« Le pétrole ne devrait pas bouleverser l’économie du Kenya »
« Nous sommes désormais exportateurs de pétrole. » Uhuru Kenyatta, le président du Kenya, n’a pas caché sa joie, le 1er juin, en déclarant qu’un accord de vente d’une valeur de 12 millions de dollars (près de 11 millions d’euros) venait d’être signé pour les premières gouttes de brut kényan. D’ici à septembre, 200 000 barils, acheminés par camion jusqu’au port de Mombasa, vont être exportés vers la Chine. Benjamin Augé, chercheur au centre Afrique subsaharienne de l’Institut français des relations internationales (IFRI) et chroniqueur au Monde Afrique, analyse les conséquences de la production de pétrole au Kenya.
Le Kenya vient d’entrer dans le cercle fermé des pays producteurs. Quel sera l’impact sur son économie ?
Il faut être prudent avec les chiffres. On parle d’une production kényane comprise entre 60 000 et 80 000 barils par jour, ce qui est quasiment équivalent à la production camerounaise. S’il n’y a pas d’autres découvertes, le pétrole ne devrait donc pas bouleverser l’économie du pays, qui est relativement diversifiée. Des explorations offshore sont actuellement menées, on verra bien ce qu’elles réservent [un litige frontalier lié à l’exploration pétrolière oppose le Kenya et la Somalie à la Cour internationale de justice de La Haye. En cas de victoire, après les plaidoiries de septembre de la position défendue par Mogadiscio, la zone économique exclusive du Kenya et donc les potentiels d’exploration pétrolière pourraient être significativement réduits en offshore]. D’après ce qu’on sait aujourd’hui, le pétrole peut constituer un pan significatif de l’économie kényane, sans toutefois devenir une rente si importante qu’elle modifierait les équilibres actuels.
Il faut savoir que l’exploitation est aujourd’hui à un stade de prédéveloppement. Depuis un an, des camions vont de la zone de production, dans le comté de Turkana [nord-ouest], jusqu’au port de Mombasa, où le pétrole est stocké dans des cuves. Mais on ne peut pas assurer un développement pérenne et rentable via de si longs trajets en camion. Uhuru Kenyatta souhaitait achever cette phase de prédéveloppement avant l’élection de 2017. Mais le processus a pris énormément de retard et les camions ont finalement commencé leurs trajets vers le port de Mombasa un an après sa réélection.
On arrive aujourd’hui à la phase où une quantité suffisante de pétrole a été acheminée pour envisager le transport d’un premier cargo. La seconde phase de développement, qui ne sera pas décidée avant 2020, consistera à construire un oléoduc de la zone de production jusqu’au port de Lamu, dans le nord du pays.
Mais ce projet est contesté…
Lamu se situe à proximité de la frontière somalienne. Il y a déjà eu des problèmes d’insécurité, comme des enlèvements et des actes terroristes revendiqués par les Shabab. Total, qui possède 25 % des parts du projet, a toujours été défavorable à Lamu, pour des questions de sûreté des installations. Après avoir été acheminés, les barils de pétrole sont donc aujourd’hui stockés à Mombasa, car les infrastructures existent. A Lamu, le site est toujours en construction. Il n’y a pas encore les moyens logistiques pour y amener des tankers de plusieurs centaines de milliers de barils, mais le gouvernement veut impérativement que le pétrole soit exporté depuis ce port.
Pourquoi cet entêtement ?
Il y a plusieurs niveaux d’explication. D’abord, il y a l’envie de développer de nouvelles zones économiques dans le pays et de désengorger Mombasa. Puis il y a le fait que les Kikuyu, l’ethnie du président Kenyatta, possèdent beaucoup de terres vers Lamu. De façon directe ou non, le port leur apporterait une manne potentielle intéressante.
Cette obstination a fait fuir l’Ouganda, un autre pays producteur de pétrole.
