« L’élection présidentielle en Russie a pour vocation de convaincre et de s’autoconvaincre de la maîtrise par Poutine de tous les rouages du système »
Même si la présidentielle russe, qui se tient du 15 au 17 mars, et son résultat couru d’avance peinent à passionner la population, Vladimir Poutine a besoin d’un plébiscite pour légitimer son régime, explique Tatiana Kastouéva-Jean, spécialiste de la Russie, dans une tribune au « Monde ».
Une « opération électorale spéciale » a lieu en Russie du 15 au 17 mars. Le président sortant, Vladimir Poutine, est en effet le candidat principal à sa propre succession. Dans un système sans alternative politique, il obtiendra certainement un score triomphal, qui dépassera son résultat de 2018 (77 % des suffrages). Grâce à la réforme constitutionnelle conduite en 2020, il lui sera possible de briguer deux autres mandats présidentiels, jusqu’à 2036.
Deux ans après le début de l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine se montre très confiant : l’armée russe peut se targuer de la prise de la bourgade ukrainienne d’Avdiïvka, l’économie affiche une croissance de 3,6 % en dépit des sanctions occidentales, aucun des membres de l’élite n’a déserté, l’opposition est décapitée et la société reste insensible aux pertes humaines élevées au front.
Le scénario de cette « élection » est pourtant le plus verrouillé de toutes les procédures électorales que la Russie a connues depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir. Les techniques de manipulation sont rodées et de nouvelles viennent enrichir cet arsenal, comme le vote électronique dans environ un tiers des régions russes. Comme à son habitude, le président sortant ne daigne pas participer aux débats avec les trois autres candidats fantoches. Peu connus du public russe, ces derniers sont issus des partis parlementaires alignés sur la politique du Kremlin. Signe de loyauté, ils n’iront pas faire campagne dans les « nouveaux territoires », ces régions ukrainiennes annexées, où les images mettent en scène des personnes âgées à côté d’hommes armés et cagoulés qui accompagnent les urnes mobiles pour le vote anticipé. L’Union européenne a déjà fait savoir que le vote dans ces territoires, dont l’intégralité n’est même pas contrôlée par Moscou, ne sera pas reconnu.
Failles et déboires
La mascarade électorale peine à intéresser les Russes à cause de l’absence de toute intrigue. Le rapport récent de l’association de surveillance électorale Golos, officiellement dissoute, décrit une campagne particulièrement terne. Néanmoins, le Kremlin y tient. A la différence de l’Ukraine, où – conséquence de la loi martiale – l’élection présidentielle a été reportée sine die, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, avait fait savoir plusieurs mois avant la tenue de l’élection qu’elle aurait bien lieu à la date prévue et dans le respect de toutes les procédures formelles prévues par la loi russe.
Il ne faut pas s’en étonner. Un régime politique autoritaire « personnaliste » a besoin d’une reconfirmation régulière de la légitimité et de la popularité de son leader. Poutine tout-puissant cherche l’acclamation de la population et de ses élites. D’autant que son système a affiché diverses failles depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, tant par la piètre qualité de l’information fournie par les différents services spéciaux au président, convaincus de la possibilité de prendre Kiyv [le nom ukrainien de Kiev] en trois jours, que par les déboires de l’armée russe.
Plus récemment, l’intérêt pour les candidats antiguerre Iekaterina Dountzova et Boris Nadezhdine, écartés de la course présidentielle, ou le nombre de personnes venues déposer des fleurs sur la tombe de l’opposant Alexeï Navalny ont laissé entrevoir toute une partie de la société russe, réduite au silence depuis deux ans. Pensons aussi aux protestations de ces femmes de mobilisés qui réclament le retour de leurs maris et de leurs fils du front, que le Kremlin tente d’intimider ou de coopter. Enfin, l’été dernier, la mutinerie d’Evgueni Prigojine [mort en août 2023] a mis en doute la loyauté des élites et de l’armée.
« Midi contre Poutine »
Or la machine électorale implique des dizaines de milliers de personnes pour l’obtention du résultat final : membres de l’administration présidentielle, gouverneurs, employeurs des établissements publics, jusqu’aux simples membres des commissions dans les bureaux de vote. Un scrutin qui se déroule sans accrocs à tous les niveaux ferme la porte aux spéculations sur la réalité du contrôle exercé par Poutine et sur la loyauté de la population ; il a pour vocation de convaincre et de s’autoconvaincre de la maîtrise de tous les rouages du système. Tel est le premier enjeu de ce plébiscite.
Les observateurs peuvent bien spéculer sur le taux de participation et sur le candidat qui arrivera deuxième, derrière Poutine ; cela n’a pas d’importance. Il ne s’agit en réalité que d’une question de dextérité technique. Impossible à contrôler, le vote électronique – fortement encouragé par les autorités – servira de variable d’ajustement. Seule l’action « Midi contre Poutine » (qui consiste à venir voter en personne le dimanche 17 mars à midi pour tout candidat autre que Poutine), lancée par l’opposition en exil, pourrait gâcher quelque peu la fête ; mais il y a fort à parier que les débordements seront prévenus soit par la répression, soit par un encadrement strict mais sans violence, comme pendant l’enterrement de Navalny.
Le deuxième véritable enjeu réside dans la validation des choix stratégiques faits par le président russe et l’obtention d’une carte blanche pour la suite. Après le grand concert du lendemain de l’élection, qui coïncidera avec la célébration du dixième anniversaire de l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine aura les mains encore plus libres qu’auparavant. La plus grande incertitude pour les mois à venir concerne la probabilité d’une nouvelle vague de mobilisation partielle, que les autorités tentent d’éviter, tant celle de septembre 2022 s’est révélée impopulaire et source de déstabilisation. Elle est cependant indéniablement nécessaire, car l’étendue du front et le niveau élevé des pertes humaines ne permettent pas de percée militaire à l’heure actuelle ; or la victoire sur l’Ukraine – et par ricochet sur l’Occident – reste l’objectif central de Poutine, comme l’attestent récemment plusieurs discours et interviews.
Sur le plan politique, on peut facilement anticiper que la promotion agressive de l’agenda conservateur et la persécution des voix dissonantes à l’intérieur du pays (et probablement des opposants à l’étranger) resteront à l’ordre du jour. Le système Poutine va continuer à colmater les dernières brèches libérales du pays et, ce faisant, à se scléroser lui-même, dissimulant ses fragilités sous du béton.
Tatiana Kastouéva-Jean est directrice du Centre Russie/Eurasie à l’Institut français des relations internationales.
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