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« Les Européens sont en train de comprendre que la guerre d’Ukraine est l’affaire d’une génération »

Interventions médiatiques |

interviewé par

  Laurence Defranoux
Accroche

Pour l’historien et directeur de l’Institut français des relations internationales, le réarmement de l’Europe est nécessaire et urgent mais il doit aller de pair avec la consolidation des solidarités stratégique et environnementale.

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Thomas Gomart
Thomas Gomart
Mike Chevreuil
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Avant un vote à l’Assemblée nationale le 12 mars, le président de la République a reçu jeudi 7 mars à l’Elysée les chefs des partis pour évoquer la situation en Ukraine, affirmant que le soutien français à Kyiv n’avait «aucune limite». En deux ans, entre l’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’attaque du Hamas sur Israël, l’Europe a vu son environnement stratégique secoué et fragilisé. Thomas Gomart, historien et directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri) et auteur de l’Accélération de l’histoire. Les nœuds géostratégiques d’un monde hors de contrôle («Essais», Tallandier), insiste sur la nécessité d’une préparation intellectuelle et matérielle face à la nouvelle conflictualité du monde, sans occulter l’importance des solidarités stratégiques et environnementales qui sous-tendent toujours les relations internationales.

 

Depuis deux ans, la planète semble subir une «accélération de l’histoire», selon le titre de votre livre. Y a-t-il une forme de déni en France ?

On masque, par la communication, l’insuffisance de nos analyses. Or, il est nécessaire de ne pas prendre chaque conflit de manière isolée et de bien comprendre les effets de bord entre les différents théâtres. La Loi de programmation militaire 2024-2030 a été construite sur un scénario géopolitique optimiste aussitôt invalidé par les faits. Depuis qu’elle a été votée, la France s’est fait sortir du Sahel, la contre-offensive ukrainienne a échoué, et le Hamas a attaqué Israël, qui riposte avec férocité. Il faut donc allouer moins d’efforts à la communication et plus à la préparation.

La déclaration d’ Emmanuel Macron, le 26 février, sur le fait qu’il n’était «pas exclu» de déployer des troupes au sol en Ukraine, a eu le mérite de faire apparaître les clivages politiques en amont des élections européennes et de refléter la prise de conscience des Européens sur les conséquences d’une éventuelle réélection de Donald Trump. L’emballement médiatique qu’elle a suscité reflète le décalage dangereux entre le soutien politique affiché à l’Ukraine et la réalité du soutien militaire qui lui est effectivement apporté depuis l’arrêt des livraisons américaines.

Aujourd’hui, si un citoyen veut s’informer sur le contexte international, il a tous les outils à sa disposition. Mais nous avons été bercés dans une vision du monde qui a éludé les questions stratégiques. Cela fait des années que la sociologie des relations internationales considère que la géopolitique n’existe plus et que l’usage de la force est toujours synonyme d’impuissance. Les Européens sont en train de comprendre que cette guerre est l’affaire d’une génération. Le réveil est douloureux, mais moins que pour les Ukrainiens.
 

Le silence des armées sur les menaces et les opérations n’est-il pas l’une des raisons du retard dans la prise de conscience ?

Depuis la fin de la conscription, l’institution militaire est évidemment beaucoup moins en prise avec le corps social. Mais surtout, ce silence s’explique par l’hyper-présidentialisation de la politique étrangère et de défense en France, encore accentuée par Emmanuel Macron. Dans tous les régimes politiques, les relations civilo-militaires sont sensibles et posent la question fondamentale de Platon : «Qui garde les gardes ?» Pour des raisons liées à l’histoire contemporaine, nous avons en France des forces armées subordonnées au politique auxquelles on demande une loyauté totale, selon la formule latine Cedant . Et c’est le cas.

Nous avons une classe politique qui a oublié que la Ve République est avant tout un système politico-militaire construit par le général de Gaulle pour que Juin 1940 ne se reproduise jamais, et qu’il s’est solidifié en réaction à une tentative de coup d’Etat militaire. L’élection du chef de l’Etat au suffrage universel est consécutive à l’acquisition de l’arme nucléaire, il est le chef des armées et le palais de l’Elysée est une emprise militaire commandée logistiquement par un gendarme.

Il faut reconnaître au président Macron le changement d’inflexion par rapport à ses prédécesseurs : il réarme dès 2017 après des années de désarmement structurel, en retard par rapport à nos compétiteurs stratégiques, mais en avance sur nos alliés européens. La réalité, c’est que pour l’instant, comme le dit Jean-Marie Guéhenno, nous avons le spectacle de la guerre, mais pas la guerre.
 

