"L'Europe veut d'abord assurer son autonomie stratégique"
Titulaire de la chaire Géopolitique des technologies, créée en 2020 à l'Institut français des relations internationales (Ifri), la chercheuse Alice Pannier décrypte le rôle des Etats dans l'émergence d'une nouvelle course à l’innovation et esquisse les forces en présence.
Votre chaire a été créée il y a un an. Est-ce le signe d’une nouvelle imbrication du politique et des technologies?
Ce lien n’est pas nouveau. La guerre froide, par exemple, a structuré la course technologique. Dans le spatial, l’armement, le nucléaire... Ce qui change aujourd’hui, c’est que les technologies concernées, celles du numérique, se retrouvent dans le quotidien de chacun et de tout acteur économique et politique. Depuis 2020, la pandémie de Covid-19 a accéléré des tendances préexistantes. La concurrence sino-américaine s’est intensifiée dès 2015, avec les grands plans chinois pour gagner en autonomie technologique. Ensuite, l’administration Trump a fait de la concurrence avec la Chine l’élément structurant de la politique étrangère américaine, avec des sanctions et un sentiment d’urgence à innover.
Les tensions se sont aussi intensifiées en Europe. Pourquoi ?
Le Covid-19 a remis en cause la mondialisation, y compris dans les technologies numériques. La volonté est de sortir de la dépendance vis-à-vis de la Chine, avec la nécessité de ramener des emplois qualifiés et des usines. Les valeurs véhiculées par les technologies sont l’autre enjeu. Sont-elles utilisées à des fins de contrôle social et de surveillance ? Les espaces numériques sont-ils ouverts ou fermés ? La technologie se politise, avec des nominations de conseiller à la technologie à la Maison Blanche ou au Royaume-Uni au niveau du Premier ministre.
Comment cela se traduit-il dans les politiques industrielles ?
La Commission européenne mène des initiatives pour doper la R& D. Parmi elles, le Fonds européen de la défense, qui montre un nouvel intérêt pour les technologies militaires, les financements de recherche pour les technologies émergentes, et plus récemment le Conseil européen de l’innovation. Au niveau national, l’effort est démultiplié, avec pléthore de plans d’investissement dans les deeptechs. Mais à des niveaux inférieurs à ceux des États-Unis. L’Innovation and Competition Act, que vient de voter le Sénat américain, prévoit 250 milliards de dollars de dépenses. À côté, l’Europe fait pâle figure. Dans le quantique, la France, avec son plan à 1,8 milliard d’euros, est, comme l’Allemagne, juste derrière la Chine et les États-Unis. Même s’il y a un certain saupoudrage, ces plans peuvent faire la différence, avec des bascules rapides autour de technologies disruptives qui changent la structuré du marché. Pour exemple, la compagnie californienne Nvidia a démarré en 1997 avec des cartes graphiques pour les jeux vidéo avant de devenir un mastodonte, porté par l’essor de l’intelligence artificielle.
Malgré son effort financier bien moindre, l’Europe peut gagner la bataille?
Tout dépend de l’ambition. Aujourd’hui, elle est moins d’être le numéro un mondial sur tel secteur que d’assurer son autonomie stratégique. On vise donc des secteurs critiques, sans lesquels nous avons du mal à fonctionner : la cybersécurité, l’approvisionnement en composants de base de l’industrie... C’est l’objectif du European Chips Act, que vient d’évoquer la Commission pour répondre à la pénurie de semi-conducteurs. Ensuite, il y a ce qui est critique au sens de disruptif : les secteurs qui vont avoir un impact majeur, y compris économique. Là on peut parler du quantique, suffisamment émergent et disruptif pour que l’Europe puisse avoir ses champions. Elle est aussi déjà bien placée sur certaines niches : le plus grand fabricant de machines de lithographie avancée, énormément demandées par la Chine pour graver des puces, est le néerlandais ASML.
Que dire des stratégies de la Chine et des Etats-Unis ?
Les deux économies sont en ordre de bataille car la course technologique vient structurer leur avenir. Avec une première différence : les USA cherchent à conserver leur avance alors que la Chine est plutôt challenger. La seconde, c’est que l’économie chinoise est dirigée par un État autoritaire, qui peut orienter les investissements de manière assez directe. alors que les Etats-Unis passent davantage par des plans de financement, comme en Europe. Un Etat libéral est limité dans ses attentes envers le privé. En raison d’un conflit interne, Google est par exemple sorti du projet Maven de drone piloté par l’IA du département de la Défense.
La stratégie très segmentée par technos de l’Europe est-elle la bonne?
La stratégie de l’Europe découle de sa constitution, entre entités bruxelloises d’un côté et Etats membres de l’autre. La difficulté est que tous n’ont pas le même point de vue sur le caractère stratégique des technologies et sur la question de savoir si l’Europe doit développer ses filières. Aux Etats-Unis, dès qu’une technologie émerge, l’Etat regarde son implication stratégique et mobilise tout le monde autour. En Europe, la tendance est plutôt de minimiser a priori l’aspect stratégique des technologies. La France, qui a un historique de réflexion sur l’autonomie stratégique autour des technologies à maîtriser pour la dissuasion nucléaire, est une exception. Certains pays européens se demandent même si développer nos propres technologies ne risque pas d’affaiblir notre partenariat stratégique avec les Etats-Unis ! Donc l’Europe subventionne la recherche, organise des plans d’investissements, mais de manière moins structurante que la Chine ou les Etats-Unis avec la Darpa.
Arrive-t-elle à mobiliser ses grandes entreprises ?
L’Europe n’a pas de ces géants du numérique, touche-à-tout, qui font grossir des innovations de rupture de manière organique. Aux États-Unis, le quantique est porté par IBM et Google: ils ont les moyens de creuser simultanément et sérieusement de multiples innovations. Faute d’acteurs aux mêmes capacités, les Etats européens se positionnent de manière top-down, en visant notamment le soutien aux start-up… Il faut aussi penser aux écosystèmes : impossible de lancer un secteur économique sans une base minimum de recherche universitaire, d’entrepreneurs, d’inventeurs, etc. Il faut articuler donc la réflexion stratégique avec la réalité du terrain.
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