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« Le sentiment d’urgence stratégique n’est pas ressenti de la même façon à Berlin »

Interventions médiatiques |

interviewé par Jean-Dominique Merchet pour

  L'Opinion
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Historien, Thomas Gomart est directeur de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Il vient de publier une version actualisée et en édition poche, de L’affolement du monde (Tallandier/Texto) dans lequel il décrit les « dix enjeux géopolitiques » actuels. En 2017, il avait fait partie du comité de rédaction de la « Revue Stratégique » du ministère des Armées.

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Le président de la République présente, ce vendredi, sa « stratégie de défense et de dissuasion ». Dans quel contexte géopolitique pour la France le fait-il ?

Nous restons dans une situation marquée par la simultanéité de la compétition des puissances et du terrorisme militarisé. D’une part, il y a toujours la fixation sur le Sahel et une sortie de conflit à trouver au Levant. De l’autre, la relance de la course aux armements, qui se traduit par une montée des tensions dans l’espace extra-atmosphérique, en haute mer ou dans le domaine balistique. A cela s’ajoute un conflit, complexe, déjà ouvert, dans le cyber. La question de l’attribution des actions oblige à repenser en continu la stratégie de défense et de dissuasion.

  • A moyen terme, la France entend jouer son rôle traditionnel de puissance d’équilibre, tout en s’efforçant de rendre l’Union européenne plus stratégique

 

Le chef de l’Etat insiste beaucoup sur la défense d’un ordre mondial basé sur le « multilatéralisme ». Où en sommes-nous ?

On constate une remise en cause du multilatéralisme encore plus prononcée qu’en 2017, à cause des Etats-Unis et de la Chine. Côté américain, on voit les conséquences du retrait du traité avec l’Iran (JCPOA) et du traité sur les missiles intermédiaires (INF). Un cycle de maîtrise des armements vient de se fermer au moment où les Etats-Unis réinvestissent l’espace exo-atmosphérique. Par ailleurs, Donald Trump considère l’UE comme une ennemie en matière commerciale. Tout cela rend la relation avec notre principal allié très troublée… Désormais décrite par l’UE comme un « rival systémique », la Chine envoie des messages explicites de puissance dans le naval et le cyber. Elle renforce son influence dans le monde, tout en touchant, avec Hong Kong et Taïwan, les limites du principe « un pays, deux systèmes ». Mais à la différence des Etats-Unis, elle investit ouvertement dans le système onusien pour imposer graduellement ses vues et son récit. En ce qui concerne la Russie, on note une inflexion du discours officiel français depuis 2017. On la décrivait alors comme le principal perturbateur du multilatéralisme, à la suite de l’annexion de la Crimée, de la guerre au Donbass et de ses ingérences politiques. C’est moins le cas aujourd’hui car la Russie a un peu plus marginalisé les Européens au Levant, qui subissent le désengagement américain. En outre, elle s’implique directement en Libye. Dans ce contexte, la France cherche à modifier sa relation avec les trois Grands (Etats-Unis, Chine et Russie) en misant sur un renouveau du dialogue avec Moscou en attendant le résultat des élections américaines. A moyen terme, la France entend jouer son rôle traditionnel de puissance d’équilibre, tout en s’efforçant de rendre l’UE plus stratégique.

 

« La France ne doit pas subordonner sa stratégie internationale à la lutte contre le jihadisme », écrivez-vous. Pourquoi ?

Parce que les menaces sur notre mode de vie ne viennent pas seulement des terroristes mais aussi des recompositions géo-économiques actuellement à l’œuvre. Les jihadistes constituent la menace immédiate car ils tuent sur notre sol pour provoquer une guerre civile ; les pressions géo-économiques, par le biais notamment du numérique, mettent en danger les capacités d’indépendance nationale, ainsi que la viabilité de notre modèle social. En outre, la lutte contre le jihadisme est indissociable d’une réflexion sur le cycle des interventions militaires occidentales, et leurs effets. En la matière, il faut raisonner à l’échelle d’une génération. L’Afghanistan, c’est 2001, bientôt vingt ans et les Américains négocient avec les Talibans. L’Irak, c’est 2003, dix-sept ans et la situation n’est pas stabilisée. La Libye – 2011 – et le Mali – 2013 – bientôt dix ans… Il faut toujours avoir ses chronologies à l’esprit.

Le problème est de nature politique. Ces interventions ont été en partie conçues avec le « logiciel Balkans », en référence à la Bosnie (1995) puis au Kosovo (1999). Dans les Balkans, elles se sont finies en ouvrant une perspective politique : rejoindre un jour l’Union européenne. Rien de tel évidemment avec les interventions hors Europe. S’il est compréhensible à bien des égards, le refus actuel d’Emmanuel Macron d’envisager un nouvel élargissement de l’UE ne permet pas de clore le cycle d’interventions des années quatre-vingt-dix. Parallèlement, un cycle d’interventions non-occidentales s’est ouvert, avec la Russie, la Turquie, l’Iran ou l’Arabie saoudite. Ces puissances parviennent à se tailler de nouveaux espaces. Et ce n’est pas forcément une bonne nouvelle pour la sécurité des Européens.

 

  • Si la France se retirait rapidement du Sahel, le rapport de force redeviendrait favorable aux jihadistes

 

Quid de l’engagement français au Sahel ?

C’est un engagement crucial pour la stabilité régionale et indirectement la sécurité européenne. C’est aussi un engagement crucial pour la configuration de notre outil militaire dont l’opinion n’a pas forcément conscience. Après le sommet de Pau, destiné à confirmer le soutien politique des pays du G5 Sahel aux efforts militaires consentis par la France, un renforcement important au regard de ses capacités [600 hommes] a été annoncé. Le dispositif est appelé à évoluer car la situation se dégrade. Les critiques se sont multipliées sans qu’aucune alternative politique et militaire crédible n’apparaisse. Fondamentalement, les appareils de sécurité des pays concernés, mais surtout leurs structures étatiques obligent à redéfinir les objectifs pour essayer de parvenir à une instabilité raisonnable. Une chose est sûre : si la France se retirait rapidement, le rapport de force redeviendrait favorable aux jihadistes.

 

La France peut-elle compter sur ses alliés européens ?

Le sentiment d’urgence face à la dégradation de notre environnement stratégique n’est pas ressenti de la même façon dans les capitales européennes, en particulier à Berlin. C’est particulièrement vrai pour le Sahel. En outre, les écarts de niveau opérationnel entre les armées européennes se sont accentués au cours des vingt dernières années. Sur un plan politique, l’élan de 2017 sur l’autonomie stratégique européenne pourrait retomber si l’on n’y prend garde. Au Parlement européen, le Green Deal intéresse davantage que le Fonds européen de défense… Paris devrait poursuivre ses efforts sans s’illusionner.

 

Copyright L'Opinion/Jean-Dominique Merchet

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Thomas GOMART

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