L'Europe face aux guerres cognitives
Sept ans nous séparent des révélations d'Edward Snowden. Traître pour les uns, lanceur d'alerte pour les autres, l'ancien consultant de la National Security Agency (NSA) s'est réfugié en Russie après avoir divulgué des informations précises sur les programmes de surveillance massive mis en place par les États-Unis.
Quelques mois plus tôt, le chef d'état-major russe Valeri Gerasimov avait publié un article présentant un ensemble d'idées appelé à devenir la doctrine Gerasimov : « L'espace informationnel ouvre d'immenses possibilités asymétriques pour réduire le potentiel combattant d'un ennemi », écrivait-il après avoir tiré les leçons des Printemps arabes.
Depuis lors, l'annexion de la Crimée, le Brexit, l'élection de Donald Trump ou, plus récemment, la pandémie de Covid-19 ont donné lieu à d'intenses guerres d'information mettant en jeu des intérêts étatiques et privés, très difficiles à démêler. En quelques années, le cyberespace est devenu le terrain privilégié d'un capitalisme de surveillance et d'affrontement des puissances par le biais des plates-formes numériques. Incidemment, s'est installée une confrontation cognitive destinée à contrôler les cerveaux à laquelle l'Union européenne n'est guère préparée. La lecture parallèle de deux ouvrages permet d'en saisir les contours et de mieux comprendre le positionnement respectif des États-Unis, de la Russie et, de plus en plus, de la Chine, dans le champ cognitif de l'Europe.
Né au Canada en 1989, Christopher Wylie se présente comme le principal lanceur d'alerte sur les opérations conduites par la société Cambridge Analytica, dont il a été le directeur de la recherche, pour influencer des élections en manipulant des données à grande échelle. Il livre son témoignage et ses réflexions dans un ouvrage percutant – Mindfuck1 – dont le point de départ se situe en 2008, lors de la campagne présidentielle américaine : « Mais, en communiquant directement des messages précis à des électeurs précis, le microciblage de la campagne d'Obama fut le premier pas vers la privatisation du discours public en Amérique. » La place du village, fondement même de la démocratie américaine, est remplacée par les réseaux de publicité en ligne orchestrés par les plates-formes numériques, qui disposent d'une capacité de pénétration et d'impact inédite dans la sphère individuelle : « Il est devenu possible d'extraire des marchandises de nos vies mêmes – notre comportement, notre attention, notre identité. Les individus ont été transformés en données. Nous sommes devenus la matière première de ce nouveau complexe data-industriel. » Un homme saisit le potentiel électoral de cette situation : Steve Bannon, que Christopher Wylie rencontre pour la première fois en octobre 2013. Rédacteur en chef du site Breitbart News, Steve Bannon se considère à l'avant-poste d'une véritable guerre culturelle, mais cherche à gagner en « puissance culturelle » et en « domination de l'information ». Cambridge Analytica lui fournit un arsenal alimenté par des volumes de données récupérées par différents canaux (c'est là que se situe le savoir-faire spécifique d'une entreprise se jouant parfaitement de la confusion juridictionnelle) en raffinant les techniques des opérations psychologiques militaires. La mécanique du Brexit et de la campagne de Donald Trump est démontée dans les moindres détails.
Né en 1965, le journaliste allemand Kai Strittmatter a longtemps vécu en Chine. Dans Dictature 2.02, il analyse le projet explicite du Parti communiste chinois, bien décidé à renouer avec l'héritage de Mao pour s'exercer « de nouveau au contrôle intégral des pensées » grâce à la maîtrise de l'intelligence artificielle. Il s'agit ni plus ni moins que de créer « l'État de surveillance le plus parfait que le monde ait jamais vu ». Destiné à renforcer le contrôle politique et social de la population chinoise, ce projet porte une ambition missionnaire : « Portez partout la voix de la Chine ! », clame Xi Jinping pour contrecarrer la « force discursive » globale de l'Occident. Face à la Chine, à la Russie et aux États-Unis, il est grand temps pour l'Union européenne de comprendre que son Règlement général de protection des données (RGPD), entré en vigueur en 2018, est une protection bien légère dans la confrontation cognitive globale.
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