« Le terrorisme sahélien entre global et local »
Mathieu Pellerin, chercheur à l’Institut français des relations internationales, livre son analyse en avant-première aux lecteurs du « Monde Afrique ». L’adjectif « glocal » est souvent utilisé pour caractériser l’identité des groupes djihadistes à travers le monde. Ce prisme de lecture s’est naturalisé au point qu’il est inconcevable aujourd’hui de les considérer indépendamment du contexte social, politique et communautaire dans lequel ils évoluent.
Ces groupes s’adaptent ou se transforment à la faveur d’événements locaux, nationaux et internationaux. Ils peuvent ainsi exploiter des contextes microlocaux marqués par des fractures sociales souvent communautaires, mais aussi statutaires et des injustices multiformes. Cette dernière configuration est la plus répandue au Sahel où l’engagement des individus dans le djihadisme relève moins de considérations religieuses que de situations sociopolitiques ou économiques.
Trois principales configurations sont aujourd’hui dominantes au Sahel.
Injustices et libération des terres
Premièrement, l’engagement des individus dans le djihadisme est souvent le fruit de situations d’injustice réelles ou ressenties. Cela a permis aux groupes djihadistes d’étendre leur influence dans ces zones où existent de nombreuses formes locales d’injustice, comme le centre du Mali, le Soum ou encore l’est du Burkina Faso. Ces contextes révèlent une crise de la gouvernance des zones rurales, marquée par de nombreux conflits d’ordre foncier, souvent entre communautés d’éleveurs et d’agriculteurs, et aussi parfois entre agriculteurs ou éleveurs eux-mêmes.
La crise dans le centre du Mali s’explique en partie par ces conflits entre communautés historiquement complémentaires, mais qui sont devenues rivales du fait d’une pression foncière de plus en plus forte. Elle résulte simultanément des impacts de chocs climatiques, d’une croissance démographique particulièrement élevée et de politiques publiques qui négligent les éleveurs ou favorisent l’accaparement des terres par les élites. Des terres moins nombreuses et moins riches à partager entre toujours plus d’individus constituent les données d’une équation explosive qui pousse chaque communauté en rivalité à recourir aux armes.
Cette crise de la ruralité s’accompagne souvent d’injustices frappant les populations les plus vulnérables, à savoir celles qui disposent d’un faible accès aux institutions étatiques, en particulier les Peuls transhumants. Ce contexte a sédimenté au fil des années jusqu’à devenir particulièrement mûr pour être récupéré par des groupes armés qui offrent la possibilité à des populations révoltées de s’insurger, avec les armes et une idéologie porteuse de sens. Il est frappant de constater dans l’ensemble des zones exposées à l’influence djihadiste que les prêches de ces groupes alternent entre religion, lutte contre les injustices et libération des terres.
Parapluie sécuritaire
Deuxièmement, l’engagement individuel ou communautaire dans le djihadisme résulte d’un besoin de sécurité ressenti. Les groupes djihadistes profitent en effet bien souvent de rapports communautaires déséquilibrés, où certains acteurs cherchent un parapluie sécuritaire pour affronter des hommes armés, qu’il s’agisse de groupes d’autodéfense, de groupes armés rebelles ou bien de communautés armées par des États.
Le ralliement à des groupes djihadistes par souci de protection constitue l’une des configurations les plus répandues au Sahel. Elle est bien évidemment essentielle pour appréhender la logique d’adhésion à ces groupes de certains Peuls du Gourma et surtout de Tillabéri. Il s’agit pour eux de se protéger face aux Touareg Imghad et Daoussahak qui ont formé ou rejoint des groupes armés, à savoir respectivement le GATIA, et le MNLA puis le MSA.