Vous disiez que les autorités doivent allouer plus de moyens à la préparation. Est-ce qu’il y a urgence ?

C’est une évidence. Qu’avons-nous fait du temps stratégique produit par les Ukrainiens depuis 2014 ? Nous l’avons en partie dilapidé en pensant que cette guerre allait s’éteindre d’elle-même, aboutir à une forme rapide de compromis territorial ou que la contre-offensive menée par Kyiv serait un succès. La guerre d’Ukraine, comme tout conflit, va durer : 2014-2034 est la chronologie qu’il faut avoir en tête. Une guerre d’attrition à la fois archaïque et futuriste se livre sur le continent européen entre trois belligérants : la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine.

Les pays de l’ Union européenne ne sont pas en guerre contre la Russie, mais celle-ci est en guerre contre l’«Occident collectif» pour parler comme Poutine. Les Européens, qui soutiennent l’Ukraine dans son droit à la légitime défense, se sont engagés à appuyer ses efforts militaires. Or, visiblement, ils ne sont pas au niveau annoncé. Un soutien plus sérieux et plus constant devra se traduire par des choix d’allocation de ressources. Il a un coût que les opinions doivent connaître pour l’accepter.

Nous entrons dans une ère de combinaison très forte entre la dégradation environnementale et les conflits géopolitiques. Cela devrait impliquer, au niveau national et européen, une réflexion profonde sur les efforts d’anticipation intellectuelle et de préparation matérielle. Cela passe par une culture de l’exercice, qui est largement à acquérir. Par exemple, nous avons des forces de protection civiles remarquables mais insuffisantes. Pourtant, combien de Français ont un brevet de secourisme ? On peut créer un consensus politique très large sur ces sujets, qui touchent au sens propre le «vivre-ensemble». Toutes les forces politiques devraient en comprendre la nécessité.
 

Durant ses vœux aux armées, Emmanuel Macron a fait une liste interminable des tâches à réaliser, y compris en Indo-Pacifique. Ne faudrait-il pas se recentrer sur les menaces sur le territoire européen ?

La notion de «puissance d’équilibres» portée par Emmanuel Macron entretient l’illusion que la France pourrait incarner une troisième voie entre la Chine et les Etats-Unis, ce qui me semble illusoire. Je lui préfère la notion de «puissance de confiance». Il est tout aussi illusoire de croire que, dans un monde de flux, la sécurité européenne se résume à l’équilibre des forces sur le continent. Pour l’Indo-Pacifique, il y a, certes, un décalage entre les ambitions et les moyens. Cependant, à l’est du canal de Suez, nous avons deux millions de ressortissants et des territoires souverains qu’il faut sécuriser : il en va de notre unité nationale.

Nous avons aussi une importante zone économique exclusive [vaste espace marin dont un Etat riverain peut exploiter les ressources, ndlr]. On ne peut pas appréhender la défense de l’Europe indépendamment des autres théâtres de conflit, car nous avons une économie ouverte qui dépend et bénéficie des approvisionnements extérieurs. On doit produire un effort intellectuel pour saisir l’enchevêtrement entre les questions globales et les conflits.
 

Le temps où la dissuasion nucléaire semblait être une protection magique contre la guerre est-il révolu ?

Pour la France, le principe de la dissuasion reste central. Le principe est d’avoir la crédibilité politique et organisationnelle pour faire comprendre à un éventuel agresseur qu’il subirait en retour des dommages inacceptables. Là où, à mon sens, il y a une confiance exagérée dans la dissuasion nucléaire, c’est qu’on peut imaginer des scénarios de contournement. Par ailleurs, le débat sur la «dissuasion élargie» me semble mal posé, car principalement lu, en France, sous l’angle diplomatique.

La chute de d’URSS a entraîné une déconnexion entre les stratégies militaires nucléaires et les stratégies militaires conventionnelles après 1991. A cause de l’attitude de la Russie, nous sommes en train de les reconnecter. L’Iran veut devenir puissance nucléaire, la Corée du Nord l’est devenue en moins de vingt ans. Surtout, la Chine produit actuellement un effort considérable dans les domaines nucléaire et balistique, dans une recherche de parité avec la Russie et les Etats-Unis. Cela oblige à reconsidérer bon nombre de calculs stratégiques.

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Propos recueillis par Laurence Defranoux pour Libération

 

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