cloud, pour mettre en lumière leurs dépendances en matière d’approvisionnement.
Même si comparaison n’est pas raison, l’UE, forte de ces apprentissages en matière de dépendance, devrait dès maintenant accélérer la cadence dans la course aux technologies d’avenir avec la Chine et les États-Unis pour ne pas se retrouver dans la situation de l’empire du Milieu il y a un siècle et demi. Ces technologies, qui vont modifier radicalement nos modes de vie, sont notamment l’intelligence artificielle, les nanotechnologies et les biotechnologies ou encore les moyens de télécommunication comme la 5G. Cette course est toutefois à concilier avec le défi majeur du XXIe siècle pour l’humanité, soit la nécessaire diminution par deux des émissions de gaz à effet de serre afin de limiter à + 1,5 °C le réchauffement de la température terrestre par rapport à l’ère préindustrielle. Le défi paraît difficilement relevable mais ne rien faire pourrait mener à une planète invivable et/ou, dans une bien moindre mesure, à la transformation de villes européennes comme Marseille ou Rotterdam en concessions chinoises. Cette affirmation peut paraître insensée mais la Chine a déjà montré son appétit en 2016 en prenant le contrôle du premier port et centre industriel grec, par l’intermédiaire de l’armateur public Cosco qui a racheté 67% des parts de la société du Port du Pirée.
Pour éviter que cette dystopie coloniale se réalise, l’UE doit également accentuer sa politique en matière de filtrage des investissements directs étrangers (IDE). Une grande avancée a eu lieu en ce sens en octobre 2020. La Commission européenne a en effet mis en place le cadre européen pour le filtrage des IDE afin de « répondre aux défis économiques actuels, sauvegarder les principaux atouts européens, protéger la sécurité collective [et] parvenir à une autonomie stratégique » selon Valdis Dombrovskis, le vice-président exécutif de la Commission européenne. Ce dispositif reste toutefois, pour l’instant, non contraignant mais l’objectif à terme est de le rendre obligatoire et homogène pour tous les pays de l’UE.
Afin de s’imposer comme un acteur économique incontournable face à la Chine et les États-Unis, l’UE doit aussi créer des champions industriels européens. Cette politique nécessite toutefois la concentration d’entreprises, processus bien souvent néfaste pour les consommateurs. La réduction du nombre d’acteurs sur un même marché, voire les situations de monopole, permettent en effet à ceux qui restent d’augmenter leurs prix.
Le temps de l’Europe puissance est venu
- Pour Marie Krpata, trois voies s’ouvrent à l’Union européenne pour trouver sa place dans un monde polarisé par l’affrontement sino-américain. La première est celle de « l’alignement sur les États-Unis, à la manière des Britanniques avec l’Aukus, qui mettrait toutefois en danger nos relations avec la Chine ».
La seconde est celle du maintien de la politique actuelle sans véritable prise de position qui signifierait « qu’il y ait une dépendance aux États-Unis sur les sujets relatifs à la défense tout en essayant d’avoir des relations avec la Chine, en sachant que la rivalité sino-américaine mènera à des durcissements sur le plan économique avec des restrictions d’accès au marché chinois et des contrôles d’exportations. Dans cette logique, les Européens deviendraient des victimes collatérales de ce conflit » Enfin, la dernière solution, celle de l’Europe puissance, a pour but de proposer « une troisième voie médiane qui n’exclue pas les autres pays et qui cherche le dialogue. Cette politique se traduirait par la promotion du multilatéralisme et la création de formats alternatifs dans lesquels le dialogue est possible, contrairement au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) et à l’OMC [l’Organisation mondiale du commerce]. Ces institutions sont aujourd’hui bloquées à cause de l’opposition de la Chine et la Russie d’un côté et des États-Unis, du Royaume-Uni ainsi que de la France de l’autre. La recherche d’un format alternatif pourrait se faire au travers d’une alliance flexible avec des puissances de tailles moyennes avec lesquelles nous sommes alignés en matière d’objectifs à atteindre pour l’environnement ou les droits de l’homme comme le Japon ou l’Inde ».
Pour arriver à ce grand projet d’Europe puissance, l’Union européenne devra affronter ses propres démons et surpasser ses divisions. Contrairement aux États-Unis ou à la Chine qui sont des États-nations, l’UE est un agglomérat fragile et complexe de 27 pays qui suivent des agendas bien différents en matière de politique internationale. Si les États du Sud considèrent le terrorisme et l’immigration comme leurs principaux problèmes, les pays de l’Est et des Balkans regardent le voisin russe d’un œil inquiet et n’imaginent pas leur existence sans le bouclier américain. De son côté l’Allemagne, puissance moteur de l’UE mais diplomatiquement frileuse, cherche toujours le compromis avec la Russie et la Chine. La fin de l’ère Merkel et l’arrivée des Verts dans une coalition de gouvernement pourraient toutefois redistribuer les cartes.
Dans son livre Le Temps des prédateurs, François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la recherche stratégique, présente une dystopie dans laquelle Paris est passée sous domination chinoise après « la guerre du luxe » perdue par la France en 2028. Les Occidentaux, dont le crédit social n’est pas suffisant, ne peuvent accéder au centre de la ville Lumière réservées aux seuls touristes Chinois et n’ont pas le droit à la climatisation dans un Paris où il fait 35°C au mois d’octobre.
Espérons que cette anticipation, qui peut faire sourire certains, ne se réalise pas et que nos dirigeants aient le courage de prendre le virage de l’Europe puissance avant que l’Union européenne, dernier herbivore dans un monde de carnivores, ne soit dévorée par l’ogre Chinois.
(1) BATX : Acronyme désignant les géants du numérique chinois que sont Baidu, l'équivalent de Google ; Alibaba, l'Amazon chinois ; Tencent, entreprise propriétaire de WeChat, le Facebook communiste et Xiaomi, spécialisé dans les smartphones.
(2) « Airbus des batteries » : Projet européen lancé en janvier 2021 et dirigé par l’Allemagne visant à développer une filière européenne avec une quarantaine d’entreprises et douze États membres. Les participants sont notamment BMW, Tesla, Total mais aussi la France, l’Espagne ou encore l’Italie.
(3) GAIA-X : projet de développement d’un Cloud européen efficace, compétitif et sécurisé pour l’Union européenne lancé en 2020.
> Lire l'article sur le site Le Troisième Œil
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