Désormais, l’une des dynamiques principales de ralliement par protection s’opère face à l’engagement de groupes d’autodéfense plus ou moins soutenus par les autorités nationales sahéliennes dans la lutte antiterroriste. Au nom de celle-ci, des communautés entières sont ciblées, à commencer par la communauté peule. Au Burkina Faso, en particulier dans le Soum et le Centre Nord depuis le début de l’année 2019, la multiplication d’opérations ciblant cette communauté pousse un nombre croissant de ses membres à rallier les groupes djihadistes en guise de solution de derniers recours. Lorsque ce n’est pas la protection, c’est par souci de vengeance contre les groupes d’autodéfense ou les Forces de défense et de sécurité que beaucoup se tournent vers ces groupes, notamment dans le centre du Mali ou le Sahel burkinabé. L’exclusion systémique et la stigmatisation de plus en plus généralisée de la communauté peule agissent comme une prophétie autoréalisatrice qui pousse ses membres à se faire justice dans les rangs jihadistes.
« Djihadisation » du banditisme
Une troisième dynamique d’engagement dans les groupes djihadistes est celle d’acteurs qui agissent comme mercenaires au profit des groupes djihadistes. Il peut s’agir de bandits, de trafiquants, de braconniers ou de simples individus en quête d’un emploi rémunérateur. Dans l’est du Burkina, certains braconniers ont profité du développement des groupes djihadistes pour accentuer leurs attaques contre des gardes forestiers et leurs installations dans certaines aires protégées. Ces braconniers étaient auparavant des chasseurs qui ont basculé dans la chasse clandestine du fait de la mise en concession de réserves de chasse au profit d’une industrie touristique qui a très peu profité aux communautés locales. Derrière leur engagement opportuniste, il y a donc également une dimension insurrectionnelle contre un système les excluant.
Etant donné que la présence de bandes plus ou moins organisées de coupeurs de route est généralisée à tout le Sahel, ces bandits constituent un réservoir de recrutement considérable et de choix pour les groupes djihadistes. Déjà formés au maniement des armes, redoutés localement et maîtrisant généralement parfaitement la géographie de leur territoire, ils sont des acteurs rapidement mobilisables dans le cadre d’opérations armées. Loin de rester éternellement « bandits » ou « trafiquants », nombreux sont ceux qui entreprennent une réelle trajectoire de radicalisation. La « djihadisation » du banditisme est la dynamique la plus préoccupante pour le Sahel tant le réservoir de recrutements s’avère important.
Si les motivations d’engagement au sein des groupes djihadistes apparaissent largement éloignées de la dimension religieuse, cela ne veut pas dire qu’elle ne compte pas. Les premiers acteurs d’une cellule djihadiste qui pénètrent une nouvelle zone sont bien souvent des idéologues qui commencent par conduire des prêches de manière discrète dans la zone ciblée dont ils sont originaires. Ce qui pourrait être qualifié de « noyau dur » des mouvements djihadistes assure la mise en place progressive des premières cellules, avant que celles-ci ne se chargent dans un second temps de recruter localement. Parmi ces recrues locales, dont nous avons vu que les facteurs d’engagement ne sont pas prioritairement religieux, leur adhésion au djihad peut intervenir dans un second temps, après leur enrôlement, une fois l’individu engagé dans une voie dont il lui est difficile de s’extraire autrement que par une arrestation ou une exécution, ou bien parce qu’il devient convaincu et que l’idéologie djihadiste lui apparaît comme la meilleure réponse face à la situation qui l’a conduit à prendre les armes.
Plus que de djihadistes mus par un agenda religieux au Sahel, il convient de plus en plus de parler de groupes armés insurrectionnels aux agendas locaux, davantage d’ordres sociopolitiques ou économiques. Cela pourrait constituer une chance pour les Etats sahéliens s’ils venaient à envisager de négocier avec certains de ces acteurs sur ces aspects non religieux. Mais le temps joue en défaveur de cette solution négociée. A mesure que le temps passe et que des motivations religieuses gagnent les esprits des combattants, les conditions du dialogue se complexifient.
Mathieu Pellerin,chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI), est l’auteur de l'étude del'Ifri intitulée « Les Violences armées au Sahara, du djihadisme aux insurrections ? ».
Voir l'article sur le site du Monde
Média
Partager