« A l’évidence, les événements syriens sont le signe d’une nette défaite de l’approche russe »
Alors qu’en 2015, l’intervention militaire en Syrie avait signé un retour inédit de l’influence russe au Proche-Orient, la chute de Bachar Al-Assad illustre la faiblesse de l’offre sécuritaire russe, analyse le chercheur en relations internationales Julien Nocetti, dans une tribune au « Monde ».
En décembre 2017, Vladimir Poutine effectuait une escale à Hmeimim, au sud-est de Lattaquié, en Syrie, une région à majorité alaouite. Cette première visite du chef d’Etat russe sur le sol syrien mettait en scène un président se félicitant du succès remporté par ses soldats dans la « lutte contre le terrorisme » et précisant que les deux bases de Tartous et Hmeimim, ancreraient la présence militaire russe en Méditerranée orientale dans la durée. A ses côtés, Bachar Al-Assad, empressé, apparaissait en net retrait. Sept ans plus tard, quasiment jour pour jour, le tyran syrien, incapable d’empêcher la débâcle de son armée sans appui russo-iranien face à l’avancée des troupes rebelles, repensait-il à ce moment lors de sa fuite à Moscou ?
Apre, le goût doit aussi l’être pour Poutine. Le Proche-Orient a ceci de paradoxal pour la Russie qu’il incarne, depuis les années 1950, un lieu d’affirmation privilégié de la puissance soviétique puis russe en même temps qu’il illustre des échecs patents de sa politique étrangère et de sécurité.
En Syrie, Moscou s’est pris dans les propres rets de sa quête de statut. Entamée en septembre 2015 par des bombardements près de Homs et de Hama, l’intervention militaire russe avait parachevé la logique de réinvestissement régional manifestée par Vladimir Poutine. En faisant irruption parmi les puissances extérieures capables de projeter leurs forces au Proche-Orient, la Russie avait opéré un retour inédit sur la scène régionale, contrastant avec des efforts jusque-là principalement opportunistes.
Entrepreneuriat de la violence
L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la même armée russe, en février 2022, a détourné le Kremlin de ses ambitions en les réduisant à une gestion du statu quo. A une approche qui restait maximaliste sur le plan diplomatique, les Russes n’ont fait, en parallèle, que minimiser les coûts de leur engagement militaire. Moscou ne disposait plus des ressources militaires lui permettant d’imposer son influence sur la durée, à plus forte raison que cette influence visait davantage à s’attirer le regard de Washington et à s’assurer de la continuité des discussions avec la Turquie et l’Iran.
Ensuite, l’échec de la stratégie russe en Syrie montre que celle-ci ne constituait pas un enjeu vital pour la Russie. Sa politique proche-orientale a consisté à articuler la préservation d’un seuil minimal de déstabilisation – lui permettant de retirer des bénéfices stratégiques par le biais de la médiation régionale – avec l’intermédiation entre puissances, principalement avec les Etats-Unis. La friction entre la « consolidation » pour préserver des régimes en place et la « déstabilisation » a conduit Moscou à de constants ajustements afin d’éviter un niveau de tensions hors de contrôle et d’être pris en étau entre Israël et l’Iran.
Quant au régime syrien, il s’est toujours révélé être un partenaire peu accommodant, jouant de sa situation de dépendance pour chercher à imposer ses propres conditions. Comme à l’époque soviétique, la politique étrangère russe n’a jamais surmonté son échec à bâtir une légitimité populaire à l’égard des actions de la Russie en dehors du pays, tout en se tenant exclusivement aux connexions entre élites, sans considérer l’évolution des sociétés civiles.
Enfin, la situation actuelle ne fait qu’illustrer la valeur modeste de la Russie comme garantie de sécurité. Le renversement de Bachar Al-Assad questionne frontalement la politique d’une offre sécuritaire russe présentée comme une assurance-vie à des régimes en danger. Proposée tous azimuts, notamment en Afrique subsaharienne, cette offre commerciale a alimenté un entrepreneuriat de la violence qui s’est distingué par une valeur militaire relative et des exactions récurrentes, tout en attisant la corruption et la polarisation des sociétés.
Sur le plan sécuritaire, l’offre russe n’a pas fonctionné. Moscou a constamment inscrit son intervention syrienne dans une « lutte contre le terrorisme ». Or, les frappes aériennes russes ont indirectement renforcé les factions extrémistes sunnites en ciblant régulièrement les infrastructures civiles dans les régions à majorité sunnite. Et si la Syrie a pu être, au départ, un vaste polygone d’essai pour tester de nouvelles armes et moderniser son art opératif, le Kremlin s’est lassé du manque de résultats de son haut commandement militaire, au point d’en faire un « placard » à généraux.
Sur un plan formel, Moscou et Damas avaient, en 2015, réactivé le traité d’amitié et de coopération bilatéral qui datait de 1980 ; et étendu le bail du point d’appui naval de Tartous accordé à la marine russe jusqu’en 2066. Carrefours logistiques incontournables pour les opérations russes en Afrique, les bases de Tartous et Hmeimim seront probablement remises en cause à brève échéance par les nouveaux maîtres à Damas.
Rien qu’en 2024, plusieurs milliers de tonnes d’équipements militaires ont été acheminées depuis ces installations vers Tobrouk, en Libye, avant d’être répartis dans les zones d’intervention des acteurs russes sur le continent. Or, ni une base navale en Cyrénaïque ni à Port-Soudan, sur la mer Rouge, ne semblent des pistes réalistes. La capacité des Russes à obtenir le maintien d’une route logistique par la Syrie dépendra probablement des négociations à venir entre M. Poutine et M. Erdogan ; ce dernier apparaissant comme le principal bénéficiaire à court terme de la situation, ce dont le président russe n’aura d’autre choix que de s’accommoder.
A l’évidence, les événements syriens sont le signe d’une nette défaite de l’approche russe qui, pourtant, se faisait fort d’éviter les écueils commis par les Etats-Unis dans la région. L’image de Moscou comme garant de la sécurité d’alliés aux abois en sera altérée, de même que les régimes partenaires de la Russie en Afrique subsaharienne reconsidéreront à terme leur relation de clientèle. Mais la chute d’Al-Assad n’aura pas de répercussions vitales pour Moscou. Il en irait autrement d’une défaite russe en Ukraine.
Julien Nocetti, chercheur associé au Centre Russie-Eurasie et Centre géopolitique des technologies de l’Institut français des relations internationales (IFRI).
>Lire la tribune sur le site du Monde
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