Le Kenya était effectivement envisagé pour l’exportation du pétrole brut de l’Ouganda, où les réserves sont trois fois plus importantes. Mais comme Uhuru Kenyatta ne voulait pas de Mombasa, Total a fait en sorte que les négociations puissent s’ouvrir avec la Tanzanie. C’est pour cela que le brut ougandais devrait être exporté depuis le port de Tanga, dans le nord de la Tanzanie. Certes, le tracé est plus long que s’il passait par le territoire kényan, mais la Tanzanie a accepté des droits de transit inférieurs à ceux du Kenya sur toute la durée d’exploitation du pipeline. Finalement, la solution tanzanienne ne revient pas forcément plus cher.
Uhuru Kenyatta a dit que l’argent du pétrole servirait à lutter contre la pauvreté. Peut-on le croire ?
La question est de savoir comment il va gérer l’argent. A travers le monde, on s’aperçoit que les bons développements pétroliers et miniers se font quand les présidents des pays exportateurs sont soumis à des contre-pouvoirs, c’est-à-dire lorsqu’ils sont contrôlés par un Parlement, des partis d’opposition qui jouent leur rôle de façon constructive et une société civile organisée et bien informée. Dans le cas contraire, on a toutes les raisons de penser que le développement d’un secteur où l’argent tombe du ciel entraîne peu de progrès sociaux. Les budgets de sécurité et de défense augmentent alors, comme le niveau de corruption, ainsi que le prix du silence des opposants qu’il faut contenter.
Dans le cas du Kenya, on a une société civile assez développée, mais l’opposition est assez discrète depuis peu. Son principal leader, Raila Odinga, a passé un accord politique avec le président Kenyatta. Il est peu disert sur la question du développement pétrolier. L’un des principaux opposants à Kenyatta dans ce domaine était le gouverneur du comté de Turkana, Josphat Nanok. Il est aussi un leader de l’opposition et a même été président du club des gouverneurs du Kenya, autant dire un personnage important sur l’échiquier politique. Mais il s’est rapproché de William Ruto, vice-président du Kenya, et a de ce fait été exclu de son poste de vice-président de l’ODM [Orange Democratic Movement, le parti de Raila Odinga] en juin. Il est alors devenu beaucoup moins agressif sur les questions pétrolières et d’aucuns disent qu’il aurait passé un deal avec William Ruto pour devenir un jour son ministre du pétrole dans le cas où celui-ci succéderait à Kenyatta en 2022.
En résumé, toutes les personnalités politiques qui pouvaient jouer un rôle afin de mettre en difficulté Uhuru Kenyatta sur le développement du pétrole sont actuellement anesthésiées par leurs propres ambitions. Josphat Nanok a toutefois réussi à faire changer la répartition des revenus en faisant augmenter la part des comtés, dont le sien, celui de Turkana. Cette nouvelle répartition se fait évidemment au détriment de l’Etat central.
Sur le plan géopolitique, le pétrole kényan peut-il changer les rapports de forces en Afrique de l’Est ?
Je ne le pense pas, car cela ne va pas bouleverser l’économie du pays. Du fait de cette décentralisation, une partie des revenus, qui ne seront pas considérables pour une population de 52 millions d’habitants, n’ira donc pas à l’Etat.
Mais dans ce jeu régional, il convient de prendre en compte l’arrivée de l’Ouganda dans le club des producteurs. La relation entre les deux pays pourrait évoluer. Au pouvoir depuis 1986, Yoweri Museveni, qui se considère du fait de sa séniorité comme le leader naturel de la région, a décidé avec l’accord de Total de ne pas faire passer son pipeline par le Kenya. C’est une manière de dire : « Je fais ce que je veux parce que l’économie de mon pays va augmenter considérablement grâce au pétrole. » En termes de rapport de forces, on va assister à un rééquilibrage économique entre les deux pays. A condition toutefois que les revenus générés par le pétrole ougandais, dont on attend le développement depuis les premières découvertes en 2006, soient bien gérés – mais c’est un autre sujet.
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